L'art - Esthétique - Laurent et Nathalie Cournarie 1 © Philopsis 2010 - Cournar
L'art - Esthétique - Laurent et Nathalie Cournarie 1 © Philopsis 2010 - Cournarie L’art L’esthétique en questions Laurent et Nathalie Cournarie Philopsis : Revue numérique http://www.philopsis.fr Les articles publiés sur Philopsis sont protégés par le droit d'auteur. Toute reproduction intégrale ou partielle doit faire l'objet d'une demande d'autorisation auprès des éditeurs et des auteurs. Vous pouvez citer librement cet article en en mentionnant l’auteur et la provenance. Il y a une actualité philosophique de l’esthétique. Mais les débats sur les questions esthétiques paraissent partagés entre un renouveau de l’esthétique par la philosophie analytique – dont la sobriété argumentative, la clarté des thèses plaident, selon ses auteurs et ses défenseurs, en faveur de son « sérieux scientifique », à la fois contre l’éloquence d’une certaine tradition phénoménologique et contre l’adhésion quasi-religieuse à l’art par les désenchantés de la politique et les « célibataires » de la métaphysique – et une réactivation du sens de l’esthétique qui, dépassant le point de vue descriptif, s’attache à ce qu’il y a de négatif ou d’irréductible dans l’expérience de la beauté et de l’œuvre d’art. C’est sans doute au contact de l’art du XXè s., que l’esthétique philosophique a regagné en vitalité, que ce soit pour assumer, critiquer le projet de la modernité, ou plus modestement, pour appliquer à l’art la rigueur d’une analyse logique du langage. L’esthétique est en question dans la philosophie parce qu’il en est question dans l’art. A l’origine de ce qui pourrait apparaître, si l’on jugeait trop vite, comme une crise ou une déroute de l’esthétique, il y aurait le geste ironique opéré par le ready made de Duchamp : celui de présenter en tant qu’art un objet trivial, choisi précisément pour son indifférence esthétique1, qui désamorce toute possibilité de discerner l’œuvre de l’objet réel. De ce que l’art n’est plus affaire d’expression et de représentation, ce serait conclure bien vite que de 1 « Le choix était fondé sur une réaction d’indifférence visuelle, assortie au même moment à une absence totale de bon ou mauvais goût … en fait une anesthésie complète » (Marcel Duchamp, Duchamp du signe, Champs Flammarion, 1994, p. 191). L'art - Esthétique - Laurent et Nathalie Cournarie 2 © Philopsis 2010 - Cournarie proclamer la mort de l’esthétique. Il s’agit bien plutôt d’en réviser les conditions et le sens aujourd’hui. Si l’art se produit comme sa propre mise en question (l’art en tant que question de l’art), l’esthétique ne peut plus aveuglément célébrer l’œuvre et la beauté, ni affirmer la présence souveraine d’un contenu de vérité. Faut-il dire aborder l’esthétique sur le mode de la nostalgie, devant la perte des évidences, ou tout simplement lui dire « adieu », renoncer sinon à l’approche esthétique de l’art, du moins aux questions et aux concepts de l’esthétique traditionnelle ? Toute décision engage la construction de ce que signifie le terme d’esthétique. Au bout du compte, n’est-ce pas l’esthétique qui est inappropriable et qui dépasse les limites de son concept ? I. Qu’est-ce que l’esthétique ? L’esthétique désigne la discipline philosophique qui, en marge de la logique, l’épistémologie, l’éthique ou la politique, tente de répondre « aux questions suivantes : Existe-t-il une attitude spécifiquement esthétique ? (…) L’objet esthétique est-il une représentation de la réalité ou l’expression d’affects, de pensées ? (…) Existe-t-il une valeur esthétique ? »2. Mais cette définition a le défaut d’être immédiatement circulaire : l’esthétique est la discipline philosophique qui analyse les conditions de l’attitude, du jugement, ou de l’objet présumés esthétiques. Aussi peut-on être tenté d’identifier, à l’instar de Hegel3, l’esthétique à la philosophie de l’art qui, de son côté, se demande plutôt : « qu’est-ce que l’art ? Quelle sorte d’entités sont les œuvres d’art ? Qu’est-ce que comprendre et apprécier une œuvre d’art ? Quelle est la valeur de l’art ? »4. Il reviendrait à l’art de donner un contenu à la forme esthétique. Mais ici on confond subrepticement l’art et le beau, l’esthétique et l’artistique : soit par la réduction du champ original de l’esthétique (le sensible) au domaine culturel de l’art, tranchant ainsi le débat sur le beau naturel et le beau artistique en faveur de ce dernier ; soit par la méconnaissance de l’art moderne et contemporain qui n’a cessé de liquider, comme un préjugé et un obstacle à la pleine affirmation de son autonomie, le souci du beau. Ainsi, l’esthétique est divisée par ce que les dictionnaires présentent pourtant simultanément comme ses deux objets les plus propres : le beau et l’art. Mais entre eux, l’esthétique ne doit-elle pas choisir ? A moins que toutes les ambiguités de l’esthétique ne réflètent l’incertitude de leurs 2 Roger Pouivet, « Esthétique », in Précis de philosophie analytique, Puf, 2000, p. 269. 3 Hegel commence son introduction aux Cours sur l’esthétique, en précisant que si le terme d’esthétique peut être conservé comme « simple nom », « la formule qui, en toute rigueur, convient à notre science, est « philosophie de l’art », et plus exactement « philosophie du bel art » (I, Aubier, 1995, p. 6). 4 Pouivet, ibid. L'art - Esthétique - Laurent et Nathalie Cournarie 3 © Philopsis 2010 - Cournarie relations. L’art n’est certes pas le beau 5. Toutefois l’esthétique peut-elle se désintéresser de l’art, sans ignorer un lieu privilégié de l’expérience esthétique ? Ici, il faut se méfier tant de la polémique anti-esthétique qui a prévalu dans l’art moderne et contemporain que du retour de l’esthétique, en philosophie, après l’épuisement des avant-gardes et de la théorie spéculative de l’art6 qui en constituait la logique profonde. Finalement il se pourrait que la réflexion sur l’esthétique invite toujours la philosophie à réfléchir sur elle- même, sur sa définition et son histoire7. L’esthétique est moins un champ de la philosophie que ce qui engage une compréhension globale de la philosophie. II. L’esthétique a-t-elle une histoire ? On salue souvent, dans l’invention ou la naissance de l’esthétique, un moment constitutif de la modernité. Par là, on veut souligner que l’esthétique, aussi bien comme sphère autonome d’expérience que comme discipline philosophique, est un phénomène récent (XVIIIe) qui appartient à la révolution critique de la pensée moderne. La subjectivité du goût, la pleine affirmation du caractère « réfléchissant » du jugement esthétique qui puise en soi, pour une expérience singulière et toujours nouvelle, les critères de sa validité, participe de l’histoire moderne où la raison cherche désormais dans les seules puissances de sa finitude radicale, dans la reconnaissance de ses limites, les critères de l’objectivité scientifique ou morale. Plus largement, l’histoire de l’esthétique relève de l’« histoire de la subjectivité » où « l’affirmation de l’autonomie du sensible ne signifie rien moins que … la séparation radicale, peut-être définitive, de l’humain et du divin »8. Dans les sociétés modernes, les principes de production et d’évaluation de l’œuvre d’art sont irréductiblement subjectifs : l’artiste crée ex nihilo, à partir des seules ressources de son inspiration personnelle – le « génie » s’affirme bientôt dans le romantisme comme la figure héroïque du sujet libéré de toute contrainte, qui annonce le culte avant-gardiste de l’original et du nouveau ; le spectateur juge à partir de sa seule sensibilité, soumet l’appréciation du beau ou de la qualité de l’objet à l’expérience de son plaisir. L’esthétique est moderne en émancipant la création et la réception des œuvres de « toute fonction “transitive” (par exemple, religieuse, morale ou cognitive) pour les proposer à la seule “délectation” »9. La modernité esthétique constitue un 5 On ne peut assimiler le jugement de valeur « ceci est beau » au jugement descriptif « ceci est de l’art », à moins d’identifier bel objet, objet esthétique et œuvre d’art, ce qui justement en question. 6 Cf J.-M. Schæffer, L'art de l'âge moderne, Gallimard 1992, p.11 et p. 344- 387. 7 Cf . Serge Trottein, « Introduction. Naissances de l’esthétique au siècle des Lumières », in L’esthétique naît-elle au XVIIIe siècle ?, Puf, 2000. 8 Luc Ferry, Homo Æstheticus, Grasset, 1990, p. 44-45. 9 J.-M. Schæffer, Les célibataires de l’art, Gallimard, 1996, p. 15. L'art - Esthétique - Laurent et Nathalie Cournarie 4 © Philopsis 2010 - Cournarie progrès vers l’autonomie du « monde de l’art comme institution sociale … et de celle de l’esthétique comme discipline philosophique »10. On ne saurait nier la nouveauté du projet systématique de Baumgarten qui rompt, par la publication du premier volume de son Æsthetica en 1750, avec la dévalorisation du sensible par la métaphysique. La sensibilité constitue un mode original et irréductible de connaissance. La sensibilité n’est plus un matériau du savoir mais un savoir à part entière dont il appartient à la philosophie de produire la science pour laquelle Baumgarten propose le néologisme d’« esthétique » : « L’esthétique (théorie des arts libéraux, doctrine de la connaissance inférieure, art de la belle pensée, art de l’analogue de la raison) est la science de la connaissance sensible »11. Malgré son statut gnoséologique inférieur, le sensible se voit reconnaître une dignité et une autonomie du sensible dont la beauté est la perfection : « La uploads/Philosophie/ esthetique-pdf.pdf
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- Publié le Jan 07, 2022
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