Érudit est un consortium interuniversitaire sans but lucratif composé de l'Univ

Érudit est un consortium interuniversitaire sans but lucratif composé de l'Université de Montréal, l'Université Laval et l'Université du Québec à Montréal. Il a pour mission la promotion et la valorisation de la recherche. Érudit offre des services d'édition numérique de documents scientifiques depuis 1998. Pour communiquer avec les responsables d'Érudit : erudit@umontreal.ca Article Mikel Dufrenne ETC, n° 7, 1989, p. 16-18. Pour citer cet article, utiliser l'information suivante : http://id.erudit.org/iderudit/36353ac Note : les règles d'écriture des références bibliographiques peuvent varier selon les différents domaines du savoir. Ce document est protégé par la loi sur le droit d'auteur. L'utilisation des services d'Érudit (y compris la reproduction) est assujettie à sa politique d'utilisation que vous pouvez consulter à l'URI http://www.erudit.org/apropos/utilisation.html Document téléchargé le 18 juillet 2013 04:42 « Les valeurs, toujours » DOSSIER fHEMAflQUE Les valeurs, toujours L es valeurs s'effritent-elles ? Ce qui suggère cette question, c'est l'effritement du dis- cours qui porte sur elles. Oui, ceux qui font profession de réfléchir parlent peu des valeurs; dans le langage du lobby philo- sophique — j'entends les beaux esprits, ceux qui lancent la mode intellectuelle, parfois avec la complicité des médias —, si surgissent parfois des mots nouveaux ou des tours syntactiques imprévisibles, d'autres mots sont gommés, les mots qui désignaient traditionnellement des valeurs sûres : sagesse, bonté, humanité, justice, beauté. Le philosophe postmoderne se défie du kitsch philosophique, et il invite ses contemporains à perdre une bonne fois la naïveté. De fait, beaucoup l'ont perdue : dans les pays dits déve- loppés règne aujourd'hui le pragmatisme; à gauche comme à droite, la classe politique fait un usage modéré des idéaux qui risqueraient d'encourager l'esprit d'aven- ® ture, sinon la subversion. Et le citoyen a appris à se défier des pouvoirs qui useraient de leur autorité jusqu'à » exercer la terreur pour promouvoir le règne des valeurs. f Mais regardons ailleurs et prêtons attention à la grande rumeur de la parole quotidienne. Là, on ne ! théorise pas, on ne parle pas des valeurs, mais on parle valeur. Toujours, et sans cesse. Laissons ici de côté les valeurs marchandes, c'est-à-dire les prix; ils ne nous apprennent rien de ce qu'est la valeur d'un objet vécu par un sujet. Si je dis à propos d'une vente récente que la cote de Picasso remonte, je désigne le sort que le marché de l'art fait à une certaine marchandise selon la loi de l'offre et de la demande; je ne dis rien de la valeur intrinsèque d'une œuvre telle que le goût peut l'ap- précier; et je ne dis rien non plus d'un sujet qui pourrait avoir une relation personnelle avec cette œuvre : acheter ou vendre est le fait d'un spéculateur soucieux d'in- vestissements ou de prestige, non d'un homme qui peut désirer ou jouir. Par contre, qui aime une œuvre dira volontiers que pour lui, elle est sans prix. Et sans doute le dira-t-il aussi d'autres valeurs qu'il rencontre ailleurs : lasaveurd'un fruit, la pureté d'une lumière, la grandeur d'un paysage, la noblesse d'un geste, l'innocence d'un visage... tant de qualités qu'il ne cherche pas davantage à exprimer en termes monétaires. Comment ces valeurs sont-elles parlées ? Écoutez ce qui se dit dans le commun langage transmis en héritage depuis la nuit des temps. Il bouge en surface, ce parler, selon les vicissitudes du savoir ou de la production et aussi selon les jeux de l'argot, mais le vocabulaire axiologique y tient bon : les mots qu'évite le discours sophistiqué sonnent encore ici. On entend dire : c'est bien, ou c'est mal, c'est bon ou c'est mau- vais, c'est juste ou c'est inique, c'est beau ou c'est laid (même si on dit plus volontiers : c'est chouette ou c'est moche). Place doit évidemment être faite à ce qu'on appelle des valeurs négatives, et peut-être les mots qui les désignent trouvent-ils ici l'emploi le plus fréquent : le malheur ou la douleur sont plus souvent et plus vivement éprouvés que le bonheur ou le plaisir. Encore que ceux qu'accablent la misère ou l'opression n'ont plus la force de parler. Mais peut-être ceux qui, éprouvant le mal, sont capables de le dire, ne le nomment-ils que parce qu'ils ont aussi quelque idée ou quelque image, si indécises soient-elles, du bien, et des mots pour le dire; le négatif est l'ombre portée du positif. Comment s'étonner du foisonnement perpétuel des jugements de valeur ? Ces valeurs dont le nom circule partout peuvent devenir des catégories — au reste, nous le redirons, difficilement conceptualisables — sous lesquelles subsumer des intuitions, mais ce sont d'abord les qualités singulières d'objets donnés à l'intuition, dans lesquels elles résident comme leur propriété essentielle. Ces objets sont des biens ou, à l'opposé, des maux. Et ils grouillent autour de nous. Dans le réel, où on rencontre des boissons agréables, des filles jolies, des hommes honnêtes, des oiseaux ivres de liberté, «midi le juste» : des biens à consommer, à admirer, à respecter (comme aussi bien des maux à fuir ou à combattre). Dans l'imaginaire aussi, qui est parfois l'aura du réel perçu, mais qui ne procède pas toujours de la seule subjectivité. Car les valeurs ne s'éprouvent pas seulement dans l'expérience présente d'un bien, elles se révèlent au long d'une histoire : la nôtre, mais aussi celle de l'humanité ou d'une part d'humanité, de cette communauté dont chaque individu est le dépositaire. Chacun de nous porte en lui une mémoire collective, qui constitue ce qu'Anne Cauquelin appelle la doxa1 : un savoir commun que le savoir consacré s'efforce de récuser ou de contrôler, et dont il est en effet aisé de dénoncer le bariolage et la confusion, mais qui ne cesse d'habiter la communauté et y nourrit la parole quotidienne. Ce que chacun appelle, non sans emphase, son opinion est toujours mêlée à / 'opinion; c'est là que se fonde le tissu social2. Explorez donc ce lieu où s'enracine l'opinion; vous y trouverez,confuses, ambiguës, mais toujours insistantes, les figures du juste ou du sage, ou encore la figure héroïque de l'homme libre, révolutionnaire ou martyr, ou encore l'image de l'Eden, paradis perdu, île tropicale, Côte d'Azur, ou les lieux enchantés des contes, mais aussi l'horreur des Enfers, la laideur des monstres, la cruauté des tyrans. Innombrables sont les biens et les maux qui s'offrent à nous. On conçoit donc que le champ des valeurs se déploie dans le plus grand désordre. Pas seulement en ce que s'y opposent le positif et le négatif. Mais parce que équivoques et contradictions y fourmillent : les strates de la mémoire collective s'accumulent, se chevauchent, se brouillent. L'imagerie religieuse n'est pas plus fanée en nous que sur les vitraux des vieilles églises, les idéaux de 89 sont toujours écrits au fronton © 1 Paul Grégroire, NON, NON. NON. (détail) 1988 Fibre de verre; dimension réelle. Photo : Guy L'Heureux des mairies, les mouvements anarchistes de 68 ne sont pas totalement apaisés. De ce magma doxique, chacun se débrouille; c'est dans ce terrain bouleversant qu'ont lieu les errances individuelles : à chaque sujet son opinion, et ses jugements de valeurs sont parfois sans appel. Convenons d'ailleurs que leur subjectivité est souvent confortée par l'objet qu'habite la valeur; le sensus communis ne se révèle pas seulement dans le jugement de goût où Kant l'a situé. Ainsi les valeurs sont-elles vécues et parlées. Mais comment parler d'elles ? Comment les penser ? Pouren faire l'objet d'un discours, la réflexion s'emploie à nominaliser le prédicat; partant de : ceci est beau ou ceci est juste, elle prétend définir le beau ou le juste. Or, s'agissant du beau, Kant nous avertit : le beau est sans concept. Et cette formule peut s'étendre au juste3, aussi bien qu'à toutes les valeurs. Nous ne connaissons des valeurs qu'un échantillon, donné par les biens ou les © maux que nous rencontrons. Mais à défaut de concept, n'y a-t-il pas quelque idée de la valeur ? Une idée sans doute implicite, qui nous permette de la reconnaître et de la nommer dans l'objet qu'elle habite ? Oui, s'il est vrai que l'être humain vient au monde comme capable du monde, nous avons des valeurs un savoir virtuel, un «pré-sentiment» qui nous ouvre au monde du valable, disons du désirable, si le désir est cette espèce du sentir qui suscite et oriente notre activité à l'égard des biens. Autrement dit, les valeurs peuvent être tenues pour des a priori qui rendent possible l'expérience des biens, telle qu'elle se produit en particulier dans la doxa. Et ces a priori peuvent être d'autant plus sûrement décelés si l'on admet qu'ils ne constituent pas seulement le sujet comme ouvert à l'objet, mais aussi l'objet dans lequel ils résident comme leurpropriété essentielle. Cet objet illustre alors l'a priori; il n'autorise pas à le conceptualiser, mais il en suggère quelque idée. J'ai proposé autrefois cette interprétation de l'a priori, et c'est pourquoi j'ai cru pouvoir ensuite tenter un inventaire des valeurs, qu'au surplus l'historicité de ces a priori interdit de tenir jamais pour définitif4. M'accordera-t-on qu'il y a là un discours uploads/Philosophie/ mikel-dufrenne-les-valeurs-toujours.pdf

  • 63
  • 0
  • 0
Afficher les détails des licences
Licence et utilisation
Gratuit pour un usage personnel Attribution requise
Partager