Revue québécoise de psychologie (2015), 36(1), 3-33 PENSÉE CRITIQUE : DÉFINITIO

Revue québécoise de psychologie (2015), 36(1), 3-33 PENSÉE CRITIQUE : DÉFINITION, ILLUSTRATION ET APPLICATIONS CRITICAL THINKING: DEFINITION, ILLUSTRATION AND APPLICATIONS Jacques Boisvert1 Professeur retraité Cégep Saint-Jean-sur-Richelieu Dans le cadre de ce numéro spécial sur l’activité de penser, nous abordons la notion de pensée critique (critical thinking2), souvent associée à une pensée bien développée, efficace, réfléchie et rationnelle. Il existe de nombreuses définitions de ce concept, mais toutes convergent vers l’idée d’une pensée parvenue à une très grande rigueur intellectuelle. Comment définir la pensée critique? Quelle illustration peut servir à en faire comprendre le fonctionnement? De quelle manière s’exprime et se développe la pensée critique dans des domaines appliqués? C’est à ces trois questions que nous nous proposons de répondre dans cet article théorique. Dans le but de définir la pensée critique, nous présentons cette notion sous plusieurs angles complémentaires. Par la suite, la pièce de théâtre « Douze hommes en colère » sert à illustrer une pensée critique en action. Enfin, nous proposons une réflexion sur deux domaines où se manifeste la pensée critique, soit l’enseignement et la psychothérapie. ESSAI DE DÉFINITION Tentons de distinguer les contours de ce que différents auteurs entendent par « pensée critique ». Pour ce faire, nous présentons d’abord des caractéristiques importantes de la pensée critique. Ensuite, nous faisons la description de deux conceptions de la pensée critique, soit celles de Robert Ennis et de Richard Paul. Caractéristiques de la pensée critique Esprit critique, nature et obstacles Dans un texte de réflexion sur la nature et la formation de la pensée critique, Desbiens (1999) associe esprit critique et jugement d’appréciation; il y voit une démarche concernant la valeur d’une idée ou d’une chose, qu’il différencie de la description ou de l’explication. Il distingue également l’esprit critique du scepticisme et du soupçon. 1. Adresse électronique de correspondance : boisvertj@videotron.ca 2. Comme il n’existe aucun consensus sur les équivalences en français de termes anglais, dans le vocabulaire descriptif de la pensée, nous signalons nos emprunts à l’anglais en mettant entre parenthèses les termes originaux. Copie de conservation et de diffusion, autorisée par les ayants droit : URL = http://www.cdc.qc.ca/pdf/033878-boisvert-pensee-critique-definition-illustration-applications-2015.pdf Revue québécoise de psychologie (2015), 36(1), 3-33, PDF. Pensée critique : définition, illustration et applications 4 Desbiens (1999) cerne plus avant la nature de l’esprit critique en ces termes : L’esprit critique est l’enfant naturel de la liberté, d’une part; de la rigueur intellectuelle, d’autre part.  Liberté de douter, d’interroger, de s’exprimer.  Rigueur intellectuelle qui respecte la démarche naturelle de la raison; qui procède du connu vérifié vers l’inconnu prochain; qui adopte la méthode propre à chaque discipline. (p. 7) Parmi les obstacles à la formation et à l’exercice de la pensée critique – outre, notamment, la précipitation, la paresse intellectuelle, et la servilité –, il signale l’esprit de système, ainsi que le conformisme idéologique qu’il définit comme la soumission à la mentalité régnante à une époque donnée, tels le scientisme et l’économisme. Doute et examen en profondeur Dans son livre qui a justement pour titre Comment nous pensons (2004), le célèbre philosophe américain de l’éducation John Dewey (1859- 1952), spécialisé en psychologie appliquée et en pédagogie, propose une réflexion sur l’acte de penser et sur la manière de le favoriser. Dewey définit comme suit la pensée réfléchie, notion que nous estimons apparentée à la pensée critique : « La pensée réfléchie est le résultat de l’examen serré, prolongé, précis, d’une croyance [Croyance correspond à la traduction du terme belief employé par Dewey] donnée ou d’une forme hypothétique de connaissances, examen effectué à la lumière des arguments qui appuient celles-ci et des conclusions auxquelles elles aboutissent » (p. 15) Cette définition fournit l’occasion de mettre en relief d’autres caractéristiques du penseur critique. Celui-ci est en état de doute, de perplexité, d’incertitude, et il ressent le besoin de sortir de cet état : cette fin donne une orientation à son acte de penser. Au lieu de se laisser aller à la facilité, le penseur réfléchi s’efforce d’éviter le superficiel, s’active mentalement et suspend son jugement. Ce qui amène Dewey (2004) à résumer sa pensée de la manière suivante : « Le problème délimite le but de la pensée et le but de la pensée contrôle le processus de l’acte de penser » (p. 22) Comme le souligne Dewey (2004), ce qui caractérise essentiellement la pensée réfléchie est le fait de douter, de se refuser à conclure de manière hâtive, et de continuer la recherche de manière systématique. La pensée réfléchie suppose la suspension du jugement : selon lui, cette attitude « de la conclusion suspendue » constitue, avec la maîtrise des diverses méthodes d’investigation, le facteur le plus important dans les habitudes de pensée. Cette manière de penser exige de réfléchir profondément (thoughtfullness), de s’efforcer à examiner une question ou RQP, 36(1) 5 un problème, avec prudence et ordre, à l’opposé de la précipitation et de la confusion. Dans une esquisse de l’histoire du courant de la pensée critique de ces dernières années, dont il situe l’entrée du côté américain au cours des années 1980, Lipman (2011) mentionne John Dewey comme précurseur de ce mouvement, dont l’ouvrage How We Think, paru une première fois en 1903, proposait de distinguer pensée ordinaire et pensée réflexive. Lipman reconnaît l’apport crucial de Dewey en ces termes : « Pour beaucoup de partisans du courant actuel de pensée critique, c’est l’accent mis par Dewey sur la pensée réflexive qui préluda véritablement à la pensée critique » (p. 47). Traits d’un penseur dit efficace Quel portrait tracer d’une personne qui adopte un mode de pensée critique? Glatthorn et Baron (1985) présentent les caractéristiques principales d’un penseur dit efficace – ce que nous appellerions un penseur critique. Selon eux, cette personne se distingue des autres par les traits suivants : ‐ Elle s’ouvre aux situations problématiques et tolère l’ambiguïté. ‐ Elle recourt à l’autocritique, considère les possibilités différentes qui s’offrent à elle et recherche des preuves corroborant les deux aspects contraires d’une situation. ‐ Elle réfléchit, délibère, et fait une recherche poussée, lorsque c’est nécessaire. ‐ Elle accorde de la valeur à la rationalité et elle a foi en l’efficacité de la pensée. ‐ Elle définit ses buts de façon approfondie, quitte à les réviser, au besoin. ‐ Elle apporte des preuves mettant en cause les choix effectués par la plupart des individus. Processus Une autre manière de cerner la pensée critique consiste à l’aborder en tant que processus (Brookfield, 1987; Halonen, 1986; Zechmeister & Johnson, 1992). Voyons de quelle manière Zechmeister et Johnson (1992) décrivent le processus de la pensée critique. D’abord, un problème surgit, découlant par exemple d’une question difficile ou d’un état de doute, qui laisse l’individu perplexe. Ensuite, afin que celui-ci parvienne à penser de façon critique, ce dernier met en branle des attitudes appropriées telles l’ouverture d’esprit et l’honnêteté intellectuelle, ainsi que des capacités pertinentes comme le raisonnement et l’investigation logique. Enfin, le fait d’avoir mobilisé ces attitudes et ces capacités reliées à la pensée critique crée les conditions nécessaires à l’activation d’une pensée réflexive Pensée critique : définition, illustration et applications 6 orientée vers la résolution d’un problème. Notons la nécessité d’une attitude préalable à ce processus, selon ces deux auteurs : l’individu doit d’abord être prêt à s’occuper activement et de manière réfléchie des problèmes qui surgissent dans sa vie. À titre d’exemple, les propriétaires d’une entreprise qui font face à un problème de faillite imminente peuvent réagir en adoptant les attitudes et les capacités de la pensée critique appropriées, telles celles qui suivent : éviter la complaisance et la restriction mentale, examiner tous les éléments du problème en profondeur, et déceler des relations entre les éléments analysés. L’issue du processus consisterait, par exemple, à élaborer un plan de redressement financier adéquat. En somme, la pensée critique se caractérise notamment par le doute, la rigueur intellectuelle, l’examen en profondeur, la réflexion, et elle se conçoit également en tant que processus. Abordons maintenant deux conceptions de la pensée critique. Deux conceptions de la pensée critique Remarques préalables Avant de présenter deux conceptions de la pensée critique, voici quelques remarques préalables. Dans le vocabulaire des habiletés de pensée, Beyer (1988) soutient que l’expression « pensée critique » correspond à l’une des plus trompeuses, notamment parce que la pensée critique n’équivaut pas à l’une des opérations de la pensée, telle la prise de décision, ni d’ailleurs aux habiletés tirées de la taxonomie des opérations intellectuelles de Bloom (1956). Pour lui, la pensée critique implique l’analyse objective de n’importe quelle affirmation, source ou croyance afin d’en évaluer la précision, la validité ou la valeur. Guilbert (1990), pour sa part, souligne la grande diversité dans les définitions de la pensée critique et le petit nombre d’entre elles qui peuvent devenir opérationnelles. Quant à Walters (1994), il dénonce le fait que les modèles courants de la pensée critique, qui servent d’inspiration aux applications pédagogiques du côté américain, se limitent la plupart du temps au développement du raisonnement logique et de l’analyse d’arguments chez les étudiants. Afin de mieux cerner la notion de uploads/Philosophie/ pense-e-critique-de-fintion-illustration-et-applications.pdf

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