21. — 1904 POUR L'HISTOIRE DU MOT « AIIEIPON » i . — Vers le milieu du sixième

21. — 1904 POUR L'HISTOIRE DU MOT « AIIEIPON » i . — Vers le milieu du sixième siècle avant notre ère, Anaxi- mandre de Milet, le premier auteur d'un écrit wep i ipûaeci>ç, donna le nom d'aweipov au principe des êtres de la nature. Sa langue, encore empreinte de formes poétiques, semble s'être, en géné ral, assez mal prêtée à l'expression de conceptions logiques ; cependant il avait justifié cette qualification d'dfacipov donnée à son principe, en disant que la condition de production ne devait manquer sous aucun rapport'. Il est certain qu'Aristote a entendu le mot dbreipov d'Anaxi- mandre dans le sens d'« infini »; mais je considère comme suffi samment établi aujourd'hui qu'Aristote s'y est trompé, que le Milésien ne concevait pas réellement l'infmitude spatiale, et qu'il faut traduire par « indéterminé* ». Mais faut-il admettre avec Teichmuller, et comme je l'ai fait moi-même en 1887, que l'em ploi du mot (ieTreipov se justifie suffisamment par l'absence de limites, au sein de l'élément primitif, entre les formes matérielles qui doivent se différencier? Faut-il se contenter, avec Ed. Zeller, de prendre ce mot dans le sens tout à fait abstrait d'un principe i. "Iva j/.T,8èv èXXtiVir! yéveaiç •») û»isTa(xÉvT, (Doxographi grseci, éd. Diels, p. a77, 10). a. Voir mon ouvrage : Pour Chistoire de la science hellène, Paris, Alcan, p. gS-ioo. [Cf. Revue des Études grecques, XVII, p. 3gg.] 3lO MÉMOIRES SCIENTIFIQUES DE PAUL TANNERY. non qualitativement déterminé? Il y a en tout cas là une diffi culté de sémantique, et elle mérite d'être étudiée pour elle-même et par les règles propres à ce genre de recherches. Cependant, avant d'aborder cette question, je dois remarquer qu'en 1892 M. John Burnet y a introduit un nouvel élément. Il a appelé l'attention sur ce point que les anciens Grecs, sans avoir la notion précise du vide absolu, dénommaient comme xevôv le vide apparent, ce que nous appelons l'air. Dans ce vide circulaient pour eux les vents et les souffles (nv'ûp.xtx, auras), aussi bien que les nuées et les brumes ou ce qu'ils appelaient *Ti'p (l'air opaque)'. Au milieu de l'air tranquille et invisible, du vide apparent, nous voyons parfois se former une brume légère, dont les contours, d'abord indécis, deviennent ensuite de plus en plus nets; elle semble se séparer (*rcoxptvtaQ:u) du sein de l'es pace indéterminé où elle a pris naissance; c'est ainsi sans doute qu'Anaximandre se sera imaginé la génération de l'univers. Il aurait donc, le premier, reconnu comme substance le nevôv, vide apparent; mais comme il ne pouvait guère dès lors lui conserver son nom, come' il n'en avait pas d'autre à sa disposition dans la langue de son temps, il aura choisi le qualificatif d'a^etpov. Il suffit d'observer que cette hypothèse concrète de M. John Burnet conduit plutôt à l'interprétation abstraite de Zeller qu'à celle de Teichmùller. Mais, précisément parce qu'elle est con crète, elle me paraît très plausible, et je m'y suis rallié en prin cipe. a. — J'aborde maintenant la question des significations, his toriquement constatées, du mot fmipcrç. 1. Early Greek Philosophy, Londres, 190a. — Voir aussi mon article : Une nouvelle hypothèse sur Anaximandre, dans VArchiv fur Gesch. derPhil., `I' 4, 1895. [Voir plus haut, n° 11.] 2i. — POUR L'HISTOIRE DU MOT "AIlEIPON. 311 Ce mot a, comme on sait, deux sens tout à fait distincts, qui s'expliquent par une différence d'étymologie. S'il vient de weîpai. il signifie « celui qui n'a pas l'expérience » ; s'il vient de weïpa; (wepaç), il veut dire « ce qui n'a pas de limite ». Ces deux étymologies correspondent-elles à deux radicaux réellement différents originairement, ou bien à un seul, en tant que l'expérience sensible se fait par le contact d'une surface limitée? Je m'abstiendrai de le discuter, quoique la seconde hy pothèse me paraisse moins probable. Il suffit que l'antiquité des deux significations soit bien avérée. Quoique Homère n'emploie guère que le mot àrteipwv, celui d'-faeipoç (continent) atteste la coexistence, pour l'époque que représente son nom, des deux formes dont l'une est demeurée plus tard surtout affectée à la poésie, l'autre à la prose. Les an ciens avaient déjà remarqué que, dans Homère, iweîpwv a un sens emphatique, puisqu'il parle des r.ifm de la terre, et qu'il lui donne cependant l'épithète d'iwe(pwv. Aussi des grammairiens ont-ils assez ridiculement expliqué cette épithète comme signi fiant ronde. Mais il est de fait que les anciens ont dit âweipoç d'une bague sans chaton, signification sans doute assez remarquable. Elle nous apprend, ce semble, que wepaç était pris (ou pouvait être pris) non pas dans le sens de bout, d'extrémité, mais dans celui de borne (terminus) séparant deux domaines. Peut-être cette acception est-elle suffisante pour justifier l'interprétation de Teichmiiller. Quant au second sens du mot aweipoç, une réflexion vient à l'esprit; ce sens est exclusivement actif, tandis que l'étymologie se prêterait également au sens passif. En français, non expéri menté peut se dire aussi bien de l'homme qui n'a pas fait l'ex périence, que de la chose qui n'a pas été objet d'expérience. Insensible a de même les deux sens, actif et passif, etc. Ne serait-il 3l2 MEMOIRES SCIENTIFIQUES DE PAUL TANNERY. pas possible qu'Anaximandre ait employé draeipov dans le sens passif, et que l'usage de ce sens se soit perdu après lui? Cette hypothèse se prêterait mieux à la conception de l'xTieipov d'après M. John Burnet ou d'après Ed. Zeller'. Si le double sens, actif et passif, ne peut se constater, que je sache du moins, pour xTre-.poç (inexpertus), il se rencontre pour son doublet àweipTiToç (i-e(pa-ro;), et moins ce mot est fréquent, plus est grande la possibilité de la perte de l'un des deux sens d'aweipov. Nous restons donc en présence de deux hypothèses également plausibles. 3. — Si nous cherchons les conceptions qui paraissent se rat tacher historiquement à celle d'Anaximandre, nous ne trouverons guère de lumière. Tout d'abord nous rencontrerons les anciens pythagoriciens qui identifiaient (Aristote, Phys., IV, 6, ai3 6) le xevôv et l'âTteipov Trve'jj/.a qui, respiré par l'Unité primitive, y sépare les diverses natures. L'awetpov représente bien là le même principe que celui d'Anaximandre, mais la genèse du monde est conçue tout autrement. Le sens d'infini doit être écarté, car la question de l'infinitude réelle de l'espace ne fut pas débattue avant Archytas, qui la soutint au moyen d'un argument célèbre1 mais resté insuffisant aux yeux d'Aristote. Le sens obvie paraît plutôt celui d'« insensible » (i-weîpa) que celui d'indéterminé (à-we?paç) ; mais il n'y a pas là d'indice suf fisant. Nous ne trouvons ensuite que l'expression dyade indéterminée, que Platon emploie pour symboliser la matière, pour laquelle le terme ûXr, n'a pas encore été introduit. La dyade platonicienne i. Je fais abstraction de la thèse de ce dernier, que le principe d'Anaxi mandre est illimité réellement. a. Simplicius, in Phys., éd. Diels, I, p. 467, i5. ai. — POUR L'HISTOIRE DU MOT "AriEII"OX. 3i3 est doublement indéterminée, en tant qu'elle comprend, sans distinction, tous les couples ou dyades de contraire de la nature, froid-chaud, sec-humide, etc., et que, d'autre part, pour chacun de ces couples, il n'y a pas de détermination entre l'un ou l'autre des contraires. Platon aurait donc pu, en fait, qualifier sa dyade d'xTtEtpoç, et cela dans les deux sens étymologiques; mais il a choisi le terme d'iôpiaTo; qui correspond à l'un seul de ces deux sens, et qui peut avoir été introduit pour éviter la confusion entre les acceptions « illimité extérieurement » et « illimité intérieure ment ». Mais à l'époque de Platon, l'abstraction philosophique est déjà trop avancée pour que nous puissions, de la remarque précédente, tirer une conclusion valable. Comme la signification « illimité intérieurement » n'est pas attestée ailleurs que chez Anaximandre, et que, chez lui, elle ne résulte que d'une conjec ture, il reste toujours la possibilité qu'il ait employé i£T«ipov avec le sens d'« insensible » ; que, ce sens étant devenu hors d'usage, le mot ait été pris philosophiquement avec le sens d'« illimité intérieurement », et qu'on n'ait introduit qu'ensuite la distinc tion entre iôpia-roç et aTte-.po;. 4- — Force donc nous est de revenir aux fragments d'Anaxi- mandre pour essayer de conclure. Dela raison qu'il donnait pour justifier l'expression d'àireipov, on ne peut rien tirer. Car on peut tout aussi bien dire : Pour que quelque chose devienne sensible, il faut qu'elle se différencie de l'insensible ; ou, pour que quelque chose devienne déterminé, il faut qu'elle se différencie de l'indéterminé. J'attache une beaucoup plus grande importance à ce fait que ce qu'Anaximandre fait tout d'abord se dégager de l'âweipov, ce sont des contraires sensibles au toucher et n'entraînant point la notion immédiate de limite : le chaud et le froid, le sec et l'hu mide; nous trouvons donc ainsi déjà le célèbre quaternaire aris- 3 1 4 MÉMOIRES SCIENTIFIQUES DE PAUL TANNERY. totélique, dont je suis au reste persuadé, comme je l'ai dit ailleurs', que l'origine est médicale. Le sens de la vue n'est donc mis qu'en seconde ligne; à ce point de vue, l'image que uploads/Philosophie/ p-tannery-pour-l-x27-histoire-du-mot-x27-apeiron-x27.pdf

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