MAURICE BARDÈCHE Lettre à François Mauriac LA PENSÉE LIBRE P A R I S 1 9 4 7 IL

MAURICE BARDÈCHE Lettre à François Mauriac LA PENSÉE LIBRE P A R I S 1 9 4 7 IL A ÉTÉ TIRÉ À PART : D I X EXEMPLAIRES H O R S COMMERCE MARQUÉS H.-C, NUMÉROTÉS DE I À X, ET QUARANTE EXEMPLAIRES SUR PAPIER ALFA TEINTÉ NUMÉROTÉS DE 11 À 50. Tous droits réservés pour tous pays. Copyright by LA PENSÉE LIBRE 1947. ÉPIGRAPHE « Celui qui répudie les idées de discipline nationale, celui-là se place en dehors de la communauté fran- çaise. » Discours de PAUL RAMADIER, Président du Conseil des Ministres, le 18 avril 1947.) 9 Monsieur, Vous pouvez penser qu’il n’y a pas de raison pour que cette lettre vous soit adres- sée. Voici pourtant la mienne. Je me sens tenu à votre égard, vous savez pourquoi, à des ménagements que je n’aurais pas sans doute pour un autre homme d’opinion. J’ai pensé qu’en m’adressant à vous, j’ar- riverais à parler avec plus de mesure, même des choses qui m’indignent. J’ai des choses difficiles à dire ; je risque de blesser ; en pensant à vous, peut-être serai- je plus juste. Au surplus, cette brochure ne sera qu’une lettre de plus dans votre courrier. Vous savez mieux que personne que les choses que je vais écrire sont très banales : elles sont la pensée de beau- MAURICE BARDÈCHE 10 coup de Français. Mais il vaut la peine de les écrire et de les exposer par ordre. Au mois d’avril 1945, je suis allé vous voir. J’avais à vous remercier de vos dé- marches dans une circonstance. Je fus sur- pris de vous trouver inquiet. Je ne m’atten- dais pas, à vrai dire, à vous trouver plongé dans la béatitude. Mais votre inquiétude dé- passait ce qu’il est habituel d’en éprouver. Et j’observai qu’il y avait deux plans, deux étages, de votre inquiétude, d’un intérêt dif- férent suivant moi. Je n’attachai pas trop d’importance au premier d’entre eux, que je connaissais pour le voir exprimé plusieurs fois par semaine dans les colonnes d’un jour- nal très répandu : vous trouviez que tout allait mal, vous aperceviez avec crainte l’as- cension du communisme, points de vue d’un accès facile. Mais votre second souci me parut infiniment plus curieux et plus instructif. Il s’exprima par une question, à laquelle vous paraissiez attacher une importance extrême : « Reconnaissez-vous, maintenant, que vous avez eu tort ? » Vous aviez raison, monsieur, de prononcer cette petite phrase : elle est au cœur de tout le débat. Vous n’étiez pas sûr d’avoir LETTRE À FRANÇOIS MAURIAC 11 raison. Ce n’était pas assez pour vous d’être dans le camp des vainqueurs. Il vous fallait autre chose, il vous fallait notre consente- ment. Cette petite phrase éternelle, cette pe- tite phrase où il y a la sollicitude du préteur, résume tous nos rapports présents ou fu- turs. Vous aviez raison d’être inquiet. Vous aviez raison de penser qu’on peut enchaîner les corps, qu’on peut tuer, qu’on peut étouffer les voix, établir le mensonge, mais qu’on ne prévaut point sur le silence des consciences. Votre petite phrase va fort loin. Le caractère des politiques contemporaines est de s’assurer contre les consciences. La propagande, la persécution, la torture psy- chologique et la torture physique, les inter- rogatoires de quinze jours sans sommeil, n’ont pas d’autre objet que d’arracher une réponse à cette petite phrase que vous pro- nonciez dans l’innocence de votre cœur. Je vais répondre à votre petite phrase. J’y avais déjà répondu. Ce n’est pas le plus difficile. Il suffit d’un monosyllabe. Je n’ai pas changé d’avis, mais je voudrais main- tenant justifier cette réponse et vous poser la même question à mon tour : « Reconnaissez- vous, maintenant, que vous avez eu tort ? » MAURICE BARDÈCHE 12 Cette mise au point est très nécessaire pour rassurer beaucoup de gens qui ne sont pas aussi entêtés que moi et qui sont submergés par deux ans de mensonges contre lesquels ne s’élève aucune voix. Il ne faut pas que ces gens-là, qui sont profondément honnêtes et qui ont servi leur pays de toutes leurs forces, finissent par se dire, par fatigue, qu’ils ont peut-être été un petit peu traîtres. Il n’est pas mauvais, il est même très néces- saire qu’on leur prouve que la trahison n’est pas de leur côté. Car enfin, nous vivons depuis deux ans dans un espèce de mensonge total, dans un monde clos du mensonge. Je vous dois l’ex- plication de cette expression. Le règne du mensonge s’étend sur une nation lorsque tout un secteur de la justice et de la vérité est systématiquement ignoré (c’est ce que vous reprochiez à la presse pendant l’occupa- tion) ou lorsque le droit de contester le fonda- mental a pratiquement disparu (c’est ce qui caractérise la presse soviétique). Des trompe- l’œil existent dans ce mensonge : ainsi les réti- cences du Figaro sous l’occupation, qui font croire à un refuge secret de la justice et de la vérité, alors que ces réticences mêmes LETTRE À FRANÇOIS MAURIAC 13 fondent plus fortement par une fausse appa- rence l’absence essentielle que le Figaro fait oublier ainsi, et ailleurs, l’autocritique de la presse soviétique qui fait croire à l’exis- tence d’un droit de discussion qui n’existe pas puisqu’il ne met en question rien d’es- sentiel. Dans les deux cas; les trompe-l’œil du mensonge ont pour caractère de ne pas toucher au fondement de l’état de fait qui est considéré comme incontestable. L’hypocrisie intellectuelle de ce moment cumule ces deux formes du mensonge et ces deux formes du trompe-l’œil. Son caractère est de ne plus sentir et de ne plus contester. Laissons de côté le sentiment du juste et de l’injuste : je ferais rire vos amis si je leur disais qu’il faut être juste même avec le peuple allemand, même avec un général al- lemand, et je n’aurais aucune chance d’être compris si je leur disais tout de suite que tout ce qu’on imprime en ce moment en France nous fera sans doute pâlir de honte dans dix ans. C’est l’autre aspect de la pen- sée française actuelle que je voudrais définir, son aspect paracommuniste, si vous voulez. Nous vivons, nous pensons à l’intérieur d’un cartésianisme politique factice, d’un carté- MAURICE BARDÈCHE 14 sianisme de carton. Tout ce qui est écrit ou fait en France à l’heure présente repose sur le postulat intangible suivant : Quiconque n’a pas été un résistant a été un mauvais Français. Cogito, ergo sum. C’est la base de tout. Le reste n’est que de l’autocritique. Comme la Pravda dénonce la mauvaise dis- tribution des tracteurs dans le secteur de Nijni-Novgorod, mais ne met jamais en ques- tion l’excellence du système marxiste, excel- lence qui est considérée comme une évi- dence en soi, comme une certitude a priori aussi claire que la constatation de Descartes, ainsi vous admettez bien toutes les discus- sions possibles sur la distribution des trac- teurs, l’organisation de l’État et l’essence de la personne humaine, mais votre convic- tion d’avoir eu raison et les conséquences de fait qui en découlent sont regardées par vous comme une constatation irréductible. Nous vivons à l’intérieur de cette boîte. L’excel- lence de la résistance est devenue une caté- gorie de l’entendement. Vous n’êtes pas plus libre de déduire ou de penser hors de ce pos- tulat que nous ne pouvons vivre hors de l’es- pace et du temps. Cette comparaison fait peut-être com- LETTRE À FRANÇOIS MAURIAC 15 prendre plus complètement que la précé- dente. Car votre conviction est non seule- ment une évidence, elle est pour vous une prison. Un moule, comme disait Kant : et vous ne pouvez plus voir les choses qu’à tra- vers les formes de ce moule. Votre sensibilité même y est prise. Vous n’arrivez plus à per- cevoir hors de cette certitude et ceci explique la dégradation en quelques-uns du sentiment du juste et de l’injuste, alors qu’ils pensent et sont convaincus que le sentiment du juste et de l’injuste n’est pas aboli en eux. C’est ce que j’appelle le monde clos du mensonge. Vous faites de nous des exilés hors de votre pensée politique et peut-être hors de votre pensée et de votre sensibilité tout court. Votre petite question était, en effet, tout à fait essentielle. Cette philosophie d’État n’a rien qui doive nous surprendre. Ce n’est même pas une ori- ginalité que d’abuser à ce propos du mot de liberté : un citoyen soviétique, on lui dit qu’il est libre et, en effet, il n’imagine pas qu’il puisse exister d’autre manière de penser et d’autre manière d’être libre, comme un sauvage n’imagine pas qu’il puisse exister des montres. Cette fausse liberté de penser, MAURICE BARDÈCHE 16 et de critiquer nous avertit seulement que nous sommes déjà beaucoup plus avancés dans la réalisation du communisme que nous ne le croyons. Car l’essence de la mentalité communiste est ce consentement à admettre comme impensables des formes de la réalité qu’on déclare condamnées par l’histoire. En ceci, votre unanimité est le premier signe de l’esclavage. Elle uploads/Philosophie/ maurice-bardeche-lettre-a-francois-mauriac-la-pensee-libre-1947.pdf

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