L’autre risque ; aperçu critique sur la théorie de la fausse conscience Jean-Ba

L’autre risque ; aperçu critique sur la théorie de la fausse conscience Jean-Baptiste Lamarche La théorie de la fausse conscience, qui considère que la domination exercée sur la volonté de différentes personnes peut expliquer les actions irrationnelles qu’elles accomplissent, est largement répandue (elle est utilisée bien au-delà des cercles intellectuels) et prestigieuse (aussi bien politiquement qu’intellectuellement). Elle demeure néanmoins peu discutée. Lorsqu’elle est examinée, c’est surtout depuis une perspective étroitement épistémique. En m’appuyant sur des travaux entrepris par Raymond Boudon (1934-2013), j’esquisse ici une description pragmatiste des usages que permet cette théorie, des contextes de ces usages et des conséquences de ces usages dans ces contextes. Je porte une attention particulière à un cas précis : l’explication, dans le contexte québécois d’aujourd’hui, du port du voile par les musulmanes. L’examen de cet usage de la théorie de la fausse conscience permet de mettre pleinement en lumière les conséquences potentiellement funestes de cette dernière. Un diagnostic d’irrationalité Expliquer la conduite apparemment irrationnelle Examen épistémique Examen politique Un sociocentrisme subtil L’autre risque Le double discours des observateurs-ventriloques québécois J’aimerais remercier Perig Gouanvic pour ses suggestions d’écritures si précieuses. Depuis la crise des accommodements raisonnables, on entend fréquemment dire que si différentes femmes musulmanes portent le voile, c’est parce que la domination qui s’exerce sur elles les empêche de prendre leurs propres décisions. Ce discours n’est pas très éloigné d’un autre, plus ancien : celui des indépendantistes expliquant le ralliement au fédéralisme des Québécois par une explication du même type (ils souffriraient de fatigue culturelle, seraient colonisés). Voilà autant de recours à la théorie de la fausse conscience (par la suite : TFC). Ce terme, créé dans la tradition marxiste, y reçoit un sens précis (Boudon, 1992a : 55 et s.). Je l’utiliserai ici1 dans un sens modifié pour désigner, bien plus largement, une théorie visant à expliquer les actions apparemment irrationnelles d’une personne par la contrainte que la domination d’autrui exerce sur sa pensée, sa sensibilité et sa volonté. Cet élargissement du concept prend compte du fait qu’une multitude de gens, bien au-delà des cercles marxistes, font appel à la TFC. On les trouve aussi chez une multitude d’individus qui sont loin d’être des intellectuels. Bien qu’elle soit largement utilisée, la TFC demeure peu débattue. Notre attention est focalisée sur les personnes visées par cette théorie. La volonté des fédéralistes, des musulmanes, et des autres candidats à la fausse conscience a- t-elle oui ou non été contrainte par un dominateur ? La discussion parvient difficilement à sortir du cadre de ces interrogations2. 3La TFC, même si elle reste en arrière-plan où elle ne reçoit qu’une attention subsidiaire, confère tout de même un prestige aux interventions qui la mettent en œuvre. Un prestige politique certain, puisqu’elle porte une promesse d’émancipation : dévoiler l’action de la domination, n’est-ce pas le premier pas vers son renversement ? Un prestige également intellectuel, puisque ce sont fréquemment des penseurs de renom qui en invoquent. Cela nous rend peu susceptibles d’interroger les usages de cette théorie. Lorsqu’elle est malgré tout remise en question, c’est surtout depuis une perspective étroitement épistémique, c’est-à-dire depuis une approche intellectualiste qui est incapable de l’appréhender comme un outil permettant des actions réalisées dans le monde, et qui le transforme, plutôt que comme une pure théorie. 4Ne serait-ce qu’en raison de la place prise par cette théorie dans l’espace public, il me semble important d’évaluer si elle est à la hauteur de ses promesses. Le présent article se veut une contribution exploratoire à cet examen. J’esquisserai un examen critique de la TFC qui portera sur deux plans. Sur le plan épistémique, cette théorie dit-elle vrai ? Et sur le plan politique, cette théorie contribue-t-elle réellement à l’émancipation de celles et ceux dont elle prétend expliquer les actions ? À défaut de régler ces deux (vastes) questions, j’aimerais ici faire ressortir certains risques du recours à la TFC. 5Ma démarche sera inspirée du pragmatisme et de la sociologie : du pragmatisme, puisque j’entreprendrai, pour contrer l’image intellectualiste d’une théorie développée par un spectateur en retrait des interactions, de décrire les usages que permet la TFC, les contextes dans lesquels prennent place ces usages et les conséquences pratiques de ces usages dans ces contextes ; de la sociologie, puisque ce faisant je porterai une attention toute particulière à l’organisation et à la réorganisation des groupes et des frontières sociales que permet l’interprétation des actions et des pratiques par la TFC. Concrètement, mon analyse trouve son point de départ dans des réflexions éparses du sociologue Raymond Boudon sur cette théorie3, dont il se méfiait farouchement (sans doute trop, on le verra). La reconstruction critique minutieuse de la genèse de certains usages de la TFC par Boudon peut nous aider à voir pourquoi cette théorie n’explique pas tous les gestes qu’elle semble expliquer et comment, bien qu’elle se présente avec des allures libératrices, elle contribue parfois à accabler ceux-là mêmes qu’elle semble contribuer à libérer. Cette reconstruction démontre que dans plusieurs cas le recours à la TFC en dit bien moins sur la personne dont on prétend expliquer l’action que sur celle qui avance l’explication. Car alors cette dernière, sans bien s’en rendre compte, est impliquée de tout son être dans son diagnostic, dans lequel on peut retrouver ses valeurs, ses aspirations et ce qu’on pourrait appeler sa carte imaginaire du monde social (sur ce point, je suis redevable à l’analyse, par Louis Dumont, du sociocentrisme subtil des modernes). La présentation et le développement de l’analyse critique esquissée par Boudon rendra possible l’examen d’un cas propre à mettre pleinement en lumière les conséquences potentiellement funestes de la TFC : celui de l’attribution d’une fausse conscience aux membres d’une minorité stigmatisée, par des membres d’un groupe majoritaire. Un diagnostic d’irrationalité Boudon remarque qu’on trouve bien souvent, au départ du processus qui mène à l’attribution d’une fausse conscience, un observateur embarrassé par une action qui lui semble dépourvue de raison recevable. Il émet un diagnostic : la personne que j’observe agit d’une manière irrationnelle. Voyons cela en partant de l’analyse d’un cas concret sur lequel Boudon revient à quelques reprises : Dans une étude classique, Chinoy4 avait été intrigué par le fait que les ouvriers de l’industrie automobile américaine qu’il avait observés paraissaient optimistes sur leur avenir et satisfaits de leur sort, alors qu’objectivement, ils se trouvaient dans une situation entièrement bloquée : pratiquement aucune chance de promotion sérieuse ni aucun espoir de sortir de la condition modeste qui était la leur. Malgré cela, ils avaient l’impression – du moins le déclaraient-ils quand on leur posait la question – de pouvoir « réussir » ou améliorer sensiblement leur condition. Mais « réussir », cela voulait dire pour eux : gagner quelques dollars de plus, avoir la possibilité d’améliorer leur maison, leur mobilier, gagner un échelon d’ancienneté un peu plus rapidement que prévu, ou pouvoir sortir un peu plus fréquemment. Chinoy en tira l’idée que lorsque ces ouvriers parlaient de réussite, ils se jouaient inconsciemment une sorte de comédie à eux-mêmes, quoiqu’avec sincérité : pour éviter d’avoir à se rendre à l’évidence et de prendre acte du fait que leur avenir était objectivement bloqué, ils auraient accordé une importance artificielle – en tout cas démesurée – aux maigres avantages qu’ils pouvaient espérer. (Boudon, 1992a : 147) 8On doit distinguer deux étapes dans le raisonnement d’Eli Chinoy. Dans un premier temps, il pose un diagnostic, en affirmant que l’ouvrier de l’industrie automobile agit d’une manière irrationnelle. Dans un second temps, il élabore une TFC pour expliquer cet agir irrationnel. 9La pénétration de l’analyse effectuée par Boudon découle largement de l’attention qu’il accorde à la première étape : la description du comportement de l’observé par l’observateur. 10Dans bien des cas, la description adéquate du geste, de la réaction ou de la conduite d’autrui ne pose aucun problème : J’observe que ce piéton regarde à droite et à gauche avant de traverser. Si j’interprète ce comportement comme une manifestation de prudence, il est vraisemblable que je ne serai contredit par personne. Mon interprétation est d’une solidité à toute épreuve. (Boudon, 2009 : 289) 11Dans le cas qui nous occupe, cette compréhension fait défaut. Chinoy ne parvient pas à établir les raisons d’agir de l’ouvrier de l’industrie automobile, à lui trouver des raisons d’agir satisfaisantes. La conduite de cet ouvrier lui apparaît donc irrationnelle. 12Le geste paraît irrationnel à l’observateur parce que lui-même ne l’accomplirait pas ; d’ailleurs, il ne parvient pas à se mettre à la place de l’observé, à imaginer ses raisons (Boudon, 1992b : 31). Cela revient à dire que « l’observateur prend une position égocentrique », qu’il tend implicitement à mesurer le comportement à partir de celui que lui-même adopterait, et qu’ainsi il « projette sa propre expérience » (Boudon, 1992a : 148-149) : « Pour moi, Chinoy, professeur d’université, il est dérisoire de prêter attention à une augmentation de salaire de quelque cents ou au fait de pouvoir repeindre ma maison » (Boudon, 2009 : 292). Un tel diagnostic d’irrationalité « traduit typiquement un effet de distance » (Boudon, 1992a uploads/Philosophie/ l-x27-autre-risque-apercu-critique-sur-la-theorie-de-la-fausse-conscience.pdf

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