04/10/11 15:45 Pierre Macherey : “Le cours magistral (2)” | La philosophie au s

04/10/11 15:45 Pierre Macherey : “Le cours magistral (2)” | La philosophie au sens large Seite 1 von 14 http://philolarge.hypotheses.org/1026 La philosophie au sens large Pierre Macherey : “Le cours magistral (2)” 4 avril 2011 Hegel professeur : le témoignage d’un astudé Cette description critique rend-elle compte intégralement de la réalité des pratiques susceptibles d’être rangées sous la rubrique du cours magistral ? N’en simplifie-t-elle pas abusivement les contours, en vue d’étayer une entreprise de dénonciation qui trouve dans cette charge, à la limite de la caricature, ses principaux arguments ? En cherchant à cerner les caractéristiques essentielles qui définissent la forme du cours magistral, ne prend-on pas le risque de passer à côté de ce qui en constitue l’expérience concrète, beaucoup plus compliquée et contrastée que ne le donne à penser l’analyse précédente ? Pour répondre à cette objection, il est indispensable de reprendre l’examen du cours magistral, en vue de mieux comprendre comment il est amené à fonctionner dans les faits, suivant des allures qui ne suivent pas rigoureusement les règles qui paraissent le définir en droit : peut-être sera-t-on alors moins enclin à raisonner de façon simpliste, unilatérale, en blanc et en noir, comme l’autorise la représentation d’une activité massifiée, soumise à des normes d’organisation qui resserrent définitivement sur elle leur étau. Le cours magistral est une activité ordonnée qui tire un maximum d’efficacité du fait de suivre des règles, comme par exemple celle qui porte à s’exprimer dans un certain idiome, qui n’est pas le langage naturel de tous les jours, ce qui permet d’en homogénéiser les prestations : mais, suivre des règles, ce n’est pas fatalement s’en remettre totalement à des automatismes, s’enfermer dans un carcan, renoncer à toute initiative créatrice. Pour procéder à une approche plus nuancée de la question, qui laisse apparaître dans ou sous les pratiques d’inculcation informées par la langue universitaire des clivages, et éventuellement des contradictions, appuyons-nous sur l’exemple d’un maître prestigieux dont les enseignements, donnés dans la forme exclusive du cours magistral, ont fait en leur temps une impression considérable, suffisamment pour qu’une certaine mémoire en ait été conservée, sous forme de traces à partir desquelles il est possible de reconstituer, du moins grosso modo, la réalité effective d’une pratique qui, comme nous allons le voir, ne se déroule pas sur un seul niveau, de manière univoque, mais recèle une complexité qui la redynamise : Hegel, professeur de philosophie à l’université de Heidelberg puis à celle de Berlin, dont les cours, qui 04/10/11 15:45 Pierre Macherey : “Le cours magistral (2)” | La philosophie au sens large Seite 2 von 14 http://philolarge.hypotheses.org/1026 ont attiré une foule d’auditeurs, ont été transcrits et publiés après sa mort, ce qui permet de se faire approximativement une idée de la façon dont ils se déroulaient. L’un des auditeurs assidus de ces cours, H. G. Hotho, dont les cahiers de notes ont été abondamment exploités par ceux qui les ont édités plus tard, au nombre desquels Hotho lui-même, a laissé un témoignage saisissant, vivant et précis, au sujet de leur tenue effective et du style professoral singulier qui y était à l’œuvre. Bien sûr, il faut tenir compte de l’intention hagiographique sous-jacente à cette évocation, qui a valeur d’hommage post mortem, ce qui en infléchit le contenu dans un certain sens, et du même coup lui confère une portée partisane : il s’agit d’une reconstitution, effectuée à distance, dont la fidélité se fonde sur des impressions, par définition subjectives et retravaillées dans une perspective de célébration. Mais, sous cette réserve, et à la condition qu’elle ne soit pas prise au pied de la lettre, ce qui oblige à en effectuer le décryptage, elle offre une occasion irremplaçable de voir le grand enseignant-philosophe à l’œuvre, en train de faire son cours, comme s’il se livrait à cette activité devant nous, en direct en quelque sorte. L’importance et la richesse de ce témoignage justifient qu’il soit restitué dans son intégralité : «… Je ne pus me faire pour commencer, ni à la façon, extérieurement, de mener l’exposé, ni à celle, intérieurement, de conduire les idées. Abattu, morose, il siégeait là, la tête penchée, affaissé sur lui-même, à feuilleter et, sans cesser de parler, à compulser ses cahiers de grand format en avançant et en reculant, en descendant et en remontant ; il ne cessait de se racler la gorge et de tousser, ce qui perturbait tout le flux du discours, chaque phrase se tenait là coupée des autres, et sortait, morcelée et brouillée, dans la douleur ; chaque mot, chaque syllabe ne se délivrait qu’à contrecoeur, pour obtenir alors de la voix sans métal, dans un dialecte traînant à la façon souabe, comme s’il s’agissait chaque fois de la plus importante des choses, une résonance merveilleusement profonde. Tout de même, toute cette apparition forçait tant le respect, imposait un tel sentiment de dignité, elle fascinait tant par la naïveté d’un sérieux qui subjuguait, que je me retrouvai en dépit de mon malaise, et bien que j’eusse pu comprendre assez peu des paroles prononcées, enchaîné sans rémission. A peine m’étais-je prestement accoutumé, cependant, le zèle et l’esprit de suite aidant, à ce côté extérieur de l’exposé, que ses qualités internes me sautèrent aux yeux avec toujours plus d’évidence, pour se combiner avec ses défauts en un tout qui ne portait qu’en lui-même la mesure de son accomplissement. Une éloquence dont le flux s’écoule sans accrocs suppose qu’on soit venu à 04/10/11 15:45 Pierre Macherey : “Le cours magistral (2)” | La philosophie au sens large Seite 3 von 14 http://philolarge.hypotheses.org/1026 bout, extérieurement comme intérieurement, de son objet, et c’est dans le médiocre et le plat que l’habileté formelle peut avec le plus de grâce se répandre en bavardages. Mais lui, il avait à promouvoir les pensées les plus puissantes en les tirant du fondement le plus enfoui des choses, et pour exercer une action vivante, il fallait à ces pensées, quand bien même réfléchies et modelées des années auparavant et toujours reprises à neuf, qu’il les recrée en lui-même dans un présent constamment vivant. On ne peut imaginer une mise en forme plus flagrante de cette difficulté et de ce dur effort autrement que ne le faisait cet exposé. A l’instar des plus anciens prophètes, qui luttent avec la langue d’autant plus passionnément qu’ils ne tendent qu’à produire une version plus concentrée de ce que, en maîtrisant ce qui lutte en eux-mêmes, ils ont peu ou prou surmonté, lui aussi menait le combat jusqu’à la victoire lourdement ramassé sur lui-même. Totalement et exclusivement immergé dans la chose, il paraissait ne déployer celle-ci qu’à partir d’elle et pour elle-même, et c’est à peine s’il semblait la tirer, pour ses auditeurs, de son propre esprit, mais c’est pourtant de lui seul qu’elle jaillissait, et un souci paternel de clarté tempérait la rigueur du sérieux qui aurait pu rebuter avant la réception d’aussi pénibles pensées. Plein d’hésitation dès l’entrée en matière, il poursuivait son effort, remettait sur le métier, s’arrêtait à nouveau, parlait et méditait, le mot juste semblant faire à jamais défaut, et c’est seulement alors qu’il tombait avec une extrême sûreté : il avait l’air ordinaire, et pourtant il était d’une pertinence sans égale, non conforme à l’usage et cependant le seul à convenir ; le plus approprié, semblait-il, ne pouvait que venir à la suite, et pourtant, sans qu’on s’en rendît compte, il avait déjà reçu sa formulation aussi complète que possible. Avait-on saisi la claire signification d’une phrase qu’on était pris du désir le plus ardent d’avancer. En vain. La pensée, au lieu de se déplacer vers l’avant, ne cessait de pivoter de nouveau, avec des mots semblables, autour du même point. S’il advenait toutefois que l’attention affaiblie se disperse et vagabonde pour, dans un soudain sursaut, ne revenir à l’exposé qu’après quelques minutes, elle se retrouvait, pour sa punition, arrachée au contexte. C’est que, sans crier gare, poursuivant son chemin grâce à des méditations en apparence insignifiantes, quelque pensée bien remplie s’était enfermée dans l’unilatéralité, disséminée dans des différences, enchevêtrée dans des contradictions dont la solution victorieuse ne dépendait que des forces qu’aurait, pour en venir à bout dans une réunification finale, le plus vigoureux des adversaires. Et ainsi, revenant toujours soigneusement vers les antécédents pour, après les avoir transformés en les approfondissant, en développer les conséquences dans des scissions croissantes et pourtant constamment réconciliatrices, le plus merveilleux des flux de pensée, tantôt isolant, tantôt 04/10/11 15:45 Pierre Macherey : “Le cours magistral (2)” | La philosophie au sens large Seite 4 von 14 http://philolarge.hypotheses.org/1026 pratiquant de vastes synthèses, hésitant par endroits, entraînant par à-coups, s’enroulait, pressait, luttait en avançant irrésistiblement. Toutefois, même celui qui, sans jeter un regard de côté, était capable de suivre de tout son esprit et son intelligence se voyait plongé dans une tension et une peur fort étrange. La pensée était précipitée dans de tels abîmes, déchirée entre de telles oppositions infinies ; on avait l’impression toujours renouvelée qu’on perdait les conquêtes déjà faites et que tout effort était vain, uploads/Philosophie/ macherey-quot-le-cours-magistral-2-quot-la-philosophie-au-sens-large.pdf

  • 20
  • 0
  • 0
Afficher les détails des licences
Licence et utilisation
Gratuit pour un usage personnel Attribution requise
Partager