PIERRE ALFÉRI GUILLAUME D’OCKHAM LE SINGULIER Ouvrage publié avec le concours d

PIERRE ALFÉRI GUILLAUME D’OCKHAM LE SINGULIER Ouvrage publié avec le concours du Centre national de la recherche scientifique et du Centre national des lettres © 1989 by LES ÉDITIONS DE MINUIT pour l'édition papier © 2015 by LES ÉDITIONS DE MINUIT pour la présente édition électronique www.leseditionsdeminuit.fr ISBN 9782707332592 AVANT-PROPOS Il n’est rien de plus inactuel que la philosophie médiévale. Malgré une littérature savante qui s’enrichit régulièrement depuis quelques décennies, elle est plus absente, plus lointaine de la culture et de la pensée contemporaines que celle des premiers Grecs. Parmi ses grandes figures – celles dont au moins le nom est connu – il en est une plus inactuelle encore que les autres, que Thomas d’Aquin ou Duns Scot, par exemple. 1288 ?-1349 ? : entre ces deux dates incertaines vécut Guillaume, né à Ockham, au sud de Londres, auteur d’une dizaine d’ouvrages de philosophie qui ont attendu six siècles leur édition complète, sans parler de traduction1. En quoi nous regarde-t-il ? Certes, il ne nous surveille pas depuis le sommet ou la somme d’une pensée autarcique, retournée en tous sens par le commentaire redondant des disciples et où il aurait, comme on le dit de certains grands philosophes, « déjà tout dit ». Mais sa pratique singulière de la philosophie répond à certaines exigences qu’elle peut à son tour, par sa force propre, nous imposer par-delà une tradition interrompue. Les interprétations strictement historiques multiplient, à juste titre, les relais et les écrans ; chez les philosophes médiévaux, elles s’attachent à montrer les écoles, leurs précurseurs et leurs sectateurs, à isoler telle ou telle contribution à la logique ou à la science de la nature. Le tout premier travail que demande une pensée n’est pourtant pas de la situer, de la classer, mais de comprendre à quel point elle est accessible. Et s’il n’est rien de plus accessible que la philosophie, c’est qu’elle avance des exigences de pensée où elle s’impose, qu’elle prescrit la pensée. Guillaume d’Ockham nous prescrit, non comme un remède, mais comme une épreuve, une pensée singulière. Il exige de nous que nous pensions ce vers quoi, après lui, fût-ce en lui tournant le dos, nous pouvons nous tourner comme lui. Il peut paraître étrange, sinon suspect, de présenter ainsi Ockham comme un philosophe de l’avenir. Commentateur d’Aristote, théologien franciscain, dernière figure célèbre de la philosophie « scolastique », il fut enterré avec elle par la Renaissance, dont la culture moderne dominante, à de nombreux égards, a consommé les oublis. L’oubli peut pourtant être une chance, préservant l’étrangeté de ce qu’il emporte, sa nouveauté. Il serait en effet suspect de vouloir moderniser Ockham, le rendre présent ou présentable au goût du jour, et tel n’est pas le propos de ce livre. Mais une exigence – et moins que toute autre une exigence de pensée – n’est jamais simplement présente, pas plus qu’elle n’est simplement historique. Ce qui prescrit, prescrit la pensée et dans la pensée, doit précéder, d’une distance qui n’est pas mesurable en termes d’histoire, pour faire signe vers ce qui longtemps peut rester inactuel, à venir et à penser. Or c’est bien à des exigences, singulièrement rassemblées sous le nom d’Ockham, que ce livre essaie de donner un écho, si faible soit-il. La philosophie pratiquée par Ockham est ici envisagée autour de trois questions. Qu’est-ce qu’un singulier ? Comment les singuliers s’organisent-ils en séries ? Comment peut-on les signifier ? Ce sont trois faits fondamentaux et étroitement liés qui soulèvent ces questions : la singularité dans l’ordre de l’étant, la sérialité – ou le rapport à des multiplicités ordonnées – dans l’ordre de l’expérience, la référence dans l’ordre du langage. C’est pour répondre de façon pertinente à ces questions que certaines exigences de pensée avancées par Ockham doivent être respectées. Montrer, en les reprenant, qu’elles ne sont pas plus dépassées que les questions elles-mêmes, tel est le propos de ce livre. Et tel est, si l’on veut, son présupposé : si la pensée d’Ockham n’était largement ignorée, ses exigences pourraient et devraient être les nôtres. On ne peut, au préalable, que les affirmer de façon très abrupte, quitte à annoncer ce qui suit plutôt comme un manifeste, où une intention et des enjeux sont, comme le terme l’indique, déclarés dès le départ sans arrière-pensée. Il faut penser tout étant, nous dit Ockham – toute chose, toute réalité – comme une singularité absolue. La singularité ne marque pas seulement un aspect des étants tels qu’ils se donnent extérieurement, par exemple à nos sensations. Elle n’est pas non plus le résultat d’un processus secret, d’une « individuation ». Elle ne dérive de rien. Tout ce qui est de l’étant, lui appartient, le constitue ou lui arrive, est d’emblée singulier. La singularité est l’absolu même, seul fond des choses, coïncidence de chaque étant avec lui-même. Il n’y a pas de modes d’être ou de degrés d’être hiérarchisés, pas même de distinction entre l’étant et son être. Il faut donc penser en deçà ou au-delà de tout arrière-monde essentiel, au-delà même de toute différence ontologique. La seule « ontologie » légitime sera minimaliste : un discours sur l’étant en tant que singulier. La tâche de la philosophie y est alors non seulement très réduite, mais très polémique : combattre sur son propre terrain tout universalisme, combattre la philosophie elle-même pour autant qu’elle se détermine comme une ontologie générale, ou une métaphysique de l’« être en tant qu’être » ; contre tout universalisme des essences, des natures communes ou de la Nature, contre tout universalisme de l’être comme tel. Il faut penser la genèse de l’expérience, nous dit Ockham, à partir de l’intuition du singulier. Source de toute connaissance empirique, c’est en elle, dans le face-à-face avec une chose extérieure, que s’ouvre l’écart décisif de l’expérience, entre les actes d’appréhension et leurs objets, qui précisément décide de toutes les variations dans le rapport aux singuliers. C’est à partir de cette expérience originaire qu’il faut retrouver l’ordre naturel des relais, dans un rapport de plus en plus abstrait aux singularités : souvenir proche, mémoire proprement dite, imagination, concept. C’est cette pure genèse empirique partant de l’intuition qui doit montrer comment un concept universel permet finalement de se rapporter à une multiplicité ordonnée de singuliers, à tous les hommes ou à tous les chevaux, par exemple. Il ne faut pas penser le concept comme le rapport à une essence réellement universelle, pas même comme une représentation générale que l’esprit forgerait, mais comme la visée d’une multiplicité en tant que telle, produite, au terme d’un véritable processus de mise en série, par la répétition des actes internes, la mémoire. Il ne faut pas penser le concept comme un objet, mais comme un acte de référence en direction des mêmes singuliers qui furent d’abord l’objet d’une intuition : penser le concept comme le signe naturel d’une série, penser l’expérience comme production de signes. Il faut enfin penser le langage dans son ensemble, nous dit Ockham, à partir de la référence aux choses singulières. Elle est la destination première de tous les signes, écrits, prononcés ou pensés. Toutes les manières de signifier, les plus subtiles comme les plus rudimentaires, doivent être analysées comme des jeux de référence ayant chacun des règles strictes. Ces règles sont immanentes au langage, elles sont respectées dans son usage ordinaire, elles doivent seulement être dégagées : pour une sémiologie du langage articulé, certes, mais aussi pour une sémiologie des pensées, car on parle mentalement. La vérité est une référence conjointe par l’enchaînement de plusieurs signes ; la connaissance est faite de propositions ; les sciences sont des genres de discours. Les règles des jeux de référence définissent, selon Ockham, le bon usage des signes, ce qu’il lui arrive d’appeler la proprietas sermonis. Il faut les défendre contre le langage traditionnel de la métaphysique, qui n’a cessé, avant Ockham et après lui, d’y déroger. Mais ce sont aussi les vastes ensembles discursifs constituant les « sciences » qu’il faut critiquer d’un point de vue sémiotique, dont il faut interroger la scientificité, ajuster les limites – les genres de discours physique, psychologique, théologique, etc., dans leur forme et leur prétention traditionnelles : pour une sémiologie générale, donc, mais aussi appliquée et critique. La forme et la pratique du discours philosophique doivent ainsi être réinterprétées à partir des nouvelles exigences avancées par Ockham. Depuis une sémiologie rigoureuse – la logique proprement dite –, la philosophie doit aller à la rencontre des sciences particulières pour en interroger le langage, l’organisation et les limites. Elle ne doit pas être la science des sciences, mais un discours transversal qui parcourt les régions du savoir et du discours, de plain-pied avec elles, qui travaille à une sorte de cadastre de la pensée discursive : une philosophie critique, à la fois transcendantale et sans surplomb. Ces exigences de pensée ne peuvent être reprises qu’au risque d’une interprétation. Celle qui est proposée dans les pages qui suivent est donc centrée sur la question de la singularité, du côté des étants, de l’expérience et du langage. J’ai essayé de la uploads/Philosophie/guillaume-d-ockham-le-singulier-pierre-alferi.pdf

  • 34
  • 0
  • 0
Afficher les détails des licences
Licence et utilisation
Gratuit pour un usage personnel Attribution requise
Partager