Recherches sur Diderot et sur l'Encyclopédie 26 | avril 1999 Diderot, philosoph
Recherches sur Diderot et sur l'Encyclopédie 26 | avril 1999 Diderot, philosophie, matérialisme Droit naturel et histoire dans la philosophie de Diderot Eliane Martin-Haag Édition électronique URL : https://journals.openedition.org/rde/1071 DOI : 10.4000/rde.1071 ISSN : 1955-2416 Éditeur Société Diderot Édition imprimée Date de publication : 15 avril 1999 ISBN : 2-252-03253-7 ISSN : 0769-0886 Référence électronique Eliane Martin-Haag, « Droit naturel et histoire dans la philosophie de Diderot », Recherches sur Diderot et sur l'Encyclopédie [En ligne], 26 | avril 1999, mis en ligne le 04 août 2007, consulté le 30 juillet 2021. URL : http://journals.openedition.org/rde/1071 ; DOI : https://doi.org/10.4000/rde.1071 Propriété intellectuelle Éliane MARTIN-HAAG Droit naturel et histoire dans la philosophie de Diderot Depuis l’ouvrage de Léo Strauss, Droit naturel et histoire, la philosophie française des Lumières est accusée d’avoir introduit une crise, voire une incohérence, dans la pensée du droit naturel, parce qu’elle tente d’articuler deux affirmations contradictoires : celle d’une nature humaine immuable et douée de droits intemporels, et celle de la perfectibilité. Léo Strauss se sert en particulier des hésitations de Jean-Jacques Rousseau quant à la valeur respective de l’état de nature et de l’état civil, pour déceler dans la philosophie des Lumières le risque d’un glissement de la genèse à l’histoire, et donc d’un historicisme, voire d’un relativisme dans la définition des droits de l’homme1. Inversement, on peut estimer que les philosophes français, qu’il s’agisse de Voltaire, Rousseau, Diderot, Turgot, Volney ou Condorcet, ont été amenés à « refuser l’histoire », afin de maintenir la pensée du droit naturel. Chez ces nombreux auteurs, on retrouverait en effet un « brouillage de l’idée de nature », l’homme étant toujours considéré à la fois comme « l’artisan historique de lui-même », et comme un être doté d’une raison morale et théorique universelle2. Nous nous proposons de démontrer que les hypothèses matérialistes de Diderot lui permettent d’échapper à cette double critique, en opérant une subversion radicale du concept de nature. Il faut d’abord rappeler que Diderot rejette la fiction, même méthodique, d’un état de nature, où l’homme échapperait à l’historicité, parce qu’à ses yeux, cet état chimérique tend à s’ériger en idéal : il représente une sorte de tribunal moral, ou un « passé transcendantal », qui sert à dévaloriser le devenir humain, en le présentant comme un malheur, voire comme une faute. C’est cette nostalgie de l’être, ou cet idéal de repos, 1. Flammarion, 1986, en particulier pp. 236-237. 2. Bertand Binoche, Les trois Sources de la philosophie de l’histoire, Paris, P.U.F., en particulier pp. 59-60. Recherches sur Diderot et sur l’Encyclopédie, 26, avril 1999 38 ÉLIANE MARTIN-HAAG qui constitue bien une des multiples facettes du rousseauisme3, que Diderot combat, parce qu’il se donne pour tâche de réconcilier l’homme avec le devenir. Ce projet devient particulièrement explicite dans les Pensées sur l’interprétation de la nature (1753-54), qui reprennent les hypothèses de Maupertuis sur la différenciation spécifique et individuelle du vivant : « L’élément séminal extrait d’une partie semblable à celle qu’il doit former dans l’animal sentant et pensant, aura quelque mémoire de sa situation première ; de là, la conservation des espèces, et la ressemblance des parents ». Cependant, « qui empêchera des parties élémentaires intelligentes et sensibles de s’écarter à l’infini de l’ordre qui constitue l’espèce ? De là, une infinité d’espèces d’animaux sortis d’un premier animal ; une infinité d’êtres émanés d’un premier être »4. Ces hypothèses sont reliées, dans le Rêve de D’Alembert (1769), aux conjectures de la médecine issue de l’école de Montpellier. Or, dans ce dernier ouvrage, la nature désigne clairement la matière vivante et sa puissance d’organisation, dont le déploiement est toujours régi par cette loi empruntée à Maupertuis : la matière ne cesse de faire varier, de toutes les façons possibles, le même archétype spécifique de l’humanité. La médecine de Bordeu permet de préciser cette loi. D’une part, chaque tempérament individuel se définit par le rapport naturel ou habituel entre les trois grands centres nerveux, que sont les centres cérébral, cordial et épigastrique : « La raison, le jugement, l’imagination, la folie, l’imbécillité, la férocité, l’instinct […] ne sont que des conséquences du rapport originel ou contracté par l’habitude de l’origine du faisceau (du centre cérébral) à ses ramifications »5. D’autre part, et à l’intérieur du même tempérament méditatif, qui est toujours dominé, voire tyrannisé par le centre cérébral, et donc par le désir de connaître, la raison ne cesse de s’individuer à travers une multiplicité de génies. En fonction de la « branche qui prédomine », c’est-à-dire de la passion dominante, Vaucanson devient « machiniste », D’Alembert mathématicien, et Voltaire « poète »6. Le déploiement de la raison humaine n’est donc plus pensé à travers le terme encore équivoque « d’émanation », mais comme un devenir qui comprend toute la multiplicité individuelle de l’organisation physique. Diderot souligne néanmoins que ce devenir et cette individuation restent le plus souvent entravés par l’arbitraire des codes religieux et civils, 3. Sur ce point, voir A. Philonenko, Jean-Jacques Rousseau ou la pensée du malheur, Vrin, 1984, en particulier t. III, p. 48, sur le « devenir fatal » qui attend toute constitution. 4. Éd. R. Lewinter, t. II, pp. 757-758 ; éd. L. Versini, t. I, pp. 588-589. C’est nous qui soulignons. 5. Le Rêve de D’Alembert, LEW., VIII, en particulier p. 135 ; VER., I, pp. 659-660. 6. Ibid. qui ne cessent de leur faire obstacle, en uniformisant les modes de pensée et de conduite, ou même en élaborant des idéaux ascétiques, qui exigent le sacrifice des passions, et qui engendrent ainsi le « ressentiment » envers la vie, et le renoncement au désir de connaître7. Aussi Diderot s’attache-t-il à défendre la diversité des types d’esprits ou de génies, en la considérant comme une valeur immanente à la vie de la pensée. C’est ce que nous indique, notamment, un célèbre passage de l’article ÉCLECTISME, qui soutient le principe des indiscernables, pour rappeler que si la nature, y compris la nature humaine, ne se répète jamais deux fois de façon parfaitement identique, « la perte d’un seul talent » s’avère « irréparable » pour le progrès des arts et des sciences. Aussi Diderot se livre-t-il, dans le même texte, à une violente dénonciation de la société des privilèges, qui condamne de nombreux penseurs à l’indigence, et au découragement, faute de pouvoir publier leur découvertes. Du point de vue de la pensée du droit, une conséquence s’impose alors : quelle que soit la constitution dont elle se réclame, une société s’avère injuste, lorsqu’elle nie le droit naturel de chaque homme à faire valoir sa « différence spécifique »8. Diderot soutient ainsi un droit naturel au devenir, tant sur le plan individuel que collectif. C’est pourquoi son œuvre de maturité renouvelle l’intelligence de la notion de tyrannie, en la définissant non pas par la méchanceté de ceux qui gouvernent, ni même par l’altération d’une forme de constitution, mais par l’immobilisme forcé de la vie sociale et individuelle. Cet immobilisme peut être le produit du paternalisme des bons despotes9, mais aussi de la sclérose des institutions. On se souvient, sur ce point, de la critique des académies, qui commettent, selon Diderot, de véritables crimes intellectuels et psychologiques, en assujettissant les génies à une tâche réglée et routinière, les empêchant ainsi d’inventer, et de suivre le mouvement naturel et original de leurs propres pensées10. Notre thèse est donc que Diderot s’attache à revaloriser le devenir, de façon à faire de l’histoire un droit naturel. Chaque peuple et chaque individu doit être libre de cultiver son génie ou son talent, et la tyrannie consiste à les priver de tout avenir. On pourrait faire deux objections à cette thèse. En premier lieu, et dans la mesure où le matérialisme de Diderot le conduit au rejet radical de toute finalité, le génie ne peut désigner une individuation parfaitement rationnelle, et donc parfaitement respectable, tant sur le plan moral que théorique. Le génie peut être méchant homme, comme le souligne le DROIT NATUREL ET HISTOIRE DANS LA PHILOSOPHIE DE DIDEROT 39 7. Pour un plus ample développement du thème du ressentiment chez Diderot, voir notre ouvrage, Diderot philosophe, Ellipses, Paris, 1998, pp. 9-12. 8. Encyclopédie, V, p. 284 a. 9. Diderot, Réfutation d’Helvétius, LEW., XI, pp. 574-575 ; VER., I, p. 862. 10. Ibid., LEW., p. 517 ; VER., p. 806. 40 ÉLIANE MARTIN-HAAG personnage du neveu de Rameau11. De plus, il n’y a pas de tempérament méditatif sans folie, ou « sans quelque désordre dans la machine »12. Davantage, Diderot affirme parfois que l’œuvre géniale reste « sublime », mais extravagante. C’est le cas, par exemple, de la philosophie de Malebranche, en tant qu’elle comprend la théorie de la vision en Dieu, ou de la philosophie leibnizienne en tant qu’elle soutient le système de l’harmonie préétablie13. Dès lors, on pourrait être tenté de comprendre que le génie ressortit uniquement, chez Diderot, d’un jugement esthétique, plutôt que d’un jugement théorique et moral, ou d’un jugement de droit en général. Dans cette perspective, la théorie du génie risque d’introduire une confusion entre le beau, uploads/Philosophie/ martin-haag-droit-naturel-et-histoire-dans-la-philosophie-de-diderot.pdf
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- Publié le Sep 28, 2021
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