« CETTE ESPÈCE NOUVELLE DE SCEPTICISME, PLUS DANGEREUSE ET PLUS DURE ». EPHEXIS

« CETTE ESPÈCE NOUVELLE DE SCEPTICISME, PLUS DANGEREUSE ET PLUS DURE ». EPHEXIS, BOUDDHISME, FRÉDÉRICISME CHEZ NIETZSCHE Patrick Wotling Presses Universitaires de France | Revue de métaphysique et de morale 2010/1 - n° 65 pages 109 à 123 ISSN 0035-1571 Article disponible en ligne à l'adresse: -------------------------------------------------------------------------------------------------------------------- http://www.cairn.info/revue-de-metaphysique-et-de-morale-2010-1-page-109.htm -------------------------------------------------------------------------------------------------------------------- Pour citer cet article : -------------------------------------------------------------------------------------------------------------------- Wotling Patrick, « « Cette espèce nouvelle de scepticisme, plus dangereuse et plus dure ». Ephexis, bouddhisme, frédéricisme chez Nietzsche », Revue de métaphysique et de morale, 2010/1 n° 65, p. 109-123. DOI : 10.3917/rmm.101.0109 -------------------------------------------------------------------------------------------------------------------- Distribution électronique Cairn.info pour Presses Universitaires de France. © Presses Universitaires de France. Tous droits réservés pour tous pays. La reproduction ou représentation de cet article, notamment par photocopie, n'est autorisée que dans les limites des conditions générales d'utilisation du site ou, le cas échéant, des conditions générales de la licence souscrite par votre établissement. Toute autre reproduction ou représentation, en tout ou partie, sous quelque forme et de quelque manière que ce soit, est interdite sauf accord préalable et écrit de l'éditeur, en dehors des cas prévus par la législation en vigueur en France. Il est précisé que son stockage dans une base de données est également interdit. Document téléchargé depuis www.cairn.info - - - 41.137.59.43 - 21/01/2015 13h35. © Presses Universitaires de France Document téléchargé depuis www.cairn.info - - - 41.137.59.43 - 21/01/2015 13h35. © Presses Universitaires de France « Cette espèce nouvelle de scepticisme, plus dangereuse et plus dure ». Ephexis, bouddhisme, frédéricisme chez Nietzsche RÉSUMÉ. — Cet article étudie le renouvellement de sens que Nietzsche fait subir à la notion de scepticisme. Il part de la double appréciation déroutante du scepticisme grec, loué pour la probité intellectuelle de son ephexis et critiqué simultanément comme une forme de nihilisme de type bouddhiste préservant les valeurs ascétiques, pour montrer que le scepticisme évoqué par la formule « les grands esprits sont des sceptiques. Zara- thoustra est un sceptique » renvoie au « frédéricisme » (Par-delà bien et mal), c’est-à-dire à une expérimentation pratique – audacieuse et dangereuse – menée sur les valeurs. ABSTRACT. — This paper explores the new meaning conveyed to skepticism by Nietzsche. Starting from the puzzling double assessment of Greek skepticism, praised for the intellec- tual honesty of its ephexis, and simultaneously criticized as a buddhist type of nihilism maintaining ascetic values, it shows that the skepticism in the statement « great spirits are skeptics. Zarathustra is a skeptic » is to be understood in terms of « Frederickianism » (Beyond Good and Evil), that is, as a practical, bold and dangerous experiment on values. Avec des accents presque pascaliens, Par-delà bien et mal critique le « ber- çant pavot du scepticisme 1 » ; un texte contemporain en tire clairement les conséquences : « Quant à nous, nous ne sommes point sceptiques 2. » Mais L’Antéchrist affirme quant à lui : « Les grands esprits sont des sceptiques. Zara- thoustra est un sceptique3. » Deux ans à peine séparent ces déclarations. La variation de position qu’elles dessinent n’est cependant pas imputable à une évolution doctrinale de Nietzsche. La preuve en est, d’ailleurs, que l’époque où 1. Par-delà bien et mal, § 208. Les textes de Nietzsche sont cités d'après la version française de l'édition Colli-Montinari : Friedrich Nietzsche, Œuvres philosophiques complètes (Paris, Gallimard, 1968-1997), à l’exception des textes suivants : Le Gai Savoir, Par-delà bien et mal, et Crépuscule des idoles, que nous citons dans notre propre traduction (respectivement, Paris, Flammarion, GF, respectivement 1997 ; 2000 ; 2005). Les Fragments posthumes sont désignés par l'abréviation FP, suivie de l’indication du tome dans l'édition des Œuvres philosophiques complètes. 2. FP XI, 35 [43]. 3. L’Antéchrist, § 54. Revue de Métaphysique et de Morale, No 1/2010 Document téléchargé depuis www.cairn.info - - - 41.137.59.43 - 21/01/2015 13h35. © Presses Universitaires de France Document téléchargé depuis www.cairn.info - - - 41.137.59.43 - 21/01/2015 13h35. © Presses Universitaires de France Nietzsche médite et rédige L’Antéchrist est celle où il prête une attention renou- velée au scepticisme antique, stimulée par la lecture du livre de Victor Bro- chard 4. Or, les notes posthumes qu’il rédige à cette époque confirment sa condamnation du scepticisme comme position philosophique. Cette curieuse simultanéité d’appréciations antagonistes témoigne au contraire du rôle opéra- toire que joue l’idée de scepticisme dans la problématique nietzschéenne ; et, du même coup, de la nécessité, pour expliciter celle-ci, d’approfondir l’enquête sur la signification de cette notion. On pourrait être tenté de penser que le scepticisme échappe à la critique sévère que Nietzsche adresse à la tradition philosophique depuis son instauration plato- nicienne. Certains spécialistes ont été du reste jusqu’à prêter à l’auteur d’Ainsi parlait Zarathoustra des sympathies indéniables pour le scepticisme ancien. Tel est le cas de Robert C. Solomon, qui voit dans la réflexion de Nietzsche une « théorie anti-théorique » et propose de caractériser sa position « par la formule de scepticisme nuancé mais minutieux, très proche en cela de celle de Sextus Empiricus, qu’il admirait énormément5 ». Plusieurs déclarations de Nietzsche corroborent cette proximité : « Je mets à part quelques Sceptiques – le seul type convenable dans toute l’histoire de la philosophie – : mais les autres ignorent les exigences élémentaires de la probité intellectuelle 6. » Ainsi encore de l’exclama- tion d’Ecce homo, « Les Sceptiques, le seul type respectable parmi la gent, pleine de duplicité – et de quintuplicité – des philosophes 7 !… » : remarquable témoi- gnage d’admiration, chez un penseur que l’on sait avare de ses éloges quand il se penche sur les philosophes. D’autant plus remarquable qu’il indique clairement que cette appréciation est liée en premier lieu à des considérations que l’on peut dire éthiques : non pas relatives à la morale au sens courant, mais à l’éthique de la pensée – liée étroitement à la philologie, au sens que Nietzsche donne à ce terme. On notera du reste que c’est dans L’Antéchrist que l’on trouve l’éloge le plus appuyé du scepticisme en ce sens, et que c’est également l’un des ouvrages qui caractérisent avec le plus d’insistance la tâche du philosophe à partir du modèle philologique. Mais en quoi cette probité prétendue se manifeste-t-elle donc ? Et surtout reste- t-il place pour la notion de scepticisme dans un univers strictement interprétatif, comme celui de Nietzsche, c’est-à-dire une fois éliminée la problématique de la 4. V. Brochard, Les Sceptiques grecs, Paris, Imprimerie nationale, 1887. 5. Voir son étude « Nietzsche : le philologue comme psychologue “de la profondeur” », in « L’art de bien lire ». Nietzsche et la philologie, ed. J.-F. Balaudé/P. Wotling, Vrin, à paraître. Sur cette question, voir encore l’article de B. Magnus « Nietzsche's Mitigated Skepticism », in Nietzsche- Studien, Berlin/New York, de Gruyter, Band 9, 1980, pp. 260-267. 6. L’Antéchrist, § 12. Voir aussi FP XIV, 15 [28] : « Mis à part les estimables, mais rares sceptiques, nulle part ne se montre un instinct de probité intellectuelle. » 7. Ecce homo, « Pourquoi je suis si avisé », § 3. 110 Patrick Wotling Document téléchargé depuis www.cairn.info - - - 41.137.59.43 - 21/01/2015 13h35. © Presses Universitaires de France Document téléchargé depuis www.cairn.info - - - 41.137.59.43 - 21/01/2015 13h35. © Presses Universitaires de France vérité ? Puisque Nietzsche répète que tout est faux, que « c’est encore le caractère erroné du monde dans lequel nous croyons vivre qui constitue ce que notre œil peut saisir de plus assuré et de plus ferme8 », le rejet de toute affirmation ou négation dogmatique et la suspension du jugement peuvent-ils encore avoir un sens ? Ne deviennent-ils pas un dispositif superfétatoire, une technique que plus rien ne justifie ? Si le dogmatisme s’effondre avec cet évanouissement du vrai, la stratégie destinée à le combattre, lui et ses effets désastreux, ne s’évapore-t-elle pas du même coup, le combat cessant faute d’adversaires en quelque sorte ? Serait-ce alors cette position anti-métaphysique de disqualification du vrai elle- même qui offrirait justement une forme généralisée de scepticisme ? Mais un sceptique aura beau jeu d’affirmer au contraire que le rejet de la vérité et l’assimi- lation de la réalité à l’erreur constituent tout au contraire des affirmations, et rejoignent le dogmatisme par des voies détournées. En outre, si la vérité disparaît, le règne du scepticisme n’est pas établi pour autant, car la question du dogmatisme (ou de l’équivalent de ce que les sceptiques antiques nommaient ainsi) ne s’évanouit pas de ce seul fait. L’abandon de la recherche du vrai ne produit pas en effet un vide pur et simple : elle revient à montrer que ce qui était conçu comme vérité n’est à son tour qu’un régime d’interprétation : les « véri- tés » d’antan sont donc toujours présentes, mais la nouveauté tient à la découverte de leur statut authentique : celui d’« erreurs », de croyances, qui se trouvent désor- mais en concurrence avec les autres interprétations, naguère disqualifiées comme non vraies… Certes, dans la réalité telle que Nietzsche la pense, il n’y a plus que des uploads/Philosophie/ patrick-wotling-nietzsche-scepticisme.pdf

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