1. Qu'est-ce qu'être "platonicien" en mathématiques? La raison pour laquelle on

1. Qu'est-ce qu'être "platonicien" en mathématiques? La raison pour laquelle on a pris à partir d'un certain moment l'habitude d'appeler "platonisme mathématique" la conception philosophique qui attribue aux objets mathématiques une existence indépendante de nos activités de pensée et de connaissance est à première vue suffisamment claire. On peut citer, par exemple, à ce sujet ce que dit Abraham Fraenkel dans un article paru en 1935 dans la revue L'Enseignement mathématique: "La différence de vues qui existe entre PLATON et ARISTOTE au sujet de l'existence des êtres mathématiques pourrait caractériser à elle seule l'essentiel de ce que nous avons à dire. Pour PLATON le monde des mathématiques est un monde indépendant, portant en lui-même ses propres lois et supérieur au physique dans sa façon d'être. L'existence des êtres mathématiques est, de ce fait, indépendante de la pensée humaine comme, en général, de toute activité extérieure. Pour ARISTOTE, au contraire, il n'y a pas de monde mathématique en soi; si l'on en parle, c'est en tant qu'idées abstraites del'activité humaine, à savoir des constructions des mathématiciens créateurs. Pour cette raison aussi, ARISTOTE considère les constructions mathématiques comme conduisant seules à une vraie épistémè; mais la projection abstraite de ces constructions sur un monde en soi, en vérité irréel, ne serait qu'une doxa (Note 1)." Pour son interprétation des idées antiques, dont je ne discuterai pas ici la pertinence, Fraenkel indique qu'il s'est inspiré principalement des idées de Heinrich Scholz, et notamment de celles qui sont développées dans le mémoire de 1930, "Die Axiomatik der Alten (Note 2)". Fraenkel suggère également que l'opposition qui existe entre Leibniz et Kant est voisine de celle qui existe entre Platon et Aristote. "LEIBNIZ, écrit-il, souligne la possibilité d'une mathematica universalis en tant que science mathématique, symbolique et formelle, qui dépasse tout ce qui est à la portée des constructions et intuitions humaines. Pour KANT, au contraire, non seulement la géométrie, mais même l'arithmétique sont liées aux formes de l'intuition humaine: espace et temps; la notion du nombre notamment dépend, d'après lui, essentiellement de la catégorie du temps" (ibid., p. 19). On peut remarquer que cela revient déjà à introduire une ambiguïté assez regrettable. Si par "platonisme mathématique" on entend, comme on le fait habituellement aujourd'hui, le réalisme mathématique, Leibniz est certainement le contraire d'un platonicien en mathématiques. Son attitude est, en fait, bien plus proche du nominalisme. Il ne croit pas à la réalité indépendante de choses comme l'espace, les entités géométriques ou les nombres, ni d'ailleurs non plus à celle des abstracta en général, dont il pense que nous devrions chercher, dans toute la mesure du possible, à les éliminer. "Je reconnais, écrit-il, que le temps, l'étendue, le mouvement, et le continu en général, de la manière qu'on les prend en mathématiques, ne sont que des choses idéales, c'est-à-dire qui expriment les possibilités, tout comme font les nombres (Note 3)." Pour Leibniz, le temps, l'espace et les nombres ne sont pas des réalités supplémentaires, ils constituent simplement des systèmes de possibilités auxquels sont subordonnées non seulement les choses qui existent réellement, mais également toutes celles qui n'existent pas, mais pourraient éventuellement exister. Si l'on fait abstraction de tous les existants réels qui satisfont aux conditions imposées par les lois de la géométrie et de l'arithmétique, ce qui subsiste n'est donc pas une réalité d'une autre sorte, que l'on pourrait appeler mathématique, mais uniquement des possibilités pour des choses susceptibles d'exister réellement. Il importe également de ne pas oublier que ce qui est caractéristique de la position d'un authentique platonicien est d'affirmer l'indépendance des êtres mathématiques non seulement par rapport aux formes a priori de la sensibilité et a fortiori par rapport aux données de la connaissance sensible en général, mais également par rapport à l'intellect, y compris, pour ceux qui veulent être tout à fait cohérents, par rapport à un intellect divin lui-même. Et ce n'est évidemment pas la position de Leibniz. On peut remarquer, à ce propos, que Bolzano n'accepte pas, pour sa part, la façon dont on interprète généralement la proposition selon laquelle tout ce qui est vrai est aussi pensé et reconnu comme vrai par Dieu. C'est effectivement exact, mais ce n'est pas une vérité nécessaire. Il n'entre pas dans le concept d'une représentation objective, au sens auquel Bolzano utilise l'expression, d'avoir besoin d'être appréhendée par qui que ce soit, même si elle l'est toujours, dans les faits, au moins par Dieu. J'ai dit que, si l'on entend par "platonisme" le réalisme mathématique, Leibniz n'était sûrement pas platonicien et j'ai pron oncé, à son sujet, le mot "nominalisme", ce qui est normal dans ce contexte, puisque le nominalisme semble être l'opposé naturel du réalisme platonicien des idées. Mais, comme vous le verrez, une des bizarreries de la situation est que le mot "nominalisme" n'apparaît pas dans les discussions dont je vous parlerai dans un instant et, si le mot "réalisme" est parfois utilisé, c'est dans un sens qui ne correspond pas du tout à celui auquel nous penserions aujourd'hui naturellement. Scholz, dans un autre texte, "Platonismus und Positivismus" (1943), dit: "Il n'y a pas du tout de platonisme, ou il y a un ciel platonicien" (MathesisUniversalis, p. 388). Mais beaucoup de philosophes des mathématiques qu'on a tendance à considérer comme platoniciens se sont défendus de croire de façon plus ou moins littérale à l'existence d'un ciel platonicien. Gödel représente, de ce point de vue, une exception très remarquable. Il a expliqué clairement que le réalisme qu'il défendait en mathématiques n'était pas un réalisme aristotélicien, mais un réalisme platonicien. Les êtres mathématiques ne sont pas, pour lui, susceptibles d'être obtenus par abstraction et idéalisation à partir de la considération des objets du monde sensible. Il y a réellement un monde dans lequel les objets mathématiques mènent une existence séparée. Et c'est grâce à une forme d'intuition non sensible, que Gödel appelle l'"intuition mathématique" et qui constitue, pour les objets mathématiques, un équivalent de ce qu'est la perception pour les objets physiques, que nous pouvons entrer en contact avec ce monde-là. Dans le même numéro de L'Enseignement mathématique que j'ai déjà cité, Paul Bernays a publié un article fameux intitulé "Sur le platonisme dans les mathématiques" et c'est cet article qui a déterminé pour longtemps la façon dont l'expression "platonisme mathématique" allait être utilisée ensuite par les mathématiciens et les philosophes des mathématiques. Le platonisme, au sens auquel Bernays utilise le mot, est opposé au constructivisme. Il repose sur la supposition que les objets de la théorie constituent les éléments d'une totalité donnée, de sorte que l'on peut raisonner ainsi: pour toute propriété qui est exprimée au moyen des concepts de la théorie, il est déterminé objectivement s'il y a un élément dans la totalité qui possède cette propriété ou s'il n'y en a pas. Pour prendre l'exemple du théorème de Fermat, qui a fini par être démontré après avoir résisté pendant trois siècles aux efforts des mathématiciens, ou bien il y a dans l'ensemble des entiers naturels un nombre n>2 tel que l'on peut trouver trois nombres entiers x, y et z pour lesquels xn + yn = zn, ou bien il n'y en a pas. Une de ces deux choses est vraie dans la réalité mathématique, même si nous ne sommes pas du tout certains de réussir à savoir un jour laquelle des deux est vraie. Sans entrer dans les détails de ce qu'on appelle le "constructivisme", disons simplement que, pour un constructiviste, ce n'est pas le genre de chose qu'on a le droit d'affirmer a priori. "Il y a un objet de telle ou telle nature", en mathématiques, doit toujours vouloir dire quelque chose comme "On a trouvé ou on dispose d'une méthode qui permettrait en principe de trouver un objet de cette sorte". Et nous n'avons, bien entendu, aucune certitude d'être capables de trouver un jour un contre-exemple à une proposition comme celle de Fermat ou une démonstration qui exclue qu'il puisse en exister un. D'une façon qui pourrait sembler à première vue un peu surprenante, Bernays prend comme exemple d'attitude "platonicienne", celle qui est adoptée par Hilbert dans ses Fondements de la géométrie: "On trouve, dans l'axiomatique de la géométrie, sous la forme que M. Hilbert lui a donnée, un exemple de cette façon de fonder une théorie. Si nous comparons l'axiomatique de M. Hilbert à celle d'EUCLIDE, en faisant abstraction de ce qu'il manque encore plusieurs postulats chez le géomètre grec, nous remarquons qu'Euclide parle des figures à construire, alors que pour M. Hilbert les systèmes des points, des droites et des plans existent dès le commencement. Euclide postule: on peut relier deux points par une droite; tandis que M. Hilbert énonce l'axiome: deux points quelconques étant donnés, il existe une droite sur laquelle ils sont tous les deux situés. "Existe" vise ici le système des droites. Cet exemple montre déjà que la tendance dont nous parlons consiste à envisager les objets comme détachés de tout lien avec le sujet réfléchissant. Cette tendance s'étant fait valoir surtout dans la philosophie de Platon, qu'il me soit permis de uploads/Philosophie/ les-mathematiques-chez-platon.pdf

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