Georges Canguilhem : un style de pensée [in : Cahiers philosophiques n 69, “La
Georges Canguilhem : un style de pensée [in : Cahiers philosophiques n 69, “La philosophie de Georges Canguilhem”, décembre 1996, C.N.D.P., Paris, p.47-56.] Georges Canguilhem a relativement peu publié, et il n’a consenti qu’assez tard, et non sans réticences, a rendre accessibles à un plus large public des écrits que, auparavant, il avait paru s’ingénier à disperser et à dissimuler dans des endroits discrètement choisis. Pour ceux qui l’ont approché, cette réserve était un trait constitutif de sa personnalité, qui répugnait à tout ce qui pouvait s’apparenter au fait même de paraître, à tous les sens du terme. Or l’influence qu’il a exercée, on peut sans doute parler à ce propos d’un véritable magistère intellectuel qui a marqué plusieurs générations, a été directement liée à cette volonté de retrait, à cette décision, observée jusqu’au bout sans concessions et sans compromis, de s’en tenir à l’indispensable dans l’exercice de sa fonction de professeur et de philosophe ; cette économie de pensée, était d’ailleurs d’autant mieux observée qu’elle était obstinément pratiquée sans faire l’objet de commentaires ou de gloses, car ç’eût été parfaitement oiseux d’en proposer, et elle a fini par prendre l’allure de ce qu’on peut appeler un style philosophique : une certaine manière de se situer dans l’entreprise de la pensée et d’en poursuivre le travail, c’est-à-dire d’en assumer rigoureusement les conditions et les conséquences. Chez Georges Canguilhem, cette rigueur a revêtu un caractère exemplaire. Pour en donner une idée, je voudrais m’appuyer sur une expérience personnelle, et essayer de restituer la puissance de l’impression ressentie par un étudiant qui, en 1958, formé par le médiocre enseignement des khâgnes parisiennes d’alors où il n’avait guère appris que la rhétorique des exercices de concours, entreprenait une licence de philosophie à la Faculté des Lettres de Paris, et s’est trouvé, un peu par hasard, poussé par la curiosité et sans du tout prévoir ce qui allait lui arriver, assis sur les bancs de l’amphithéâtre assez clairsemé où Canguilhem donnait un cours d’agrégation sur la philosophie d’Auguste Comte (qui, à l’époque n’était pas encore tout à fait l’auteur maudit qu’il est devenu aujourd’hui). Cette impression, celui qui, près de quarante ans plus tard, écrit ces lignes l’éprouve toujours aussi vive, tant l’effet produit par cette parole intransigeante était surprenant. Dans un amphithéâtre voisin, qui, lui, était bondé, R. Aron donnait également un cours sur Comte, dont, avec une imparable ironie, il démontait le système par légères touches, donnant ainsi à penser qu’il n’y avait pas grand chose à tirer de cette philosophie, en particulier en ce qui concernait le concept de société, dont la version comtienne était à son point de vue une sorte de mystification : l’opération de démollisage, menée avec une incontestable élégance, était amusante et efficace mais laissait une impression de gêne, car elle ne faisait place à aucun résultat positif, et se limitait, suivant la tradition d’une pure critique, à exposer le rien d’un rien. Canguilhem prenait au contraire la pensée de Comte au sérieux, comme cela se devait à propos d’un des fondateurs de la tradition, non seulement d’une philosophie biologique, mais aussi d’une épistémologie historique ; il se sentait tenu de le suivre dans le détail et dans la logique interne de ses opérations théoriques, prenant par exemple le temps de retranscrire blanc sur noir et de commenter en détail l’intégralité du tableau des fonctions cérébrales, pour lui restituer, en dépit de ses bizarreries apparentes, son intérêt philosophique, équivalent, dans un tout autre ordre d’idées, de celui de la table kantienne des catégories. Comte, tel que Canguilhem le présentait dans son cours, n’était certainement pas le détenteur d’une vérité exclusive donnant lieu à une présentation dogmatique, mais il représentait dans l’histoire de la vérité une position atypique dont il valait la peine de reconnaître la spécificité si l’on voulait soi-même prendre position dans le mouvement de cette histoire, qui a été l’objet auquel Canguilhem a consacré principalement son attention de philosophe et autour duquel il a construit l’essentiel de son oeuvre. Il ne paraissait pas indispensable de suivre l’enseignement d’Aron plus avant : tout, c’est-à- dire rien, y était dit dès le début. Mais, après y avoir goûté une seule fois, il n’était plus possible de lâcher celui de Canguilhem : et les années qui ont suivi ont été vécues dans l’attente, semaine après semaine, de la séance suivante, - cela avait lieu, si ma mémoire ne me trompe pas, le mercredi après-midi -, suivie chaque fois avec la même avidité et le même étonnement. J’ai pu ainsi entendre, sans en perdre un mot, après le cours sur Comte donné en 1958-59, ceux sur la science de Descartes (1959/60), sur les origines de la psychologie (1960/61), sur le statut social de la science moderne (1961/62), et enfin, en 1962/63, le cours sur les normes qui a été en partie intégré à la nouvelle édition de l’Essai sur le normal et le pathologique. Chacune de ces séances durait une heure, et durant cette heure les personnes présentes, dont le nombre s’augmentait au fil des années, vivaient une expérience intellectuelle forte, sans cesse renouvelée, qui leur communiquait un accès direct avec des pans entiers de l’histoire de la pensée, restitués à partir de textes d’accès difficile ; ceux-ci, par la bouche de Canguilhem, se chargeaient d’une signification essentielle : je ne suis pas près d’oublier, pour ne citer que ce seul exemple, un commentaire de l’article “Application” rédigé par d’Alembert pour l’Encyclopédie associé à des extraits de la Science des ingénieurs de Bélidor d’où ressortaient les éléments fondateurs d’une philosophie de la technique appuyée sur certains aspects caractéristiques de l’histoire de son concept, ressaisi au coeur de ses transformations, et par là-même renvoyé à ses principaux enjeux spéculatifs et pratiques. La méthode de Canguilhem était là tout entière : elle consistait à reproduire certains faits fondamentaux de l’histoire de la pensée, en les caractérisant dans leur essentielle singularité, de manière à les faire fonctionner au présent, comme des faits en train de se faire et non seulement la matière morte d’une histoire déjà toute passée, que celle-ci fût périmée ou sanctionnée. Pour un lecteur de Spinoza, une telle expérience n’était pas sans s’apparenter à la pratique de la connaissance du troisième genre, et je puis témoigner qu’on sortait des cours de Canguilhem en ayant une certaine idée de ce que pouvait être l’amor intellectualis Dei. Il avait un génie particulier pour restituer un intérêt à des auteurs réputés mineurs, qu’il tirait de l’oubli en vue de montrer le rôle qu’ils avaient joué dans l’élaboration des oeuvres des grands savants et des grands philosophes, en offrant à celles-ci un champ de résonance à l’intérieur duquel leur discours se chargeait d’un tout nouveau sens : ceci revenait à montrer que la vérité, qui, à être strictement localisée, risque de se transformer en illusion dogmatique, se trouve partout déployée et diffusée dans le parcours irrégulier accompli par la pensée humaine sous toutes ses formes, parcours à travers lequel elle se propage suivant des voies le plus souvent obscures, et qu’on pourrait presque dire inconscientes. De là se dégageaient les grandes lignes d’une histoire de la connaissance fondée sur le principe de la généalogie des concepts, dans laquelle les sciences n’étaient pas les seules à être engagées. La secrète alchimie des petites vérités permettait ainsi de comprendre comment “la science, activité strictement théorique, a une histoire et pas seulement un destin ou une logique” (Cité d’après des notes prises au cours sur le statut social de la science moderne). Entendons bien : expliquer la science par son histoire, opération qui n’a rien à voir, et même se situe pour une part en alternative par rapport à elle, avec celle d’une théorie de la connaissance, ce n’est en rien lui dénier son caractère d’activité théorique, mais au contraire donner à celui-ci un enracinement, ce qui ne conduit pas fatalement à la réduire à un certain nombre de “données” par définition extérieures à son champ propre de production : “Une chose est de refuser une explication sociologique toujours plus ou moins réductrice, autre chose de refuser une explication du contenu de la science dans la mesure où il soutient un rapport obligé avec une situation” (id.). Que la connaissance se produise toujours historiquement en situation, donc d’une manière qui n’est pas frontale mais nécessairement biaisée, et que, en conséquence, tout en n’étant pas réductible à des déterminations extra-théoriques, elle ne soit pas non plus identifiable au statut d’une pure connaissance, déjà toute formée comme hors champ : là était le point de départ de la démarche philosophique de Canguilhem ; et, on le comprend, la voie particulièrement étroite que celle-ci empruntait nécessitait ce style exigeant de pensée dont il a été question pour commencer. La difficulté assumée et tenue jusqu’au bout par Canguilhem peut être encore formulée ainsi : n’y ayant pas de connaissance sans histoire, il ne peut non plus y avoir d’histoire générale de la connaissance, puisque l’historicité de cette histoire tient précisément à sa singularité, qui est la condition de sa fécondité uploads/Philosophie/ macherey-georges-canguilhem-un-style-de-pensee.pdf
Documents similaires










-
36
-
0
-
0
Licence et utilisation
Gratuit pour un usage personnel Attribution requise- Détails
- Publié le Jui 03, 2021
- Catégorie Philosophy / Philo...
- Langue French
- Taille du fichier 0.0895MB