Pauvreté et solidarité : entretien avec Serge Paugam par Nicolas DELALANDE À l’
Pauvreté et solidarité : entretien avec Serge Paugam par Nicolas DELALANDE À l’heure où s’amorce une réforme en profondeur des minima sociaux, le sociologue Serge Paugam revient sur l’importance de la notion de solidarité dans la réflexion sociologique, sur l’évolution des représentations sociales de la pauvreté et sur les défis auxquels notre système de protection sociale est confronté. C’est l’occasion d’inscrire l’ambition du Revenu de Solidarité Active – mettre fin à la pauvreté – dans une perspective historique et sociologique de longue durée. Serge Paugam est directeur de recherche au CNRS et directeur d’études à l’EHESS. Il a publié depuis le début des années 1990 de nombreux ouvrages et articles sur la pauvreté, la précarité et la solidarité, en France et en Europe. 1. Solidarité, protection et reconnaissance La Vie des Idées [VDI] : Partons de votre réflexion sur l’importance de la notion de solidarité dans la tradition sociologique depuis la naissance de cette discipline, en quelque sorte depuis les travaux de Durkheim. Quelle est pour vous la signification de cette notion et son importance du point de vue de la réflexion du sociologue sur la société depuis la fin du XIXe siècle ? Serge Paugam : On pourrait dire que la solidarité est une notion essentielle dans l’interrogation sociologique depuis Durkheim, mais aussi depuis les premiers sociologues, en tout cas ceux qui ont eu une réflexion d’ensemble sur la société moderne. Les premiers sociologues distinguaient très clairement les fondements de la société moderne des formes plus traditionnelles des sociétés anciennes, organisées sur une autre forme de solidarité. L’avantage de la perspective durkheimienne est justement de montrer que la solidarité se maintient dans les sociétés modernes, alors même que les individus deviennent de plus en plus autonomes. Ce qui est tout à fait important, c’est que l’individualisme qui se développe repose en réalité sur le fait qu’en dépit de leur plus grande autonomie, les individus sont complémentaires les uns des autres. On a tendance à retenir que les individus sont de plus en plus libres de leurs actes, de leurs mouvements, de leur pensée, ce qui est l’acquis de la modernité, mais ils sont en même temps complémentaires dans le fonctionnement de ce tout social qu’est la société. De là, Durkheim s’interroge sur la façon de redonner pleine conscience aux individus qui composent cette société, qu’ils sont, en dépit de ce qu’on a l’impression qu’ils sont, de plus en plus complémentaires les uns des autres, interdépendants, et qu’il est nécessaire de renforcer ce lien social. En tout cas, de faire en sorte qu’il soit plus visible et plus intégré dans le fonctionnement social. Et de là, on peut penser que la thèse de Durkheim a préparé la doctrine du solidarisme, par exemple, puisque Léon Bourgeois a élaboré son programme solidariste trois années après la soutenance de la thèse de Durkheim. Le solidarisme Léon Bourgeois, homme politique radical et président du Conseil en 1895, théorise en 1896 dans son ouvrage La solidarité une nouvelle doctrine sociale qui prend le nom de solidarisme. Bourgeois reconnaît volontiers que les recherches scientifiques de Pasteur sur la contagion microbienne sont à l’origine de ses réflexions sur l’interdépendance entre les hommes et les générations. Riches et pauvres sont selon lui exposés de manière identique aux maux biologiques et sociaux, les souffrances endurées par les uns se répercutant inévitablement sur la vie des autres. « L’individu isolé n’existe pas » répète inlassablement Bourgeois, contre le dogme libéral de l’antériorité de l’individu sur l’organisation sociale, perçue par les libéraux comme une puissance coercitive dont toute avancée se traduirait par l’érosion des libertés individuelles. Bien au contraire, Bourgeois et les solidaristes affirment que l’individu naît en société et ne s’épanouit qu’à travers des ressources intellectuelles et matérielles que celle-ci met à sa disposition. Interdépendants et solidaires, les hommes sont porteurs d’une dette les uns envers les autres, ainsi qu’envers les générations qui les ont précédés et envers celles qui leur succèderont. Reposant sur une redéfinition des rapports entre l’individu, la société et l’État, le solidarisme servit de support philosophique et moral au système de protection sociale ébauché sous la IIIe République, dont la Sécurité sociale, établie en 1945, fut l’héritière. À lire sur www.laviedesidees.fr : « Aux sources de la solidarité », par Nicolas Duvoux : http://laviedesidees.fr/Aux-sources-de-la-solidarite.html « Le solidarisme, un socialisme libéral ? », par Nicolas Delalande : http://laviedesidees.fr/Le-solidarisme-de-Leon-Bourgeois.html « Pour une solidarité critique », par Philippe Chanial et Sylvain Dzimira : http://laviedesidees.fr/Pour-une-solidarite-critique.html VDI : Ces théories de la solidarité ont été, d’une certaine façon, à l’origine d’une réflexion sur la mise en place de dispositifs qui aident à la production de la cohésion sociale. Vous établissez donc un lien entre la pensée de Durkheim, sa traduction intellectuelle et politique dans le solidarisme, et ce qui va se passer au XXe siècle avec la mise en place de l’Etat- Providence. Serge Paugam : Oui, parce que la mise en place d’un système de protection généralisée qui découle de la doctrine du solidarisme a conduit les individus à pouvoir compter davantage sur un système généralisé de protection et d’assurance sociale, l’Etat-Providence, qui leur permet d’acquérir plus d’autonomie par rapport à leurs attaches traditionnelles, par rapport à la famille, par rapport aux cercles plus étroits, par rapport aux communautés plus restreintes. Les individus vont pouvoir, au moins en partie, s’affranchir de ce qui faisait leurs attaches, de ce qu’ils étaient en quelque sorte comme membres intégrés dans des petites communautés. Cela a conduit tout au long du XXe siècle à penser autrement la relation entre l’individu et la société. VDI : Vous insistez dans votre réflexion sur la solidarité et le lien social sur la double dimension des dispositifs mis en place, qui visent à la fois la protection des individus et la reconnaissance ; et vous placez ces deux concepts comme centraux dans l’effort collectif de solidarité vis-à-vis des individus. Pouvez-vous nous en dire plus sur ces deux notions ? Serge Paugam : Pour définir le lien social, on peut effectivement prendre en compte ce fondement essentiel qu’est la protection, c’est-à-dire le fait de pouvoir se dire « je peux compter sur qui ? ». Tout individu se pose cette question. « Je peux compter sur un système de protection sociale généralisé mais si celui-ci s’écroule, je peux compter sur qui ? Sur mes proches, certes, sur ma famille, sur mes collègues de travail etc. » Mais ce n’est pas la seule dimension du lien social : l’autre dimension, tout aussi fondamentale, est de savoir « est-ce que je compte pour quelqu’un ? », c’est-à-dire « comment je construis mon identité de façon à ce que l’on puisse me donner une certaine valeur dans la société, sur laquelle je peux aussi compter, pour me définir socialement, comme un individu membre de cet ensemble social ». C’est là que se pose la question de l’utilité, que Durkheim se posait d’ailleurs aussi. L’individu doit prendre conscience qu’il est un élément d’un organe plus général. Tout le processus conduit finalement à donner à l’individu le sentiment qu’il est reconnu par autrui, c’est-à-dire par le regard que portent les autres sur lui. Il s’agit d’une quête infinie en quelque sorte, que nous sommes tous, en tant qu’êtres humains, conduits à pratiquer au quotidien. Nous sommes obligés de penser toujours à notre relation à autrui, c’est-à-dire à la façon dont nous pouvons être utiles dans notre relation avec les autres membres de la société. 2. « Le solidarisme n’est plus présent dans les esprits » : les représentations sociales de la pauvreté VDI : Cela conduit à s’interroger sur les formes de la pauvreté contemporaine, puisque vous montrez dans vos travaux que la pauvreté résulte évidemment du dénuement et de la précarité, mais qu’elle s’exprime aussi par une très grande souffrance liée au sentiment de l’inutilité sociale. La souffrance, l’absence de reconnaissance et le mépris social sont des dimensions importantes du sentiment de la pauvreté. Serge Paugam : Dans le processus de disqualification sociale que j’ai décrit et analysé dans mes travaux, on peut effectivement souligner la double dimension de la perte d’un certain nombre de protections et d’une certaine insécurité sociale, du fait de ne plus avoir un emploi stable par exemple, du fait d’avoir rompu avec un certain nombre des membres de se famille, et de ne plus pouvoir compter sur une protection sociale universelle. Mais cela n’est pas tout. En même temps, une personne en situation de pauvreté voit sa position menacée dans la société en général. Le statut qui la caractérise est un statut qui correspond finalement à la dernière strate de la société. La personne pauvre est désignée socialement comme appartenant à un ensemble social que d’aucuns considèrent comme extrêmement dévalorisant, et peut-être même que certains caractériseraient comme étant le produit d’une certaine incompétence, d’une irresponsabilité sociale, parfois même de la paresse. C’est cette double dimension, celle liée au fait de manquer d’appui et d’être vulnérable du point de vue de la protection que l’on peut avoir, mais aussi d’être sous un regard méprisant mettant en relief son inutilité, uploads/Philosophie/ paugam.pdf
Documents similaires










-
44
-
0
-
0
Licence et utilisation
Gratuit pour un usage personnel Attribution requise- Détails
- Publié le Fev 08, 2022
- Catégorie Philosophy / Philo...
- Langue French
- Taille du fichier 0.1325MB