1 Jacques Muglioni Philosophie, n°1, Bulletin de Liaison des professeurs de phi

1 Jacques Muglioni Philosophie, n°1, Bulletin de Liaison des professeurs de philosophie de l’académie de Versailles, CRDP, septembre 1992, pp. 25-37 La leçon de philosophie Il faudra dire en quel sens la leçon de philosophie ne ressemble à aucune autre; mais d'abord en tant que leçon, elle doit se comprendre en même façon qu'une leçon de gymnastique, de dessin ou de chant. Elle est l'acte même, indivisible, d'instruire ou de s'instruire, soit qu'on fasse une leçon devant des élèves, soit qu'on l'écoute pour la suivre, l'apprendre et la retenir. Or, s'agissant de gymnastique, de dessin ou de chant, toute la leçon est manifestement dans l'exercice même que l'élève effectue, que le maître d'abord définit, qu'il examine ensuite pour en corriger l'exécution. Le maître demande et redresse, mais tout le travail incombe à l'élève. Le maître peut certes passer des soirées à lire et à méditer, mais il ne va pas à l'école pour travailler lui-même. Aussi est-on porté aujourd'hui à estimer que cette sorte d'oisiveté ne mérite ni bon salaire ni considération! Il se rend auprès de ses élèves pour les faire travailler et pour apprécier leur travail. Encore s'agit-il d'un travail qui ne produit rien, qui a pour seule fin de disposer l'élève à s'instruire: les travaux visibles, qu'on ne peut monnayer, ne sont que des moyens en vue de cette fin. Mais l'exercice réel reste la seule preuve. Un chant, un dessin, un exercice physique veulent une exécution qui puisse satisfaire un public averti. Mais ce travail, dont le résultat seul s'offre à entendre ou à voir, est en réalité un travail tout intérieur. C'est proprement en cela qu'il sert de leçon, l'essentiel étant de vaincre cet orgueil d'adulte, trop souvent fatal aux jeunes gens, qui porte à croire qu'on n'a pas de leçon à recevoir. Or l'élève véritable ne se replie pas sur lui-même, comme par précaution. Il change en apprenant, par son progrès même. Une leçon véritable change les pensées pour toute la suite des études et des travaux, même pour toute la vie, ce que signifie proprement le mot instruction. On peut avoir la tête bourrée de savoirs - ce pluriel même invalide la notion -, et n'être instruit en aucune façon. Entendons que la fin de l'étude est moins d'acquérir quelque chose qui manquait, qu'on n'avait pas encore, que de devenir effectivement ce qu'on avait d'avance la capacité d'être. Donner une leçon, ce n'est donc pas donner, transmettre, faire cadeau. C'est bien plutôt demander, et même, s'il le faut, exiger impérieusement. Du maître et de l'élève, qui donne le plus? Disons même que la vertu du maître n'est pas la prodigalité, mais la parcimonie. La leçon est l'acte de ramasser, de recueillir, de choisir. Une avalanche d'informations et de documents ne fait pas une leçon et surtout ne vaut pas la leçon presque silencieuse, le recueillement autour du mot qui fait penser. L'acte d'enseigner est aujourd'hui obscurci par la fortune des techniques consacrées à la communication. Pour ne rien dire des images, on ne doute pas que les mots comme par magie transmettent les pensées, qu'enseigner ce soit verser et remplir. On devrait pourtant savoir que les sons ne transportent qu'eux-mêmes. Quand on maîtrise mal la langue, je dis même sa propre langue, les mots ne sont que du bruit. Quand on reste étranger aux questions traitées, 2 faute d'instruction et de culture, ce sont moins que des énigmes. Il faut que les mots soient reçus véritablement comme des signes si l'on veut qu'au sens propre ils enseignent. Mais le sens qu'ils évoquent, qu'ils invoquent ou qu'ils implorent, ils ne le transportent point. S'il n'était en nous d'abord en quelque façon, s'il ne précédait ainsi le discours, celui-ci resterait lettre morte, comme on dit si bien. Le vrai maître est toujours intérieur. Mais nos pédagogues se gardent bien de lire Platon et Saint-Augustin: ils ne veulent pas courir le risque de perdre leur emploi! Un accident de la vie, un événement de l'histoire peut être reçu comme une leçon. Encore faut-il avoir assez de liberté pour changer ses pensées, ou plutôt pour écarter les opinions ou les habitudes qui retenaient de penser. Ce serait naïveté de croire que la conversation, par exemple, pût s'en tenir aux exigences du vrai. Car elle suit seulement les usages et il est trop clair qu'honorer les exigences du vrai n'est pas dans les usages. Molière a tout dit là-dessus. La question est de savoir comment continuer de se soucier sincèrement du vrai et pourtant ne pas incliner à la misanthropie. La conversation, en effet, est la répétition rituelle des questions déjà résolues. Elle est le lieu où reviennent inlassablement les opinions qui ont déjà été réfutées, parfois depuis des siècles. Ou bien par inculture on ignore cette réfutation, ou bien on n'en a cure. Si l'on met à part la vertu sociale de convivialité, qui certes doit être estimée, la conversation n'est rien d'autre que la revanche des préjugés et des passions tristes qu'ils entretiennent, revanche sur l'étude libre et désintéressée, revanche sur l'école. Ce qui rend l'esprit indisponible, ce n'est donc pas le vide, c'est l'encombrement. Voilà pourquoi la première vertu de la leçon, et dès son commencement, est de mettre hors jeu les opinions toutes faites et les préjugés qui occupent l'esprit, l'empêchant ainsi de penser par lui-même. D'abord on ne peut entendre une leçon que si la discipline du corps témoigne, pour le sujet lui-même en premier lieu, d'une attente sans laquelle l'attention risque d'être à jamais refusée. Qui n'est pas capable d'écouter, c'est-à-dire de garder le silence, de faire taire ses opinions et ses humeurs, ne comprendra ni n'apprendra jamais rien. C’est en cela que la leçon est à l'opposé de la conversation qui consacre la comédie sociale. II est rare qu'on accepte de s'instruire dans la rue, dans un salon ou à table. D'où la précaution de couper la parole. D'une façon générale, on répugne à s'instruire dans l'âge mûr. Pour la plupart des hommes, nous le savons, être adulte c'est n'avoir plus rien à apprendre. Car - est-il besoin de le rappeler? - de simples informations, même transmises par câble, ne sont pas du tout des leçons. Il faut d'abord le rappeler fermement: la classe veut un abri. Elle n'est plus rien lorsque l’établissement est secoué par des intempéries qui affectent aussi bien les élèves que les maîtres. Mais si les autorités responsables sont résolues à laisser les maîtres enseigner et les élèves apprendre, c'est aujourd'hui toute la question. Le silence de la classe, à la fois condition et effet de l'attention, symbolise le chez soi de l'esprit et annonce le prix de la parole. Ni la parole du maître ni celle de l'élève ne brise ce silence auquel on revient toujours, ce silence qui précède et suit la parole, ce silence qui porte la parole, car il est le lieu du sens. On ne dira jamais assez ce qui fait qu'une classe est une classe, non pas un agrégat 3 incertain, mais un nombre fini d'élèves qu'on puisse distinguer, l'immobilité du corps, le maintien, la maîtrise du geste. II y a des conditions physiques sans lesquelles la parole se perd. Entendons que la parole ne se perd pas dans le silence qu'elle rompt sans le détruire, mais dans le bruit et la gesticulation. On peut certes parler en marchant. Mais alors le pas rythme la réflexion qui continue de confier la parole au silence. Qui n'a pas connu ce temps hors du temps, et ce bonheur de penser sans avoir de compte à rendre au monde autour, ne sait pas ce que c'est que la classe ni ce qu'est enseigner. Le cours magistral, ce qui veut dire l'enseignement du maître, n'est pas un discours d’orateur. II faut relire Platon. L'orateur veut être approuvé, non pas compris. Il mise donc sur les faiblesses de l'auditoire, ses désirs, ses craintes, ses passions. II veut un public libéré de tout effort, exempt de toute obligation. Les mots le disent assez: passer de la démagogie à la pédagogie, c'est seulement substituer l'enfant au peuple, ce n'est pas changer l'esprit. Le maître, au contraire, doit décevoir toutes les attentes. Et même dans les commencements, l'auditoire doit se sentir désespéré: il découvre, en effet, qu'il ne peut rien attendre que de son attention. C'est le grand secret d'enseigner, et qui prépare la plus ferme audience, tandis que la pédagogie tapageuse voue à l'indifférence et à l'ennui. L'intérêt est nul s'il n'est inspiré sans adjuvant par le seul contenu, s'il n'est créé par l'enseignement lui-même. Car l'intérêt ne précède pas l'enseignement, mais il en résulte. La plus indiscrète mise en scène ne vaut pas un seul vers dit comme il faut. Et l'auditoire finit toujours par mépriser ses intérêts occasionnels et subalternes ou, comme on dit, ses motivations. Par exemple encore la nécessité et l'exigence d'une grande pensée inscrite au tableau noir met en déroute toutes les modes. A l'opposé, et quelle que soit la subtilité des artifices testés au long des stages, la flatterie n'a pas seulement uploads/Philosophie/ muglioni-jacques-la-lecon-de-philosophie 1 .pdf

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