L'expérience d'autrui (Résumé de cours 1949 - 1952) Maurice Merleau-Ponty Notre
L'expérience d'autrui (Résumé de cours 1949 - 1952) Maurice Merleau-Ponty Notre problème n'existe sous forme manifeste que depuis cent ans. Pourquoi? Il n'y a pas de problème d'autrui pour certaines philosophies. Empirisme absolu. - Pour une telle philosophie le moi se réduit à une série d'états de conscience que je saisis en moi-même ; autrui constitue une autre série psychologique distincte de la mienne et inaccessible : sa position apparaît donc comme inconcevable. Mais pour un empirisme conséquent, on ne peut pas plus affirmer le moi qu'affirmer autrui, étant donné que l'on n'a l'expérience que d'une série d'états qui se déroulent et non du moi ; d'ailleurs, une telle philosophie n'est certaine de rien et toute philosophie qui s'énonce, dément par là même qu'elle est empirique. Conception purement réflexive. - L'esprit est capable de se saisir lui-même avec une certitude absolue ; je me découvre moi-même comme un sujet absolument actif, le moi ne saurait être, en aucun cas, assimilé à un individu dans une situation locale et temporelle, il est pure coïncidence avec soi-même ; l'esprit se définit par la conscience de soi. Le moi passe donc dans le domaine de la valeur. Autrui ne réside pas dans son corps, ce qui serait incompatible avec la notion de l'esprit, et d'autre part, l'esprit, par définition, ne peut se voir de l'extérieur (le moi ne peut se rencontrer que dans l'expérience propre), donc, dans une telle philosophie ce que nous appelons expérience d'autrui est purement et simplement dépourvu de sens. Je pense que l'autre est pour soi ce que je suis pour moi (Descartes, Méditations). Il y a problème d'autrui quand je ne me réduis pas à une série d'expériences psychologiques et quand cependant je ne puis pas m'attribuer la qualité d'un sujet éternel et unique ; on peut alors admettre ce singulier rapport entre un esprit et cet appareil corporel qui le porte (Husserl). Quand on a quitté ces deux points de vue, à partir de ce moment-là, il y a un problème d'autrui : il y a un esprit incarné avec lequel on peut entrer en contact. Donc, notre problème pourrait être considéré comme un miroir du problème du moi. Il se relie en même temps au problème du monde. Nous venons de voir que ce n'est pas dans n'importe quel cas, dans n'importe quelle situation que se pose un problème d'autrui ; il en est de même pour le problème du monde. Celui-ci ne se pose pas, à proprement parler, dans l'empirisme radical où le monde n'est qu'un simple titre de classes pour désigner la série des états psychologiques ; il ne se pose pas non plus dans le rationalisme absolu selon lequel il est possible de s'installer dans la position de Dieu et d'apercevoir la totalité de l'Etre. La notion devient problématique lorsqu'on remarque que le monde est une totalité qu'on ne peut pas totaliser. (Kant: monde conçu comme une idée-limite sous laquelle nous désignons une série indéfinie et ouverte d'expériences liées entre elles par des liens rationnels.) La notion d'expérience (Erfahrung) met en évidence ce qu'il y a d' original dans notre relation avec 1' être; de même pour qu' autrui devienne problème, il ne faut pas le poser absolument,' mais comme expérience progressive. En réalité, les deux problèmes ne sont pas seulement parallèles les, mais liés intérieurement, car, de toute évidence, c'est dans le monde que nous pouvons avoir quelque chance de rencontrer' une expérience d'autrui. Il ne s'agit donc pas pour nous de supposer certaines conceptions du moi ou du monde et de voir ce qui en résulte à propos d'autrui, mais d'examiner comment il faut concevoir le monde pour qu'autrui soit pensable. Revenons donc sur cet état d'ignorance du problème d'autrui; pour préciser pourquoi il y est privé de sens. L' attitude centrale à partir de laquelle il n'y a plus de problème d'autrui est celle qui consiste à dire que la passivité pour 1'esprit est absolument impensable : 1'esprit fait l'unité de la multiplicité qui constitue l'objet (pour que je puisse percevoir une feuille de papier, il faut que je ne sois pas un élément du papier) c'est moi-mème qui me représente passif, me confondant avec mon corps, mais je ne le suis pas Ceci a immédiatement pour conséquence une certaine conception de l'objet qui se définira entièrement par l'extériorité de ses parties (Descartes : partes extra partes), le moi devra donc se concevoir non pas comme sens intime, mais comme pur je, sans contenu, non individué dans le temps. Autrui ne sera pas davantage incarné et situe', le problème disparaît donc. Ainsi Kant ne perçoit pas comme problème le passage de ce qui est vrai dans sa conscience à ce qui est vrai dans toute conscience ; il ne pose ni autrui ni moi- même comme situés. Dans une telle conception, il n'y a pas de problème philosophique, il n'y a qu'un problème psychologique (cf. analyse de l'espace) : autrui est problème de simples contenus et non problème transcendantal de structure. En fin de compte, autrui n'est pas problème parce qu'une telle philosophie a tellement purifié objet et sujet qu'il n'y a plus de possibilité pour une représentation comme celle d'autrui qui devrait être sujet-objet. On n'aura pas d'autre ressource que de dire que c'est une représentation qui ne résiste pas à la réflexion. Donc, en un sens, une telle philosophie rend notre problème chimérique et inexpugnable. Si l'on essaye de montrer au philosophe réfléchissant que ces objets-sujets font tout de mème partie de notre expérience, comment, dira-t-il, quelque chose qui n'a pas de sens peut-il faire partie de notre expérience ? Descartes a mentionné très brièvement ce problème, mais, si l'on considère l'ensemble de sa philosophie, il avait le droit de ne pas se le poser avec insistance ; il pouvait jeter une lumière sur l'union de l' âme et du corps parce que l'identité en Dieu de l'essence et de l'existence nous fait saisir une possibilité de solution. Descartes nous remet en présence du monde dans la 5°et 6° Méditation ; dans sa philosophie, le monde a un sens parce qu' il est créé par Dieu, mais les cartésiens modernes ne peuvent opérer ce retour au monde parce qu'ils ne posent pas Dieu, le monde est donc un non-sens. Si l'on veut avoir une attitude positive à l'égard du monde sans postuler un infini qui offrirait la solution de tous les problèmes, il nous faut penser les paradoxes inhérents à ce monde, en particulier celui d'autrui. Le but est ici de décrire les objets du monde avec leurs racines subjectives, afin de reprendre conscience de notre véritable contact avec le monde ; de voir comment le monde nous parle de l'homme. Partons d'un exemple qui a servi dans les conceptions objectivistes la perception du cube (cf. analyse de Lagneau; Célèbres leçons et fragments, P.U.F., 1964) Il est facile de montrer que le cube est l'objet d'un jugement dans lequel la distinction de celui qui juge et de celui qui est jugé reste nette. En effet, nous n'avons qu'une vision successive des faces ; si je crois au cube, c'est que, en moi, l'esprit redresse l'apparence pour que je perçoive. De ce point de vue, voir n'a pas de sens : dès qu'il y a vision du cube, cela signifie que notre. regard est habité par une inspection de l'esprit. Cette analyse classique se heurte à une difficulté : elle suppose, au moins idéalement, que nous avons une certaine vue persperspective sur le cube et que, partant de cette vue, une saisie intellectuelle permet de le reconstituer. Mais les choses se passent-elles ainsi dans la perception ? Regardons un homme à grande distance : on ne peut pas dire que cet homme est gros comme une mouche, mais la distance n'est pas homogène à la hauteur et a la largeur: elle est la dimension de l'inactualité. Cet homme est une présence qui, pour 1'instant, est loin, mais est, là-bas, telle que je l'éprouverais si je le voyais de près. En perception libre, il n'y a aucune commune mesure entre l'objet proche et l'objet lointain parce qu'ils se situent dans deux dimensions différentes. La route qui fuit vers l'horizon ne se rétrecit pas réellement; c'est seulement après analyse que l'on peut dire que ce spectacle comporte les caractères que lui donne cette description. Mais la perception de l'objet est différente de ce que nous en donne, apres coup, notre analyse. L'objet (au sens étymologique de chose étalée devant mon regard) est environné par un horizon intérieur et un horizon extérieur (Husserl) qui annonce une ouverte et indéfinie de perceptions complémentaires que nom pourrions obtenir si nous changions de point de vue. La perception est la synthèse de toutes les perceptions possibles ; cette synthèse est réalisée par le pouvoir que je possède de me déplacer. La chose perçue est un système d'expériences : si je fais tel mouvement, j'obtiendrai tel résultat ; c'est ma corporéité qui rend possible ce système de " Wenn... so " ; ce n'est pas un uploads/Philosophie/ merleau-ponty-autrui.pdf
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- Publié le Nov 27, 2021
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