Title: Le sacre noir et les avatars du mythe solaire dans le "Dossier de l'oeil

Title: Le sacre noir et les avatars du mythe solaire dans le "Dossier de l'oeil pineal" de Georges Bataille Author: Krzysztof Jarosz Citation style: Jarosz Krzysztof. (2005). Le sacre noir et les avatars du mythe solaire dans le "Dossier de l'oeil pineal" de Georges Bataille. W: M. Wandzioch (red.), "Le clair-obscur dans les litteratures en langues romanes" (S. 105-114). Katowice : Wydawnictwo Uniwersytetu Śląskiego Krzysztof Jarosz Université de Silésie, Katowice Le sacré noir et les avatars du mythe solaire dans le Dossier de l’oeil pinéal de Georges Bataille Dans ses articles publiés en 1929-1930 dans la revue «Documents» dont il fait la première tribune de ses convictions philosophiques, Bataille introduit les thèmes qu’il ne cessera de développer, de restyliser et de reprendre dans ses ouv­ rages ultérieurs. C’est surtout le cas de trois brefs textes : Le Cheval académique', 1 G. Bataille: Oeuvres complètes. Vol. 1. Paris : Gallimard, 1987 (1970), pp. 159-163 (les références à cette édition seront désormais signalées par le sigle OC, le chiffre romain indiquant le volume d’où la citation à été prélevée). En y comparant les représentations du cheval sur les monnaies grecques à celles des monnaies gauloises du IV' siècle avant J.-C., Bataille remarque que celles-là expriment l’idéal hellénique de l’harmonie des formes. Con­ trairement à ces chevaux «académiques», ceux des monnaies gauloises sont «l’expression exacte de la mentalité monstrueuse de ces peuples» : «les ignobles singes et gorilles équidés des Gau­ lois, animaux aux moeurs innommables et combles de laideur, toutefois apparitions grandio­ ses, prodiges renversants, représentèrent ainsi une réponse definitive de la nuit humaine, bur­ lesque et affreuse, aux platitudes et aux arrogances idéalistes» (p. 162). Deux oppositions struc­ turent ce fragment et l’ensemble de l’article : d’un côté, la beauté classique, qualifiée d’idéa­ lisation, et, de l’autre, la laideur, voire la monstruosité, associé au réalisme de la représenta­ tion. A ceci il convient de superposer un troisième couple de termes antagonistes, moins ex­ plicite pour un lecteur qui découvrirait les oeuvres de Bataille dans l’ordre chronologique, mais dont la valeur proleptique au sens genettien du terme s’avère prégnante à la lumière de ses textes ultérieurs. Il s’agit de la gratuité du comportement des Gaulois dont la civilisation d’avant la conquête romaine est comparée ici à celles des tribus primitives d’Afrique centrale (p. 160). Cette gratuité s’oppose au pragmatisme qui, d’après Bataille, caractérise les peuples civilisés que sont les Romains et les Grecs. Les sauvages, incapables de vivre autrement que dans l’ins­ tant, sont donc la contrepartie des peuples civilisés, créateurs d’une culture et d’un art qui ex­ priment une vision de l’homme s’appuyant sur un savoir-différer le plaisir en vue de futurs 106 Krzysztof Jarosz Le Langage des fleurs* 2 et Le Gros orteil3 dans lesquels il oppose systémati­ quement ce qui est démesuré, sauvage, violent, laid, voire monstrueux, diony­ siaque, nocturne, déraisonnable et souterrain à ce qui incarne la logique, l’or­ dre rationnel, l’harmonie, l’apollinien, le diurne et le lumineux, en assignant à la première catégorie d’objets la valeur de représentation réaliste et en quali­ fiant d’idéaliste la vision du monde qui émane de la mise en relief des élé­ ments de la seconde série d’objets4. effets de leurs activités présentes, elles-mêmes judicieusement planifiées. Enfin, pour revenir à notre propos, à la luminosité, à F«apollinité» de la civilisation grecque s’oppose ici le ca­ ractère ténébreux, nocturne et dionysiaque de l’imaginaire sauvage, conclusion qu’il serait dif­ ficile de considérer comme originale à l’époque post-nietzschéenne, mais qui amorce un chan­ gement décisif par rapport à la conception platonicienne du beau, par définition associé au juste, bon et vrai. 2 OC I, pp. 173-178. Bataille y revient en fait à la problématique d’idéalisation / réalisme, analysée dans l’article précédemment mentionné. Il oppose la «pureté angélique et lyrique» des pétales de fleurs à la «puanteur du fumier» (p. 176) qui en est la cause et l’aboutissement. Contrairement à l’hypothétique hypotexte ronsardien («Mignonne, allons voir si la rose...»), ce raisonnement n’aboutit pas à une conclusion épicurienne, mais à «cette banalité écoeurante : que l’amour a l'odeur de la mort» (ibidem) qu’accompagne la reprise de la constatation du «Cheval académique» que les racines, donc les parties basses et souterraines des plantes, à la fois au sens littéral et symbolique du terme, représentent la réalité profonde dont les corrolles des fleurs ne sont qu’un aspect le plus exposé, idéalisable et superficiel. La vertica­ lité des fleurs, et des plantes en général, corrolaire naturel du tropisme solaire, acquiert dans le discours de Bataille le sens d’opposition du diurne et du nocturne, du haut et du bas, tout en subvertissant celle-ci, car, au lieu d’assigner au pôle diurne, solaire, floral et élevé une si­ gnification traditionnellement positive, et en valorisant en même temps négativement le pôle bas, nocturne, radical et souterrain, Bataille insiste sur la vision de la fleur non pas «comme une expression plus ou moins fade d’un idéal angélique, mais, tout au contraire, comme un sacrilège immonde et éclatant» (p. 177), le symbole de l’amour se transformant nécessaire­ ment dans cette interprétation en celui de la mort dans son aspect repoussant de décomposi­ tion et de putréfaction, cette vérité de fond étant en quelque sorte incessamment confirmée par «la vision fantastique et impossible des racines qui grouillent, sous la surface du sol, écoeu­ rantes et nues comme la vermine». Bref, ces racines «ignobles et gluantes» qui «se vautrent dans l’intérieur du sol, amoureuses de pourriture comme les feuilles de lumière» représentent «la contrepartie parfaite des parties visibles de la plante» (p. 203). 3 La même tendance sacrilège et anti-idéaliste est visible dans cet article (OC I, pp. 200- 204), un autre texte de Bataille publié dans Documents dans lequel, après avoir émis la cons­ tatation paradoxale que ce n’est pas le cerveau, mais «[l]e gros orteil [qui] est la partie la plus humaine du corps humain» (p. 200), car il diffère visiblement de celui des singes anthro­ poïdes pour lesquels il joue le même rôle d’organe de préhension que le pouce chez l’homme, l’auteur retourne à l’opposition entre les parties nobles, car élevées, du corps, et l’orteil qui, par le contact avec la «boue terrestre» et par son «aspect hideusement cadavérique» (p. 203), représente la réalité matérielle de l’homme que fait aisément oublier l’idéalisation habituelle des parties supérieures du corps, comme le visage ou la tête en général. 4 Comme me le signale Edmond Nogacki, on trouve la même vision du monde dans un autre bref article intitulé Informe, mais à vrai dire chacun des articles de Bataille publiés dans Documents préfigure un aspect de sa future hétérologie, «[sjcience de ce qui est tout autre», Le sacré noir et les avatars du mythe solaire... 107 Pour Philippe Sabot, cette vision «souterraine» du monde qui caractérise la pensée de Bataille est due non seulement à ses propensions naturelles, mais aussi au contact formateur de Léon Chestov qui a initié le jeune archiviste- paléographe à la lecture du Sous-sol de F. Dostoïevski et des ouvrages de F. Nietzsche5. Selon l’interprétation de Robert Sasso, qui complète la précédente par une hypothèse convaincante quoique audacieuse, au lieu de suivre l’exhortation platonicienne de s’élever au soleil de la pensée rationnelle, Bataille propose aux prisonniers de la caverne de «redescendre vers le monde souterrain»6. Si l’on considère donc que la démarche platonicienne, fondatrice de la concep­ tion occidentale de la civilisation, consiste à rejeter Vhubris, la violence pri­ mitive, c’est-à-dire «ce qui menace une intégrité, un équilibre, une harmonie, ce qu’il faut mettre à l’écart, refouler, étouffer»7 sous peine de retourner à l’étape pré-humaine ou en tout cas pré-logique de l’évolution de l’espèce, la différenciation de l’homme de l’ensemble de la nature s’est accomplie grâce à la sôphrosunè\ qui est le désir du meilleur, alors que Vhubris signifie le dé­ sir de la démesure et de l’assouvissement immédiat, distinction qui fait penser à celle, freudienne, entre le principe de réalité et celui de plaisir. Le propre de la pensée occidentale, au moins à partir de Platon, est de cen­ surer Vhubris par le recours systématique au logos, au discours logique et ra­ tionnel qui finit par enfermer l’homme dans un monde descriptible. L’homme finit donc par avoir l’impression de dominer, de s’approprier le monde sans se rendre compte du caractère artificiel et fragmentaire de la noosphère qu’il habite. Par contre, le propre de la pensée de Bataille - et du support métaphorique que constitue son imaginaire débridé qui s’exprime en images choquantes - est de dépasser l’acquis du logocentrisme occidental, et, malgré toutes les dé­ ficiences méthodologiques de ce système du non-savoir qui, pour être com­ comme Bataille propose d’appeler son système de pensée, tout en ajoutant : «Le terme d’agiologie serait peut-être plus précis mais il faudrait sous-entendre le double sens d’agios (analogue au double sens de sacer) aussi bien souillé que saint. Mais c’est surtout le terme de scatologie (science de l’ordure) qui garde dans les circonstances actuelles (spécialisation du sacré) une valeur expressive incontestable, comme doublet d’un terme abstrait tel qu’hétérologie» (OC II. Paris : Gallimard, 1999, note pp. 61-62). uploads/Philosophie/ o-olho-pineal-de-bataille.pdf

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