L DOCUMENT ENTRETIEN SUR LA MÉCANOLOGIE Gilbert SIMONDON Texte présenté par Vin

L DOCUMENT ENTRETIEN SUR LA MÉCANOLOGIE Gilbert SIMONDON Texte présenté par Vincent Bontems e texte que nous présentons est la transcription de l’entrevue filmée entre le journa- liste et homme politique (du parti libéral) québécois, Jean Le Moyne (1913-1996) et le philosophe et technologue français, Gilbert Simondon (1924-1989). Il convient d’introduire en quelques mots ce document audiovisuel exceptionnel ainsi que le texte qui en a été tiré. Cet entretien a été enregistré en août 1968, à Mazeaux-par-Tance (Haute-Loire) dans la maison de famille du philosophe, par Jacques Parent, du ministère de l’Éducation du Québec, pour le compte de l’office du film du Québec. Un second entretien sur la mécanologie a été réalisé ensuite avec Jean Le Moyne et, cette fois, Henri Van Lier et Henri Jones. Ces deux documents ont été versés en 1976 aux fonds de la Bibliothèque et Archives nationales du Québec. C’est à cet organisme que nous devons la conserva- tion et la conversion sous un format numérique de ce remarquable témoignage sur la pensée et la personnalité de Simondon. Cette version numérisée, qui figurait au cata- logue de la cinémathèque québécoise, est restée inédite jusqu’en 2007, date à laquelle le philosophe Ludovic Duhem parvint à en obtenir une copie et à nous la communiquer. Elle fit alors, avec l’aimable autorisation des Archives nationales du Québec, l’objet de deux projections publiques, l’une à l’École normale supérieure, dans le cadre du séminaire de la Société de recherche sur l’information (SRI), l’autre au Centre inter- universitaire de recherche sur la science et les techniques (CIRST) de l’université du Québec à Montréal à l’invitation de Yves Gingras. Lors des premiers visionnages, il apparut que le repiquage des bobines par les tech- niciens des Archives nationales du Québec opérait une interversion : sans le secours du texte, ceux-ci avaient confondu deux séries de bobines, celle du milieu et celle de la fin (raison pour laquelle le sigle des archives apparaît, dans la version que nous proposons, au milieu de l’entretien). Par ailleurs, la comparaison avec le texte montre aussi que manque la toute fin de l’entretien, soit qu’il ait été enregistré pour le son sans être filmé, soit que les bobines aient été perdues ou se soient révélées inexploitables. Dans l’ensemble la qualité de l’image est relativement médiocre, ce qui s’explique sans doute par l’ancienneté du matériel repiqué. On trouvera sur le site de la Revue1, l’intégralité du document, remonté dans l’ordre initial par Jean-Marc Verniajou, puis présenté en un format adapté à la diffusion sur Internet par Éric Brian. Cette diffusion d’une version basse définition et à caractère non commercial préserve la propriété 1. http://www.revue-de-synthese.eu/2009-1. Revue de synthèse : tome 130, 6e série, n° 1, 2009, p. 103-132. DOI : 10.1007/s11873-009-0072-9 104 REVUE DE SYNTHÈSE : TOME 130, 6e SÉRIE, N° 1, 2009 intellectuelle sur le film original des Archives nationales du Québec, institution sans laquelle le travail des chercheurs auraient été impossible. On ne saurait d’ailleurs trop insister sur l’importance et la qualité de la réception canadienne et surtout québécoise des travaux mécanologiques de Simondon : John Hart fut un lecteur précoce de Du mode d’existence des objets techniques (1958) qu’il préfaça par la suite (y compris dans la traduction partielle qui en fut faite en anglais), Simondon fut convié par Le Moyne aux deux colloques sur la mécanologie qui se sont tenus à Montréal en 1971 et 1976, et il publia les communications qu’il y fit dans les Cahiers du centre culturel canadien, il fut sollicité après le premier de ces colloques pour un entretien (radiopho- nique) avec Le Moyne sur Jacques Lafitte (récemment publié par la revue Il Protagora), Paul Dumouchel fut le premier à introduire l’œuvre pour le lectorat anglophone, etc. Le Canada et encore plus le Québec ont donc toujours joué un rôle essentiel dans la diffusion mondiale de l’œuvre de Simondon. Signalons que Le Moyne et Hart traduisi- rent en outre en anglais l’ouvrage de référence de Jacques Lafitte sur la mécanologie : Réflexions sur la science des machines. Arrêt sur une image de l’entretien Sans nous aventurer dans une interprétation sémiologique, quelques remarques s’imposent à propos de la facture du film et de ce qu’il laisse transparaître de la person- nalité de Simondon : ce qui frappe d’emblée le spectateur, c’est la fixité du corps et le contrôle de l’expression et de la gestuelle. La rigidité de la posture fait d’autant plus ressortir l’intensité du regard du philosophe, élément auquel le cameraman semble avoir été sensible puisqu’il multiplie les gros plans sur le visage, ce qui confère même un faux air de « nouvelle vague » au film par instants (voir ci-dessus). On observera aussi que Simondon porte un blouson par dessus un complet et une cravate : comme si le vêtement matérialisait la superposition des habitus de l’ingénieur et du professeur d’université qui caractérise son style de pensée. Enfin, Simondon rompt deux fois avec l’immobilité et la concentration sur le seul discours : d’une part, pour s’emparer d’une lampe à pétrole puis d’une lampe à huile qu’il démonte devant son interlocuteur et commente en faisant appel à la notion d’homéostasie, d’autre part, par un change- ment de position opéré à la faveur d’un changement de bobine lorsqu’il se lève et fixe des feuilles de papier au mur pour pouvoir y dessiner quelques schémas. Ces deux « gestes » sont tout à fait représentatifs de son style de réflexion et d’écriture, qui ne G. SIMONDON : ENTRETIEN SUR LA MÉCANOLOGIE 105 peut se passer du contact avec la concrétude des objets, ni de l’exposition diagramma- tique du fonctionnement des machines. En ce qui regarde le texte, il a été retranscrit (probablement par le secrétariat de Le Moyne) et adressé à Simondon, en février 1970, qui l’a revu, corrigé, augmenté par endroits, et y a ajouté cinq schémas que nous reproduisons ci-après, aux endroits indiqués. Il a ensuite renvoyé cette version à Le Moyne, le 29 mars 1970, accompagnée d’une lettre, dont il a heureusement conservé une copie que nous reproduisons à la suite de l’entretien. L’Entretien sur la mécanologie prolonge, complète et rectifie sur certains points l’ouvrage de 1958, Du Mode d’existence des objets techniques. Un commentaire appro- fondi dépasserait les limites de la présente introduction, et nous nous en tiendrons à une seule question, celle de l’éclairage qu’il apporte sur les sources de Simondon. Il est bien connu que Simondon ne cite que très rarement les philosophes ou plus généralement les chercheurs qui alimentèrent sa pensée. Cet entretien semble faire exception à la règle puisque Simondon apporte, de lui-même ou à la sollicitation de Le Moyne, quelques précisions sur son rapport (ou non) à un certains nombre d’auteurs. Il commence par insister (jusque dans l’énonciation) sur les travaux du paléontologue André Leroi-Gourhan dont la classification des outils préhistorique rejoint ses propres conceptions sur les lignées techniques. Il cite avec la même insistance Norbert Wiener, encore qu’il ne réfère pas explicitement le concept d’homéostasie, dont il élargit le champ d’application à la cybernétique, ce qui est caractéristique de sa manière de procéder. Ces deux auteurs figuraient déjà dans la bibliographie de Du Mode d’exis- tence des objets techniques, et leur présence n’a rien pour étonner les bons connais- seurs de l’œuvre simondonienne. Plus surprenante est la mention de l’influence de Jules Vernes, sur le ton de la confidence, qui découvre une source littéraire à une œuvre austère qui ne cède d’ordinaire jamais à la rêverie. On en perçoit peut-être la trace quand, au terme d’une spéculation sur les réseaux et les réseaux de réseaux qui ne peut que frapper nos contemporains par la lucidité de son anticipation, Simondon aboutit à une vision qui relève en revanche de la science(sociale)-fiction : des aéro- ports installés en haut des montagnes pour des raisons purement techniques. À l’inverse, Simondon écarte un certain nombre de références de manière trou- blante : quand Le Moyne lui suggère de placer Franz Reuleaux à l’origine du courant de pensée mécanologique, il avoue n’avoir pas pris connaissance de cet auteur, et quand Le Moyne esquisse un rapprochement avec Gaston Bachelard, dont l’épistémologie est considérée par les commentateurs comme une influence déterminante, il évacue cette proposition en le qualifiant de « poète ». Trois hypothèses sont alors possibles : en premier lieu, Simondon pourrait persister dans une stratégie, que nombre lui prêtent, de dissimulation de ses sources (il refuse de se laisser entraîner à commenter Bache- lard pour ne pas nuire à l’originalité de son propos), en second lieu, Simondon a pu ne voir dans la question de son interlocuteur qu’une allusion au versant « nocturne » de l’œuvre bachelardienne, à laquelle il se réfère dans son cours sur l’invention et l’imagination, en troisième lieu, Simondon n’a peut-être vraiment pas lu, ou pas assez lu Bachelard pour se sentir en état de répondre à la question. Ce qui est probable, c’est qu’il n’avait pas lu l’Essai sur la connaissance approchée (1928) lors de la rédaction de sa propre thèse complémentaire, car il n’aurait pu alors ignorer la proximité de 106 REVUE DE uploads/Philosophie/ simondon-gilbert-le-moyne-jean-1968-2009-entretien-sur-la-mecanologie.pdf

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