Romain CARNAC M1 Science politique Université de Rennes 1 PENSER L'ABSURDE EN P

Romain CARNAC M1 Science politique Université de Rennes 1 PENSER L'ABSURDE EN POLITIQUE LA CONCEPTION CAMUSIENNE DE LA JUSTICE Sous la direction du Professeur Frédéric LAMBERT 1 “Camus s'éloigne”, lançait en 1985 l'ancien directeur de la revue Esprit, Jean Marie Domenach1. Le regain d'intérêt pour la pensée camusienne que l'on peut actuellement observer fait douter de la pertinence de ce constat; il semble, si l'on considère la quantité croissante d'études et de publications qui lui sont consacrées, que l'auteur a retrouvé une place au sein du paysage philosophique du XXe siècle à la hauteur de ce qu'il lui a apporté. Presque 50 ans après sa mort, nous sommes pénétrés par une évidence saisissante: Albert Camus est, au sens plein du terme, notre contemporain. La sensibilité absurde, dont il écrivait dans la préface du Mythe de Sisyphe qu'elle se peut “trouver éparse dans [le XXe] siècle”, se répand plus largement encore dans celui que nous voyons naître. Les questions du rapport entre la fin et les moyens et du comportement à adopter face à une violence perçue comme toujours plus présente sont aussi celles que se pose l'homme du XXIe siècle. À l'heure où il semble égaré entre l'hypermatérialisme et le désir d'un ailleurs, la réflexion camusienne sur la foi et le sacré peut, encore, l'éclairer. Sur le thème de l'histoire et de la mémoire, objets de débats sans cesse ravivés, Camus nous propose une pensée lucide et démarquée de tout système de pensée englobant. C'est peut-être aussi dans l’impression de l'effacement progressif des vieux clivages entre droite et gauche en France — ces clivages qui ont causé tant de tort à la diffusion de la pensée de Camus tout au long de sa vie et longtemps après sa mort— que se laisse entrevoir une explication plausible de ce retour en grâce. Effectivement, on aura l'occasion de voir que ses idées, si elles le disqualifiaient d'emblée auprès de la droite, rencontraient également des résistances nombreuses à gauche; il serait euphémique de dire de sa pensée qu'elle ne faisait pas l'unanimité. Les adversaires de Camus furent d'autant plus nombreux que ce dernier n'économisa pas ses prises de position. S'il refusa toute sa vie de se définir comme un “écrivain engagé”, il acceptait l'idée pascalienne d'être "embarqué", une expression qui correspond bien à la vision d'un artiste solidaire de la condition des hommes de son temps. Aussi, ce qu'il appellera “terrible époque” lui donnera l'occasion de “s'embarquer” pour des causes majeures d'un point de vue historique. Ce sera d'abord, après qu'il lui ait été refusé de s'engager dans l'armée en 1939 en raison de sa santé trop fragile (il souffrait de tuberculose depuis l'adolescence), la Résistance. À la fin de la guerre, il sera un des seuls intellectuels à se dire choqué par Hiroshima, et il sera encore amené à prendre position sur la question de l'épuration. Son activité de journaliste lui permettra de dénoncer les conditions de vie misérable des populations Arabes et Kabyles en Algérie, puis, pendant la Seconde Guerre mondiale, de critiquer les idéologies totalitaires sans choisir entre le fascisme et le marxisme. Au coeur de la guerre froide, il ne se départira pas de ce refus de choisir entre deux extrêmes, attaquant dans ses articles le communisme et le capitalisme avec la même vigueur. Lorsque la 2 1 Colloque de Nanterre sur “Camus et la politique”, 1985 guerre éclatera en Algérie, il sera un des premiers journalistes à s'y consacrer2. Spectateur et acteur privilégié de son époque3, il sera placé, tantôt par le hasard des circonstances, tantôt par un engagement volontaire, face aux antagonismes historiques de ce qu'il appelait “le Siècle de la peur” 4 , qui seront pour lui autant de choix cornéliens. À la Libération, il lui faudra choisir entre l'humanisme des partisans de l'indulgence et l'intransigeance d'une épuration dont il devine les dérives barbares mais qui lui apparaît pourtant nécessaire; pendant la guerre froide, entre la défense d'un anti-fascisme pro-stalinien et un anti-communisme de droite; dans la crise algérienne, entre le soutien des nationalistes algériens et celui de la communauté des Français d'Algérie à laquelle il appartenait. Rétrospectivement, ses engagements apparaissent à contre-courant de ce qu'il appelait “l'air du temps”. Souvent, il sera très minoritaire, voire isolé. Dans La Chute, il énumère ses adversaires: “Moscovites, bostoniens, athées et dévots”, c'est à dire la gauche philocommuniste, les capitalistes de droite, les rationalistes et les religieux. Reste peu de place pour les amis... Cette solitude est en partie voulue par celui qui se voulait “solitaire et solidaire” et définissait l'intellectuel comme “un homme qui sait résister à l'air du temps” 5. Mais elle sera aussi subie avec une douleur que traduit notamment L'Exil et le royaume, qui regroupe des nouvelles articulées autour du thème de l'exclusion, de la rupture avec la communauté. Cette marginalité peut aussi être perçue comme la conséquence de l'originalité de son parcours personnel, qui se rapproche par cette caractéristique de celui de Jean-Jacques Rousseau en son temps. À une époque où la Sorbonne, qui constituait un passage obligé dans la formation de l'élite intellectuelle, était très largement sous le joug de l'école positiviste et des néo-kantiens, Albert Camus a suivi sa formation à Alger6. Sans doute cette différence a-t-elle contribué à lui inspirer ce “lyrisme intellectuel”, cette “raison esthétique” qui constituent pour Morvan Lebesque la "marque originale de sa pensée" et à le préserver des vices du milieu intellectuel parisien du milieu du siècle qu'étaient l'idéologie, le fanatisme, et la mauvaise foi. Longtemps, on s’est obstiné à voir seulement dans Camus “un essayiste qui ne paraissait pas mériter le titre de philosophe” 7 . C'est pourtant précisément à sa philosophie que nous allons nous intéresser ici, en commençant par en présenter les lignes principales. Camus fait de l'absurde, cette “confrontation de l'irrationnel et de ce désir éperdu de clarté dont l'appel résonne au plus profond de l'homme” 8 , le socle de la construction de sa pensée philosophique. Celle-ci, reposant sur une sensation impalpable9, sera souvent jugée facile ou fragile; mais, répond Camus, quel point de départ est plus sûr que cette sourde certitude, que chacun, à certaines heures, ressent au fond de lui-même10? Les philosophes existentiels (Montaigne, Pascal, 3 2 Son engagement dans la crise algérienne, très complexe, fera l'objet de développements spécifiques p. 8 3 Conor Cruise O'Brien parle dans sa biographie de “l’expérience personnelle privilégiée” d’Albert Camus. 4 Titre d’un article paru dans Combat en novembre 1946, publié dans Actuelles I, Ni victimes ni bourreaux, p. 331 5 Jean Daniel, Avec Camus. Comment résister à l’air du temps, Gallimard, Paris, 2007, p.31 6 Herbert Lottman, dans sa biographie, montre cependant que, si ses études ne se déroulèrent pas à Paris, sa formation n'en fut pas moins entièrement française. 7 Jean Daniel, Avec Camus. Comment résister à l’air du temps, Gallimard, Paris, 2007, p.126 8 Albert Camus, Le Mythe de Sisyphe, Gallimard, Paris, 1942, in Essais p.108 9 ibid.: “cet incalculable sentiment” 10 ibid., p.113: “Une seule chose: cette épaisseur et cette étrangeté du monde, c'est l'absurde”. Chamfort, Constant, Nietzsche, Chestov...) et les romanciers absurdes (Tolstoï, Dostoïevski, Kafka11...) ont sur lui une influence considérable, qu'il ne cherche d'ailleurs pas à cacher. Il ne prétend pas avoir inventé l'absurde, qui est ancré profondément dans la tradition philosophique et littéraire occidentale. Il insiste sur ce point dès le début du Mythe de Sisyphe: “Encore une fois, tout ceci a été dit et redit. Je me borne à faire ici un classement rapide et à indiquer ces thèmes évidents. Ils courent à travers toutes les littératures et toutes les philosophies. La conversation de tous les jours s'en nourrit. Il n'est pas question de les réinventer. Mais il faut s'assurer de ces évidences pour pouvoir s'interroger ensuite sur la question primordiale. Ce qui m'intéresse, je veux encore le répéter, ce ne sont pas tant les découvertes absurdes. Ce sont leurs conséquences” 12 . Ces conséquences, il les applique à la philosophie existentielle, aux questions du suicide et de la foi religieuse, à la création artistique, au style, et même au “don juanisme”. De Nietzsche, que lui a fait découvrir son maître algérois Jean Grenier, il retiendra d'abord l'anticonformisme et le refus de souscrire aux “sens de la vie” préétablis13. Seul compte le “devoir d'être heureux”. Le Mythe de Sisyphe se clôt sur cette injonction à saisir un bonheur à la portée de l'homme absurde: “Il faut imaginer Sisyphe heureux” 14 . On retrouve cette thèse d'un bonheur accessible à celui qui sait l'accepter dans L'Étranger, paru la même année. Camus lui-même disait ressentir un “été invincible même au coeur de l'hiver”, une sorte de prédisposition au bonheur. Mais la conception du bonheur nietzschéenne, qui le fait reposer sur un consentement sans réserve au monde (le “oui à l'amor fati” de Zarathoustra), n'est que partiellement acceptée par Camus. Il ne suffit pas pour l'individu de “juger que tout est bien”, il lui faut aussi faire un effort d'imagination, une action positive; aussi, sans doute, souscrire à une éthique stricte. C'est cet attachement aux valeurs qui fait qu'on uploads/Philosophie/ penser-labsurde-en-politique-la-concep-pdf.pdf

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