Chapitre 2 Fondements linguistiques des approches méthodologiques actuelles: la

Chapitre 2 Fondements linguistiques des approches méthodologiques actuelles: la compétence chomskienne, la linguistique de l’énonciation et du discours, la sociolinguistique et la pragmatique 1. La compétence chomskienne. 2. La linguistique de l’énonciation et du discours. La prise en compte du sujet parlant ordinaire dans la communication. 3. La sociolinguistique. La prise en compte du contexte ordinaire mondain dans la communication. 4. La pragmatique. La prise en compte de l’usage ordinaire de la langue dans la communication. 4.1. La pragmatique intentionnelle. Les actes de parole. 4.2. Les fonctions langagières. 4.3. La pragmatique cognitive et la sémantique pragmatique. 1. La compétence chomskienne Les positions divergentes de Chomsky par rapport au structuralisme linguistique (phonologie : Troubetzkoy; fonctions: Jakobson; syntaxe : Bloomfield) partent de la question du sujet et de son rôle sur le système (linguistique). Chez Saussure, le sujet est bel et bien le sujet libéral (Locke, Kant), doté de toutes les catégories (sujet libre, jouissant de droits et de facultés individuelles, composé de corps sensible et d’une faculté de raisonnement et d’intelligence; sujet idéal, représentatif de l’espèce, etc.). Cela posait un problème théorique, à savoir l’abîme entre synchronie et diachronie : l’évolution d’une langue, de toute langue, devrait se faire de manière asystématique par l’influence de ce sujet imprévisible et libre dans l’exercice de sa parole. La linguistique structurale (étant donné sa méthode d’analyse positiviste) avait résolu cette contradiction théorique en faisant disparaître la dichotomie sujet-système (en définitive parole-langue): le sujet est exclu de la linguistique. Le sujet est siège de la parole, mais il n’est objet de la linguistique. Cela supposait une restriction du point de vue saussurien, chez qui la différence entre le sujet (la parole) et la langue s’estompe dans l’usage1, concept que le structuralisme va ignorer. Car l’usage ( à ne pas 1 Pour Saussure, «la langue est un ensemble de conventions nécessaires adoptées par le corps social pour permettre l’usage de la faculté du langage chez les individus». Par la parole, «il désigne l’acte de l’individu réalisant sa faculté au moyen de la convention sociale qui est la langue» (1975 : 419). Donc, la langue ne vit que pour gouverner la parole. La parole, pour Saussure, est «un acte individuel de volonté et d’intelligence, dans lequel il convient de distinguer: 1º les combinaisons par lesquelles le sujet parlant utilise le code de la langue en vue d’exprimer sa penseée personnelle; 2º le mécanisme psycho-physique qui lui permet d’extérioriser ces combinaisons» (1975 : 30-31). La parole saussurienne n’est donc pas le discours (la res acta : la langue dans son actualisation/réalisation), mais le ‘parler’ (=habla) de l’individu, l’exécution (1975 : 30). 36 Javier Suso López confondre avec le discours) semblait impossible à cerner : la linguistique avait besoin de faits incontestables, universellement valables pour faire de la « science ». En excluant l’usage, le structuralisme fait disparaître d’emblée le sujet et la parole (l’exécution individuelle). Pour le structuralisme, le sujet n’est que le siège de la parole; et celle-ci n’est pas objet d’étude de la linguistique (cela correspondrait en tout cas à la stylistique): cela entraîne donc une disparition/négation du rôle du sujet individuel dans la langue. Le sujet – même dans son optique saussurienne : sujet libre, siège de la pensée – est donc totalement nié, écarté des préoccupations de la linguistique : c’est le fonctionnement de la langue en elle-même (système) qu’il intéresse de dévoiler... Le béhaviorisme partageait cette même conception du sujet et de son rapport à la langue : dans l’apprentissage de la langue, le sujet ne fait qu’intérioriser un objet (système) qui existe en soi, au-dehors du sujet, et qui possède ses propres lois de fonctionnement. Dans cet univers conceptuel2, Chomsky fait revivre la notion du sujet cartésien (le sujet est le siège de la pensée et des facultés supérieures; la pensée préexiste à la langue), mais aussi les présupposés romantiques sur le sujet qui recrée en lui la langue de façon permanente, et où la langue est conçue comme un organisme vivant, non comme produit inerte (voir Humboldt). Face à la position de Hjelmslev (le système est la seule réalité existante), Chomsky se risque à défendre la position contraire : le sujet est le système; ce qu’il faut étudier, c’est le fonctionnement du système dans le sujet, puisqu’il n’existe qu’en lui, et c’est lui qui le crée constamment. La langue n’est rien sans le sujet; la langue n’existe pas en dehors du sujet. Derrière chaque structure superficielle, il y a le sujet, la nature humaine, agissante et vivante : les notions d’intention du sujet parlant et d’intuition donnent lieu à la notion plus générale de compétence. La compétence chomskienne est comprise comme la capacité/aptitude du sujet de générer ou de comprendre des phrases jamais produites ou entendues auparavant. Tout usage du langage est toujours créatif. Elle constitue le véritable système de base, la dernière structure latente ; le sujet est le système même, l’état latent ou abstrait du système : « Une personne qui possède une langue a, d’une certaine manière, intériorisé le système de règles qui détermine et la forme phonétique de la phrase, et son contenu sémantique intrinsèque ; cette personne a développé ce que nous appellerons une compétence linguistique spécifique » (Chomsky, 1969 : 124). Nous reviendrons, au chapitre suivant, sur les implications psychopédagogiques de ces notions. Si Chomsky récupère la notion du sujet, il faut dire cependant que le sujet chomskien est le sujet cartésien, ou saussurien: un sujet idéal, siège de l’« esprit », ou de l’intelligence; il continue d’agir dans le domaine des essences: comme l’indique Julia Joyaux-Kristeva3, c’est un sujet « égal à lui-même, unité fixe qui coïncide avec son discours ». Son rôle est assimilé à celui d’une fonction psychologique, nécessaire 2 Il faut en outre rapprocher cette conception du sujet de celle de l’époque : tant du côté du marxisme (réalisation stalinienne) que du nazisme, ou du capitalisme, on nie tout droit à l’individu: les classes sociales, la race, la nation/patrie, ou encore les lois économiques, les sociétés anonymes ou les multinationales sont les agents de l’Histoire... C’est toute une époque qui a souffert d’une certaine « déshumanisation ». 3 D’autres chercheurs avaient de même remarqué la voie sans issue dans laquelle était placée la linguistique structurale, par sa négation du sujet, telle Julia Joyaux-Kristeva : « La psychanalyse rend impossible l’habitude communément admise par la linguistique actuelle de considérer le langage en dehors de sa réalisation dans le discours, c’est-à-dire en oubliant que le langage n’existe pas en dehors du discours d’un sujet, ou en considérant le sujet comme implicite, égal à lui-même, unité fixe qui coïncide avec son discours. C’est ce postulat cartésien qui sous-tend la procédure de la linguistique moderne et que Chomsky met au jour est ébranlé par la découverte freudienne de l’inconscient et de sa logique » (1969 : 263-264). Cette réflexion dépasse également la notion de sujet « idéal » de Chomsky. De ‘Un niveau-seuil’ au ‘Cadre européen de référence pour les langues’ 37 évidemment (tout comme Saussure l’indiquait). «La théorie générativiste ne fait donc pas une plus grande place à l’individuel que ne le faisait la théorie structuraliste. Simplement elle s’avère dans ce domaine plus claire, car elle s’occupe à la fois de « système » et de « pensée », et donc se trouve de fait obligée de dévoiler ses options psychologiques» (R. Ghiglione, 1986 : 15). Le sujet chomskien est un « être » idéal, dont le système cognitif est « pré-doté » par une grammaire universelle, et dont le fonctionnement psychologique est similaire à un « mécanisme pré-cablé, capable de reconnaître le bon type de grammaire spécifique et d’être fonctionné par elle d’une certaine façon». Ainsi, la théorie générative «postule que le système s’approprie l’hom- me [...] et non l’inverse»; on est encore dans le domaine de la recherche des essences: «si nous voulons comprendre le langage humain et les capacités psychologiques sur lesquelles il repose, nous devons d’abord nous demander ce qu’il est, non pas comment et dans quel but il est utilisé » (Chomsky, 1969 : 105). Peut-être faudrait-il se demander et ce qu’il est, et comment, et dans quel but il est utilisé: c’est alors qu’on pourrait comprendre les phénomènes de l’intercommunication. De ce fait, avec Chomsky, on ne peut pas dire encore que l’abîme (saussurien) sujet-langue disparaît; il est vrai que des concepts nouveaux, comme celui de capacité intrinsèque de langage, ou celui d’hérédité biologique du langage, ou bien les universaux du langage, surgissent (ou resurgissent); la psycholinguistique peut naître : elle s’occupera de l’étude du fonctionnement de la langue dans le sujet. Mais on est loin encore de l’élimination de la distinction fondamentale, issue de Saussure, entre langue (fait social de nature homogène, qu’on peut étudier séparément, comme dans le cas des langues mortes) et parole (fonction du sujet parlant, exécution particulière hétérogène de la part du sujet, quoique dépendant du code social): il n’y a pas encore chez Chomsky le point de vue d’une actualisation en discours de la langue, ou une étude de la transformation de uploads/Philosophie/ chapitre-2.pdf

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