Langue française Traduire la Bible, de Jonas à Jona Henri Meschonnic Citer ce d

Langue française Traduire la Bible, de Jonas à Jona Henri Meschonnic Citer ce document / Cite this document : Meschonnic Henri. Traduire la Bible, de Jonas à Jona. In: Langue française, n°51, 1981. La traduction. pp. 35-52; doi : https://doi.org/10.3406/lfr.1981.5096 https://www.persee.fr/doc/lfr_0023-8368_1981_num_51_1_5096 Fichier pdf généré le 04/05/2018 Henri Meschonnic, Paris-VIII TRADUIRE LA BIBLE, DE JONAS A JONA L'enjeu de la traduction biblique La traduction biblique est aujourd'hui, plus que jamais, le lieu le plus révélateur où se confrontent le dualisme du signe et sa contestation. C'est l'actualité théorique de la traduction de la Bible, qui n'est pas seulement le domaine le plus ancien, le plus foisonnant en comparaisons, en expérimentations, et renouvelé récemment par des traductions nouvelles, mais le lieu où se joue à découvert, plus que nulle part ailleurs, la rencontre de l'idéologie et de la philologie, le conflit du langage et du pouvoir, de la théologie et de l'anthropologie, ou celui d'anthropologies antagonistes. Le traduire littéraire pose toujours au moins quelque partie de ces problèmes. Traduire Lucrèce, traduire Dostoïevski, traduire Kafka met à nu des mécanismes, ou comment certaines traductions ne se constituent que d'occulter certains mécanismes, rapports de langue à texte, de discours à culture, et montrent par leur occultation même le lieu où elles se forment, le bourbeux des concepts que les artisanats athéoriques cultivent. Mais la Bible reste ce qui seul pousse à ses limites le monde théologico- politique du signe. Faire basculer ce monde est l'enjeu d'un renouveau de la traduction biblique. Mettre à découvert cet enjeu porte dans la pratique du traduire et dans la théorie de la traduction le rapport-critère entre tout ce qui ressortit à la Théorie traditionnelle, c'est-à-dire à ce qui <r concourt à Vexis- tence de la société telle qu'elle est », comme Horkheimer le disait en 1937, et ce qui tient d'une Théorie critique de la traduction, qui est nécessairement une partie d'une théorie critique du langage, de l'histoire et de leurs rapports. Non une pseudo-science autonome. Traduire la Bible ne reflète pas seulement l'histoire occidentale des pratiques de la traduction. Du calque à l'adaptation, de la langue de départ à la langue d'arrivée, il ne s'y agit pas seulement d'une relation entre les langues, de questions philologiques. Le caractère sacré des textes a été lui- même l'enjeu d'un conflit théologique. La traduction biblique reproduit en elle-même l'herméneutique de la préfiguration. Toute traduction biblique est contrainte de refaire ou de défaire la notion traditionnelle de l'Ancien Testament. Dans la traduction traditionnelle, tout, de sa syntaxe à son absence 35 de rythmique, de son escamotage des signifiants dans leur prosodie jusqu'à sa typographie, fait signe. Signe que l'Ancien est traduit à travers le Nouveau. Que l'Ancien est un signifié, non un signifiant. Un énoncé, non une énon- ciation. C'est la christianisation dans le traduire. La tradition massive porte la traduction biblique vers la langue d'arrivée. Du moins en France depuis Le Maistre de Sacy au xvne siècle, qui traduisait d'après la Vulgate. Le transport de la Bible vers le français est une traduction-annexion. La syntaxe paratactique (asyndètes, juxtaposition, coordination) de l'hébreu y devient uniformément une syntaxe de la subordination. Le primat de l'oralité y devient un primat de l'écrit. La rythmique y devient une ponctuation logique, avec les modulations sémantiques, purement interprétatives du et biblique. La francisation y est inséparable de la christianisation. Toutes deux ont commencé dans l'hellénisation de l'hébreu biblique. La traduction, de ce point de vue, commence déjà dans la philologie, qui choisit les versions (la syriaque, les Septante, etc.), dans les cas qui l'arrangent, plutôt que de traduire l'hébreu. La traduction se poursuit dans les notes. La note Sabbat dans le glossaire de la Traduction Œcuménique de la Bible, à la fin de l'Ancien Testament, par son imparfait, archéologise le Juif dans des Antiquités qui précèdent l'ère du Nouveau Testament : « Des règles minutieuses précisaient ce qu'il était interdit de faire ce jour-là. » Le mouvement inverse, vers la langue de départ, anciennement pris dans le calque, puisque le sacré imposait le littéralisme, hébraïsait le latin de saint Jérôme, après le grec d'Aquila au 11e siècle. Malgré son empêtrement au xvine siècle dans les commentaires étymologiques de Fabre d'Olivet, pour qui l'hébreu était encore la mère de toutes les langues, il est remarquable que la réaction httéraliste ait été surtout juive, depuis son début oublié avec Les cinq livres (mosaïstes) de Moïse, traduits textuellement sur Vhébreu avec commentaires et etymologies par Alexandre Weill en 1890 1, jusqu'à Vaqui- léisme des traductions d'Edmond Fleg et d'André Chouraqui. Le littéralisme s'y donne pour l'effort d'amener l'hébreu au lecteur français, en passant par une violation de la langue. Chouraqui se situe comme « hébréophone ». Pas sur le plan de la poétique des textes, mais sur celui d'une poétique, si on peut dire, directement de la langue. Sans concepts ni de la poétique, ni du discours. Traduction de juriste, pas de linguiste ni de poète. Ainsi l'hébraisation, la défrancisation se font par un calque étymologique, lexical, syntaxique2. C'est l'équivalence formelle selon Nida3, prenant le contrepied de l'équivalence dynamique. Le couple même du dualisme : le fond d'un côté, le sens, mis du côté pragmatique, fonctionnaliste et instrumentahste; la forme de l'autre côté. L'excès dans une direction, quelle qu'elle soit, reste dans les limites de la polarité à laquelle il ne touche pas, puisqu'il y demeure. La prédominance sociale du sens n'est en rien dérangée par une esthétique de la forme dont l'excès même nuit à la fonctionnalité du discours, et qui s'exclut de l'instru- mentalisme en le renforçant. C'est le sens poétique selon Sartre. La multiplicité des distorsions n'y fait pas système, n'y fait pas discours, juxtaposant 1. Que présente Thomas Gercely. dans « La version d'André Chouraqui : une traduction-ralque de la Bible ». Le Français Moderne, 1980. n° 1. pp. 336-345. 2. Que j'ai analysé dans « Le calque dans la traduction ou la Bible en décalcomanie ». dans Poésie sans réponse, Pour la poétique V, Gallimard. 197H. dont des versions partielles avaient paru dans la Quinzaine littéraire en 1974. n° 19 1 et dans les Cahiers Internationaux de symbolisme, 31-32. Mous. 1976: L'article de Th. Gergely en reprend l'essentiel, sur les exemples de la Genèse. En tête, Desclée de Brouwer. 1974. 3. Je renvoie à H. Meschonnic. Pour la poétique 11, « Poétique de la traduction ». à « Dune linguistique de la traduction à une poétique de la traduction ». 36 des bonheurs formels isolés dans une masse où les illisibles fourmillent, rendant ce discours inviable comme tel, c'est-à-dire comme une continuité. Il y a donc à rejeter, ensemble et séparément, ces deux pôles de la traduction, ces deux partialités qui ne subsistent que dans et par le schéma du signe, avec un signifiant à oublier, et un signifié totalisateur. Le schéma du signe fait une théorie du langage mais aussi une pragmatique et une politique du signe. 11 y a à le rejeter non par une solution à la hégélienne, qui réconcilierait les contraires en les « dépassant » et en les maintenant. Mais en déplaçant la théorie du sens. Parce que l'ancienne a prouvé son inefficace, précisément par sa poétique et par son traduire. Il faut donc une conception différente du discours, non plus emploi des signes, choix dans la langue, mais activité historique des sujets dans le social. Où le discours est premier, non la langue. Seule une théorie différente du discours peut modifier le traduire, qui en est une pratique, le décentrer, le situer hors de cette polarité du signe qui renfermait. Ne plus traduire du « sens », ne plus traduire de la « forme », parce que la réalité empirique et banale des discours n'a rien à voir avec cette représentation abstraite qui se donne, culturellement, pour la nature du langage. C'est le discours comme rythme majeur, organisation de la signifiance dans et par des sujets, organisation subjective des discours, spécifique à chaque discours, qui peut faire ce déplacement, et lui seul. En quoi le traduire est toujours une activité théorique, qui met en jeu la théorie du langage, jusque dans l'anti-théoricisme des traducteurs-praticiens, qui préfèrent rester dans une théorie de la langue, c'est-à-dire au mieux dans une stylistique et une grammaire contrastive. La Bible, précisément, est le meilleur terrain d'expérimentation des théories du discours. Non par son passé de traductions. Mais parce qu'elle est, à ma connaissance, le seul domaine linguistique et anthropologique où une rythmique ait eu la place et le rôle qu'elle y a, constituant l'ordonnance même du texte, sa ponctuation, sa sémantique, sa mélodique en même temps que le rythme. C'est son système d'accentuation (les te'amim), qui neutralise l'opposition occidentale entre « vers » (« poésie ») et « prose », métrique et non-métrique, comme et pour la même raison (le primat du rythme) que le langage y neutralise le schéma dualiste du signe qu'on lui applique. En quoi les typographies sont déjà, versifiantes ou prosaïsantes, des traductions. Le paradoxe de cette rythmique de la Bible est de présenter un effet méconnu de modernité uploads/Philosophie/ meschonnic-traduire-la-bible-de-jonas-a-jona.pdf

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