Nishida Kitarô, interprète de Henri Bergson(1) 21 Nishida Kitarô, interprète de

Nishida Kitarô, interprète de Henri Bergson(1) 21 Nishida Kitarô, interprète de Henri Bergson(1) 1) L’élan et la durée. Michel DALISSIER ENGLISH SUMMARY Nishida Kitaro’s(1870─1945)approach to Henri Bergson’s(1859─1941)philosophy represents a striking feature of the reception of French philosophy in Japan during the Taisho period. But while Bergson’s ideas were famous in the early years, Nishida rapidly came to criticize two of his main notions: “l’élan” and “la durée”. The first term has to be understood from its active and emptying expression: the “snapping out” (Einschnappen) ; otherwise we cannot energetically justify how the élan can “jump”, “command”, and “create”. We need to probe deeper into the source of this emptying operation. The second expression has to be understood in terms of “unification”(統一tôitsu)of being and nothingness, and not simply as a flow of being and time; otherwise we cannot logically understand why duration is at the same time constant and changing. It is thus necessary to explore the genuine significance of the idea of unification itself. The interpretations of the Japanese philosopher allow us to deepen our understanding of Bergson, through a particular emphasis put on his discussion of “time” and “differentiation”. Key Words: Bergson, Nishida, durée, élan, nothingness. Introduction. Kuki Shûzô déclare de la philosophie française, qu’elle est investie d’un «esprit de finesse». Nishida surenchère: elle possède «quelque chose d’unique» 2) . Il n’est pas inutile de rappeler ici que l’ancien professeur d’allemand à l’université Gakushuin, avant de s’adonner à la lecture du grec ancien pour pouvoir fonder sa «logique du lieu» contre Aristote, consacre de longues années à l’apprentissage du français, afin de lire Biran, Boutroux, Bréhier, Descartes, Gilson, Lachelier, Montaigne, Pascal, Poincaré, Ravaison, Tarde 3) , mais aussi De Broglie, Durkheim, Espinas, Valéry, Proust. Pourquoi sera-t-il pourtant d’abord le lecteur de son contemporain, Bergson(1859─1941) , dont il semble bien éloigné à plus d’un point de vue, ne serait-ce que celui du style? Quittant rapidement Kanazawa et son emploi d’enseignant pour devenir professeur à l’université de Kyôto, il dévore-si l’on omet la philosophie 22 anglosaxonne-presque exclusivement la philosophie allemande: Kant, Fichte, Hegel, Schelling, les Néo-kantiens, et Husserl. Alors pourquoi Bergson? Première partie. L’élan et la durée. I. 1. Une ambition démesurée? Il n’est pas douteux que l’ouvrage clé concernant le rapport entre les deux penseurs est Intuition et réflexion dans l’éveil à soi 4) . Assurément, l’approche de ces 44 sections, rédigées de 1915 à 1917, se révèle peu aisée quant à la saisie des motivations comme des enjeux. Mais l’éclairage bergsonien vient ici justement dissiper les ténèbres. D’un point de vue structurel, il convient de remarquer avant toute chose que ce «second» ouvrage prend pour modèle une certaine lecture de Matière et mémoire de Bergson, écrit auquel Nishida a consacré un cours dès 1914─1915, à partir d’une traduction allemande 5) . Les analogies sont flagrantes: examen d’un «système pur» qui prépare celui d’un «système expérimental», reprise de la plupart des schémas, de l’analyse de la «lumière rouge» du «cerveau» et du «corps», des métaphores de la «réfraction» optique, de la «grossesse», de la «photographie», du «cinématographe», des «nébuleuses», théorie des «images», de la «durée pure» et de l’ «élan vital». Toutefois, d’un point de vue doctrinal, c’est plus essentiellement le point de départ problématique du livre qui en appelle à un dialogue avec les thèses bergsoniennes 6) . D’un point de vue herméneutique, le manuel de philosophie de 1911, «recherche» 7)encore scolaire et systématique 8) , cède la place, en passant par un recueil d’essais intermédiaire, à un traité d’histoire de la philosophie et de «spéculation» 9) , qui se propose un projet unifiant qui apparaîtra grandiose ou démesuré d’ambition. Il ne s’agit plus tant d’exposer une ou des philosophies(française, allemande)que de les «interpréter» 10) . Le «but» de Nishida est clairement proclamé: «unifier», à partir d’un «fondement profond», deux philosophies aussi réfractaires l’une à l’autre que le néokantisme et le bergsonisme, sur la base d’une interprétation nouvelle de Fichte 11) . Ici, le projet herméneutique d’englobement des «points de vue», ou des «positions»(立場tachiba)de pensée se radicalise. Rappelons qu’il était engagé dès la Recherche sur le bien, et illustré par des références disparates, parfois incompatibles, à des doctrines scientifiques et philosophiques. Son apothéose viendra avec la topologie mise en place à partir de 1926. Un autre passage 12)précise: a)le «sens nouveau donné» à Fichte consiste d’abord à «entrer en pensée» dans la «conscience de soi». C’est ensuite que l’on pourra penser l’unification des perspectives b)bergsonienne de la «durée pure», et c)néonkantienne des «anticipations de la perception». Nishida Kitarô, interprète de Henri Bergson(1) 23 a)L’interprétation de Fichte est la suivante. D’abord, la «conscience de soi»(自覚 jikaku) , dans la Tathandlung(事行jikô) 13)est saisie dans un mouvement(la Handlung, l’action 行) , qui va de la «pensée» au «fait» 事: elle s’oppose à l’aspect «statique» du «fait» (Tatsache) , donné empirique à partir duquel remonte la déduction transcendantale chez Kant. La Tathandlung constitue l’ «auto-développement» d’un «système auto-éveillé», une sorte d’anti-monade 14) . Ensuite, l’auto-position du Moi est le déroulement d’une action unifiante(ketsugô) , dont il est à la fois le «sujet» et l’ «objet», l’ «acte» et le «produit», la pensée et le fait 15) , dont l’être n’est pas le produit, mais le «dépôt» 16) . Voilà le sens nouveau: la Tathandlung réalise une «union de la pensée et de la perception» au niveau d’une «exigence» d’unification 17) . Celle-ci s’éprouve dans la «sensation transcendantale»(先験的感覚 sengentekikankaku) , qui «avance en se développant elle-même». Ainsi, nous sentons directement la «ligne droite», en tant qu’elle est une «exigence» intuitive représentative de la pensée des nombres; nous «anticipons» l’analyse dès le stade de l’arithmétique. b)Venons-en à Bergson. Ce qui est transcendentalement senti dans la Tathandlung fichtéenne, pour Nishida, c’est le «véritable temps», qui s’apparente(nous verrons plus loin la limitation capitale que subira ce rapprochement)à la «durée pure»(純粋持続 junsuijizoku)de Bergson. Ce temps est celui de l’ «auto-développement» du système auto- éveillé, qui «avance en se développant soi-même»(自身を発展し行く) , qui dure, qui «devient»(なるnaru)«durée pure». Le «fondement profond» est ici l’acte 行, plus profond que l’être, qui n’en constitue que le dépôt. Pour anticiper sur la suite, toute la problématique nishidienne consistera à se demander si un tel «dépôt» n’en arrive pas à boucher la «source» de l’écoulement bergsonien, «tourbillon» bouillonnant de l’être, source certes «embouteillée à sa sortie» par l’opacité conceptuelle comme le montrait Bergson 18) , mais peut-être plus profondément encore «ouverture» radicale par laquelle s’échappe le réel, que le philosophe français aurait laissé impensée. Durer, c’est donc se glisser, «rentrer en pensée»(入れて考へるirete kangaeru)dans l’acte de développement lui-même, nager avec la «vague» même qui nous fait agir. Cette unification n’est pas l’ «union statique» 19)avec une chose, mais consiste à s’unifier avec la marche même de l’unité qui s’intègre elle-même, se prévoie elle-même. Ainsi, se glisser dans le mouvement de la «conscience de soi» fichtéenne, c’est en saisir le déroulement intime, c’est se mettre à durer, c’est devenir un «durer». c)Il reste un aspect à expliquer: la référence à l’ «anticipation»(予料yôryô)et à l’union des perspectives bergsonienne et néokantienne. Le «véritable temps»(眞の時shin no toki) est temporalité de l’unification; il ne réalise pas un écart, ne naît pas d’une distance entre 24 l’anticipant et l’ «événement» anticipé, mais sourd du développement même du système auto-éveillé. Pas de perspective «temporelle» sans la «compaction» 20)primordiale du temps dans la durée, sans l’unité de la durée au cours de son «avancée en développement». Ce qui dure «s’agrandit» en «retournant à son fondement» 21) , en ce sens que son fondement est toujours relancé en avant, afin qu’il puisse durer, glisser sans cesse à l’intérieur de soi-même. D’où la référence au néokantisme. Kant soutient que le Verstand peut, à certaines conditions, anticiper la sensation dans la grandeur intensive, sous le spectre de la graduation. Hermann Cohen voit plutôt en cela l’anticipation propre au Denken, dans son développement unificateur qui réclame une intuition. Nishida fonde ce développement même dans celui de la «réalité effective»(現実genjitsu) , comme «sensation transcendantale». Anticiper ce n’est donc pas prévoir l’ «après» à partir de l’ «avant», mais se glisser de manière sensible dans l’acte de développement même de la phénoménalité, rejoindre l’écoulement même de la durée pure, qui s’anticipe elle-même. Sous l’égide de Fichte, repensé en termes d’unification, les perspectives de Bergson et Cohen s’unifient puisque dans l’acte, durer c’est s’anticiper soi- même. L’aspect déjà topologique du titre même de l’ouvrage en est justifié: intuition («bergsonisme» 22) )et réflexion(néokantisme)dans(に於けるniokeru)l’éveil à soi (Fichte) . Trois objections se présentent ici à l’encontre de l’ambition nishidienne. 1)Pour Bergson, s’anticiper, c’est perpétuer son être 23) . Or, au niveau du «temps véritable», il y a déperdition d’être, puisque s’anticiper c’est perdre son être pour le retrouver transformé. Le «fondement profond» n’est-il pas un «pur néant» : comment alors en parler? 24)Est-ce vraiment la «durée» qui fournit une base conceptuelle suffisante à la réinterprétation nishidienne?(I. 2 & I. 3) 2)L’auto-anticipation du «temps véritable» dans son écoulement constitue ici un retour à soi. Or la durée n’est-elle pas essentiellement irréversible?(II. 1–II. 3) 3)Bergson aurait-il accepté cette interprétation de sa pensée en termes d’unification? uploads/Philosophie/ nishida-bergson.pdf

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