NATURE ET REGLES DE VIE DANS LE STOÏCISME ET LE PYRRHONISME. Charles Lévy Le bu

NATURE ET REGLES DE VIE DANS LE STOÏCISME ET LE PYRRHONISME. Charles Lévy Le but de ce travail est d'esquisser une approche systémique de la manière dont deux écoles opposées dans leur orientation philosophique, les Stoïciens et les Pyrrhoniens, ont conçu ce que devait être la vie selon la nature. Ce que je voudrais étudier c'est, plus précisément, cette réaction à la nature qui reside dans l'organisation de sa propre vie. Mais, en m'exprimant ainsi, en évoquant un sujet qui réagit et qui organise, je gauchis déjà dans une certaine mesure la perspective qui était celle des Anciens. J'ai été, en effet surpris de constater que l'expression “règle de vie” ne se rencontre ni chez Sénèque ni chez Cicéron et qu'en revanche on trouve regulae naturae.1 Nous avons trop tendance à imaginer la vie comme un matériau inerte qu'il suffirait d'informer, alors que l'association inevitable entre les concepts de vie et de nature —la nature n'est-elle pas originellement naissance?— suffit à montrer que la vie ne peut être pensée que comme un ensemble complexe de relations qui préexistent à la reflexión et qui vont être pour celle-ci à la fois une source et un élément de résistance. Centralité de la nature, centralité du sujet, ligne de partage sans doute trop hâtivement tracée entre l'Antiquité et la modernité, mais disons qu'il y a là au moins une discordance qui ne facilite pas notre compréhension de ce que pouvait être la vie selon la nature pour un Ancien. Comment vivre lorsqu'on affirme connaître la nature des choses? telle sera ma première question, à laquelle j'essaierai de répondre en examinant le cas d'un savoir positif, celui des Stoïciens et celui d'un savoir que je qualifierai très approximativement de “négatif”, celui de Pyrrhon. La deuxième partie de mon exposé concernera des stratégies plus communément humaines, celles de sujets qui ignorent ce qu'est la vérité des choses et qui, malgré cette ignorance, vont tenter de vivre selon la nature. Il est au moins un postulat sur lequel Stoïciens et Sceptiques étaient d'accord, celui de la relation mimétique qu'entretient l'homme qui 1 L'expression la plus proche de regula uitae se trouve chez Sénèque, Ep., 20, 3: unam semel ad quam uiuas regulam prende. Pour l'expression regula naturae, voir Cicéron, Luc., 140 et Off., 1, 110. On trouve chez Martial, XI, 2, 3, l'expression regulae morum. connaît la nature des choses avec cette nature. Cela est évident pour le stoïcisme: la nature est exclusivement logos, raison, et l'âme du sage est elle-même tout entière dans la rationalité. Je me contenterai de rapprocher ici deux phrases. La première est de Cicéron, à propos des passion:2 “ces troubles ne sont pas produits par une force appartenant à notre nature; il n'y a là que des opinions ou des jugements irréfléchis; et c'est pourquoi le sage en est exempt”. L'autre, qui concerne la nature, se trouve dans Sénèque:3 “qu'est-ce d'autre que la nature que dieu et que la raison divine insérée dans l'univers tout entier et dans ses parties”. Il est donc naturel que la raison imparfaite qu'est l'âme humaine cherche ses critères dans la perfection de la raison universelle. Mais ce qui semble aller de soi dans le stoïcisme paraît plus problématique pour le scepticisme, car le simple bon sens conduit à poser la question: comment s'identifier à une nature que l'on ne connaît pas? Nous avons heureusement un texte d'une importance capitale pour la connaissance du scepticisme originel, qui permet de montrer que Pyrrhon ne se posait pas du tout le problème de cette manière faussement évidente. Aussi paradoxal que cela puisse paraître, il définissait lui aussi sa règle de vie en termes de mimesis. En effet, nous avons la chance de disposer d'un document qui est au centre des études actuelles sur pyrrhonisme: il s'agit d'un texte d'Aristoclès de Messène, péripatéticien du 1er siècle av. J.C., cité par Eusèbe dans la Préparation évangélique4 et présenté par Aristoclès comme une citation de Timon de Phlionte, principal disciple de Pyrrhon. Je le cite partiellement dans la traduction qui en a été proposée par J. Brunschwig,5 légérement modifiée: “Son disciple dit qu'il est nécessaire, pour qui s'apprète à être heureux de considérer les trois points suivants: 1)d'abord comment les choses sont par leur nature (opoia pefuke ta pragmata); ensuite de quelle manière nous devons être disposées envers elles; finalement, quel bénéfice s'ensuivra pour ceux qui sont ainsi disposés. Pour ce qui est des choses, Timon dit que Pyrrhon les déclare également indifférentes, 2 Fin., III, 35. 3 Ben., IV, 7. 4 PE., XIV, 18, 1-4, fg. 53 Decleva Caizzi. 5 Dans l'ouvrage collectif Dire l'évidence, C. Lévy et L. Pernot éds, à paraître chez L'Harmattan en 1997. indéterminées et indécidables, que pour cette raison ni nos sensations ni nos croyances ne sont vraies ou fausses. Pour cette raison donc, il dit qu'il est nécessaire de ne pas se fier à elles, mais d'être sans croyances, sans penchants, sans ébranlements.” Ce texte a fait l'objet de nombreux commentaires sur lesquels je ne m'attarderai pas ici6. Je ne retiendrai donc que la relation de cause à effet: c'est parce que les choses sont indifférentes que nous devons être indifférents à leur égard. Cela ne va pas sans probléme: comment, en effet, l'absence totale de sens peut-elle fonder une obligation d'indifférence? On remarquera que dans le Mythe de Sisyphe de Camus, la démarche est radicalement différente: c'est parce que le monde n'a pas de sens que le sujet doit s'arracher à l'indifférence. Mais pour Pyrrhon, philosophe hellénistique, il va de soi que l'homme doit être ce qu'est la nature, même si ce qui caractérise celle-ci c'est précisément de n'avoir aucun être et de se definir par un paraître qui ne renvoie qu'à lui-même. Chez Pyrrhon le processus mimétique va faire que le bénéfice de la compréhension se traduira pour l'homme, d'abord par l'aphasie, puis l'absence complete de trouble, l'ataraxie et même, nous le verrons, l'apathie. Nous retrouvons ici la problématique commune aux Stoïciens et aux Sceptiques, que j'essaye de mettre en évidence. Dans les deux cas: comment vivre une sérénité parfaite au milieu d'hommes qui sont tout sauf sereins? Question qui se subdivise en fonction de la spécificité de chacune des deux écoles. Pour les Stoïciens: comment être rationnels dans une société humaine régie par les passions? Pour les Pyrrhoniens: comment être indifférents dans un monde où tout paraît être différencié? Autrement dit, si la sagesse est l'établissement d'une relation d'identité entre l'homme et la nature, comment définir précisément cette vie selon la nature, lorsque le sujet est parvenu à la compréhension parfaite de ce qu'est celle-ci? La réponse à ces questions a été formulée sur deux modes différents. Dans le stoïcisme, la sagesse est considérée comme un objectif réalisable, et c'est sur cette possibilité d'actualisation que repose toute l'éthique, mais, d'une part, le sage est plus rare que le Phénix 6 Voir le commentaire de F. Decleva Caizzi, dans son édition des fragments de Pyrrhon, Pirrone. Testimonianze, Naples, 1981, p. 218-234, auquel il faut joindre l'article de J. Bruschwig cité à la note 5 et celui de R. Bett, (1994:303-337). et, d'autre part, aucun des maitres du stoïcisme, Zénon Chrysippe, Cléanthe, n'a prétendu être sage ni n'a été considéré comme tel. Leur discours sur la vie du sage est donc une construction théorique, s'appuyant il est vrai sur des exemples de sagesse quasiment réalisée, tel celui de Socrate. Le pyrrhonisme, en revanche, est d'abord un discours sur une sagesse actualisée, celle de Pyrrhon, et le disciple de Pyrrhon, Timon s'est plu à mettre en scéne celui-ci comme une sorte de dieu, dont il recueillerait la parole oraculaire.7 Malgré la dificulté qu'il y a à comparer un discours théorique à un ensemble qui est en grande partie poético-biographique, cette mise en parallèle me paraît pouvoir être fructueuse. Le but de Pyrrhon est de parvenir à l'apathie, plus radicale encore que l'ataraxie, puisque le concept d'ataraxie évoque en les niant le trouble, le conflit des contraires dont il est le dépassement, alors que l'apathie va jusqu'à l'abolition de ce qui previste à la parole- raisonnement. F. Cossuta a exprimé cela de manière tres suggestive en parlant d'une “extase blanche, vide de tout contenu représentatif”,8 expression dans laquelle le terme “extase” doit être compris comme une référence comme une sortie hors de cette humanité dont Pyrrhon voulait se libérer. Le pyrrhonisme originel me paraît se définir par un permanent clivage dans le concept de vie aboutissant à la dissociation de la vie et de l'existence. Le pyrrhonien vit, il n'existe pas, si par existence on entend cette manifestation de soi qui implique que l'on choisisse, que l'on préfére. Il arrivait à Pyrrhon de mettre en scène ce que pouvait être un comportement apathique insensible aux représentations et à ce qu'elles impliquent comme choix dans la plus quotidienne de nos actions. Il ne faisait rien alors pour éviter les chiens, les précipices ou les chariots qu'il rencontrait.9 Mais nos sources biographiques —que l'on peut, bien sûr, toujours accuser de malveillance— racontent qu'il était alors sauvé par uploads/Philosophie/ nature-et-regles-de-vie-dans-le-stoicisme-et.pdf

  • 34
  • 0
  • 0
Afficher les détails des licences
Licence et utilisation
Gratuit pour un usage personnel Attribution requise
Partager