Coutellec, Léo. Partie 3. Hypothèses pour un pluralisme épistémique ordonné et

Coutellec, Léo. Partie 3. Hypothèses pour un pluralisme épistémique ordonné et cohérent, De la démocratie dans les sciences. Épistémologie, éthique et pluralisme. Éditions Matériologiques, 2013, pp. 177-217. Texte extrait du www.cairn.info Partie 3. Hypothèses pour un pluralisme épistémique ordonné et cohérent Introduction de la partie 3. Appels pour une pensée du pluralisme dans les sciences La volonté d’élaborer une pensée du pluralisme dans les sciences se situe au sein d’un mouvement (qui n’est ni une école, ni une tradition). En 1978, Patrick Suppes, de l’école de Stanford [1], publie un texte sous forme d’appel à la communauté des philosophes des sciences pour la prise en compte de la pluralité des sciences. Alors président de la Philosophy of Science Association, Suppes déclare qu’il est temps de constater que la science n’est réductible ni à une méthode, ni à un langage ni à un seul et même objet [2]. Il serait temps de constater le caractère intrinsèquement pluraliste des sciences et de leur fonctionnement. Il nous faudrait alors prendre acte de la désunité de la science et de son éclatement, et abandonner définitivement les thèses d’unité de la science issues notamment du Cercle de Vienne. Ce constat sera en grande partie partagé par de nombreux philosophes des sciences [3]. 1 – Pluralité et interprétations du pluralisme Deux auteurs auront répondu plus particulièrement à cet appel, il s’agit de John Dupré avec The Disorder of Things. Metaphysical foundations of the disunity of science (1993) et de Nancy Cartwright avec The Dappeld World (1999). Ils le feront en proposant une interprétation métaphysique du pluralisme. Cela fera l’objet d’une première section du chapitre 8 dans lequel nous essaierons de pointer quelques limites à ces perspectives. Il nous semble qu’il y a une nécessité de clarifier les termes utilisés et notamment de faire une distinction substantielle entre la pluralité dans les sciences et le pluralisme à propos des sciences. Comme le suggèrent les directeurs de Scientific Pluralism, « les philosophes qui soutiennent le pluralisme peuvent et doivent faire la différence entre la forme et l’étendue des pluralités qu’ils attribuent à la science, les vertus du pluralisme qu’ils adoptent, et les implications philosophiques plus larges qu’ils en tirent [4] ». 3Il est important de constater un fait, celui de la pluralité dans les sciences (pluralité des stratégies de recherche, pluralité des méthodes, pluralité des modes de justification des propositions, pluralité des ingrédients de la démarche scientifique, pluralité des intérêts, etc.), mais cela ne suffit pas. Il convient également de donner un cadre à ces pluralités, voire un mode d’organisation. Celui-ci dépend, en partie, de l’interprétation que nous faisons de la pluralité des sciences. Kellert et ses collègues identifient quatre types d’interprétations de la pluralité dans les sciences : une interprétation moniste ; une interprétation pluraliste modeste ; une interprétation pluraliste radicale ; une interprétation pluraliste empirique. Ils optent pour 1 une interprétation pluraliste empiriste qu’ils appellent « l’attitude pluraliste » (the pluralist stance) [5] ; ce que nous appellerons par la suite la « posture pluraliste ». Sans entrer dans le détail, nous développerons cette interprétation dans une deuxième section du chapitre 8. Cette section sera aussi composée d’une autre conception non métaphysique du pluralisme, le « pluralisme feuilleté » proposé par Stéphanie Ruphy. Par la suite, nous chercherons à démontrer que la posture pluraliste, plus qu’une interprétation de la pluralité dans les sciences, peut être considérée comme le moteur de son intégrité à la fois épistémique et éthique, et en cela être une valeur. 4Avant de présenter le deuxième chapitre de cette partie, donnons quelques caractéristiques de certaines interprétations monistes de la pluralité dans les sciences. L’interprétation moniste radicale admet une pluralité des approches et des modèles de la démarche scientifique, mais considère qu’elles sont le résultat de l’incomplétude de la science d’aujourd’hui et que le but ultime sera d’arriver à une convergence qui permette une description complète des phénomènes. En d’autres termes, la pluralité actuelle des sciences est considérée comme temporaire, voire pathologique. Nous savons, par exemple, que le physicalisme de Rudolf Carnap portait l’ambition de ramener toutes les « sciences spéciales » à la physique. Mais au- delà de ce monisme radical, il existe d’autres formes d’unitarisme plus complexes et moins radicales qui ont émergé notamment du fait d’une prise de distance par rapport à cette ontologie. Par exemple, Daniel Andler propose un « unitarisme organique » selon lequel « plusieurs disciplines peuvent coexister en maintenant leur autonomie mais elles sont appelées à construire entre elles des articulations pleinement intelligibles reflétant le caractère naturel et régulier des connexions réelles entre leurs domaines respectifs. L’unité de la science prend alors la forme d’une hétérogénéité organisée [6]». Cette conception peut d’ailleurs parfois rejoindre celle de certains membres du Cercle de Vienne, comme Otto Neurath par exemple, qui donnait l’image de l’orchestration pour illustrer sa position sur les sciences. Ni unification ni séparation mais orchestration. Comme le relève Andler, pour Neurath, « ce qui est espéré est non pas une mélodie monophonique, mais une harmonie polyphonique en perpétuelle évolution, produisant à mesure de l’intelligibilité, de la prédiction, de la réforme conceptuelle [7] ». Entendu de cette façon, il est possible de visualiser quelques liens entre cette forme d’unitarisme et le pluralisme. Cela montre surtout que l’opposition dichotomique entre moniste et pluraliste doit être nuancée. Toutefois, derrière les perspectives monistes non radicales, comme l’unitarisme organique, il persiste des postulats que le pluralisme ne peut que difficilement accepter ; notamment une unité des sciences de l’homme et de la nature qui puisse se fonder sur une même base épistémologique. De plus, lorsque l’on parle de pluralisme tout comme de monisme, il convient de préciser à quel niveau nous nous situons. 2 – Vers une interprétation large du pluralisme épistémique 5Ce dernier point est fondamental, c’est précisément par cela que nous commencerons le chapitre 9 de cette deuxième partie. Il s’agira de donner une première formulation à ce que nous appellerons désormais le pluralisme épistémique ordonné. Celui-ci résulte d’une redéfinition de l’espace épistémologique selon des niveaux différents. Ainsi formulé, nous entreprendrons un travail en cinq étapes qui consiste à donner de l’épaisseur à cette hypothèse. Ces cinq étapes sont autant d’hypothèses conjointes à cette hypothèse centrale du pluralisme épistémique ordonné. À l’occasion de ce travail nous répondrons à quelques problèmes identifiés dans la deuxième partie, notamment à propos de l’incertitude, des valeurs et de l’interdisciplinarité. 2 6L’objectif général est de former la matrice d’hypothèses d’une épistémologie renouvelée capable, selon nous, de rendre robuste la thèse d’une intégrité épistémique et éthique des sciences. Notes  [1] Cette appellation est trompeuse car il ne s’agit pas d’une école de pensée telle que l’on peut comprendre cette expression habituellement. Sous cette appellation sont habituellement regroupés des philosophes des sciences de l’université de Stanford tels que Ian Hacking, John Dupré, Patrick Suppes, Peter Gallison, Joseph Rouse, Nancy Cartwright. Il est difficile d’affirmer une homogénéité de cette « école » au regard de la grande diversité des travaux publiés. Dans son célèbre ouvrage, The Dappled Word (1999), Cartwright utilise cette expression en citant ces auteurs et en rajoutant Margaret Morrison. Mais il semble que ce soit plus par facilité, pour identifier ses différentes influences, que par souci de qualifier une école de pensée.  [2] Patrick Suppes, « The Plurality of Science », PSA : Proceedings of the Biennial Meeting of the Philosophy of Science Association, 2, 1978, p. 3-16 , http://www.jstor.org.bibelec.univ-lyon2.fr/stable/192459.  [3] John Dupré, The Disorder of Things. Metaphysical foundations of the disunity of science, Harvard University Press, 1993 ; Nancy Cartwright, The Dappled World : A Study of the Boundaries of Science, Cambridge University Press, 1999 ; Peter Galison & David Stump (eds.), The Disunity of Science : Boundaries, Contexts and Power, Stanford University Press, 1996 ; Sandra Mitchell, « Why integrative pluralism ? », E : CO, 6.1-2, 2004, p. 81-91, http://emergentpublications.com/eco/ECO_other/Issue_6_1-2_14_PH.pdf %3FAspxAutoDetectCookieSupport%3D1 ; Stephen H. Kellert, Helen E. Longino & C. Kenneth Waters (eds.), Scientific Pluralism, University of Minessota Press, 2006.  [4] Kellert et al., op. cit., 2006, p. x.  [5] Ibid., p. xiii.  [6] Daniel Andler, « Le naturalisme est-il l’horizon scientifique des sciences sociales ? », in Thierry Martin (dir.), Les Sciences humaines sont-elles des sciences ?, Vuibert, 2011, p. 4. 3  [7] Ibid., p. 14. Chapitre 8. Quelques conceptions du pluralisme, métaphysiques et non métaphysiques 1Les partisans du monisme épistémologique classique [1] défendent deux thèses principales. Une première, que nous considérons d’ordre métaphysique [2] consiste à considérer que l’unité de la science (y compris son unité méthodologique) est dépendante d’une conception sur l’unité de la nature [3]. Et une seconde, d’ordre plus directement épistémologique, qui consiste à considérer que toutes les sciences (y compris les sciences humaines et sociales) devraient se conformer au modèle des sciences de la nature (surtout la physique). Il s’agit là d’une forme de réductionnisme épistémologique. Ces deux thèses sont solidaires l’une de l’autre. L’ordre de la nature se reflète dans l’homogénéité fondamentale de la science, et vice- versa. Alors, il y a une implication réciproque du réductionnisme métaphysique uploads/Philosophie/ coutellec-hypothese-pluraisme-epistemique 1 .pdf

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