L'INTUITION DANS LES DECISIONS MANAGERIALES : ASPECTS CONCEPTUELS ET EMPIRIQUES
L'INTUITION DANS LES DECISIONS MANAGERIALES : ASPECTS CONCEPTUELS ET EMPIRIQUES Jean-Fabrice LEBRATY Docteur ès Sciences de Gestion Laboratoire RODIGE - IAE Nice Université de Nice - Sophia Antipolis 1 L'INTUITION DANS LES DECISIONS MANAGERIALES : ASPECTS CONCEPTUELS ET EMPIRIQUES. Dans un article du "Financial Times" 1, C. LORENZ rappelle cette phrase d'A. EINSTEIN : " La pensée rationnelle ne m'a jamais permis de découvrir quoi que ce soit". Le grand savant faisait ainsi allusion au rôle de l'imagination dans la découverte. Mais l'imagination semble elle-même appartenir à un domaine voisin, celui de l'intuition. Passées les désillusions apportées par la gestion hyperrationnelle, notamment dans le domaine de la planification stratégique2, "l'intuition revient en force" écrit le journaliste du "Financial Times" en relatant la parution de plusieurs ouvrages récents consacrés à ce thème. Avant d'exposer un certain nombre de raisons actuelles qui expliquent l'intérêt d'une analyse du rôle de l'intuition dans les Sciences et les pratiques de gestion, soulignons qu'il s'agit là d'un domaine qui, de longue date, a retenu la réflexion philosophique. Si les philosophes parviennent assez facilement à se mettre d'accord sur ce que le terme d'intuition désigne3, il n'en va pas de même pour dire ce qu'elle "est". L'intuition est-elle une opération intellectuelle, point de départ (choix des axiomes) et d'orientation de la démarche rationnelle comme c'est le cas chez Aristote? Est-elle plutôt cet acte du sujet visant à "produire" l'objet comme on en trouve la source chez KANT " qui est à l'origine de la plupart des épistémologies modernes" 4? Le débat se poursuit encore de nos jours chez les philosophes mais aussi chez les psychologues5 et les mathématiciens6. Notre propos n'est pas d'en faire ici l'historique mais d'envisager cette question sous l'angle plus opératoire de la décision individuelle7 managériale. De ce dernier point de vue, trois types de considérations au moins, justifient l'intérêt porté actuellement à l'intuition. Il y a d'abord le fait que l'on a beaucoup appris sur le fonctionnement du cerveau, ces dix dernières années, comme en témoignent, entre autres, les progrès des sciences de la cognition8. Mais peut-être a-t- on été trop focalisé sur des questions telles que la séparation des fonctions du cerveau droit et du cerveau gauche et pas assez (ou pas du tout) sur l'intuition9. Une autre raison puissante peut expliquer l'intérêt porté à la notion d'intuition. Nous connaissons actuellement un monde de crise, de turbulences et d'accroissement de l'incertitude. Une réflexion rapide et souvent entendue est que : "même si la reprise se manifeste, le passé n'aidera plus beaucoup à la lecture du futur". En fait, on a le sentiment de vivre une crise des modèles et surtout de ceux fondés sur l'extrapolation (cas le plus fréquent). L'intuition ne pourrait-elle pas alors constituer une nouvelle stratégie décisionnelle face à la complexité? 1 Reproduit dans "Courrier International" sous le titre : "Faites confiance à votre intuition", 1er au 7 septembre 1994, p. 33. 2MINTZB [94] 3 Le terme d'intuition désigne : "la manière d'être d'une connaissance qui comprend directement son objet, par un contact sans médiats avec lui, et sans le secours des signes ou des procédés expérimentaux". Encyclopedia Universalis, Article "Intuition", p. 44. 4 Idem 5 La Gestaltpsychologie marque ce pouvoir de l'intuition de percevoir la totalité par rapport à l'empirisme qui considère la perception comme une somme d'associations. 6LARGEA [92]. 7Nous excluons, donc, du champs de notre analyse les aspects spécifiques inhérents au processus de décision collective. 8Voir à ce sujet : BONNET [90] pour une approche exhaustive. Par ailleurs, le dossier sur les sciences cognitives paru dans la revue Sciences Humaines N° 17 Mai 1992 constitue un excellent aperçu de l'étendue de ce domaine. 9"Nous avons plus appris dans cette dernière décade sur les fonctions du cerveau que durant toute l'histoire de l'Humanité". Pourtant, il reste beaucoup à découvrir, notamment dans le domaine de l'intuition et : "le cerveau représente notre dernière grande frontière". AGOR [89], p. 11. 2 Enfin, en cette époque de mondialisation de l'économie, on rencontre des modes de management variés et des cultures d'entreprises très spécifiques. La tentative d'harmonisation de ces différences, la recherche de la communication entre des cultures nationales parfois éloignées, nécessitent sûrement une attention au qualitatif, une écoute de l'autre, une mise en mémoire de comportements qui peuvent faire penser que le manager intuitif sera dans ce cas mieux armé pour réussir. L'intuition serait donc susceptible de constituer une réponse aux situations de multi-rationalité10 engendrées par ces différences. Encore faut-il s'entendre sur ce qu'on appelle "intuition" et ce sera là notre première question. Nous sommes loin, sur ce point, de pouvoir apporter une réponse, même provisoire, mais nous pourrons indiquer quelques voies de définition et explorer certaines plus précisément11. Nous aborderons ainsi trois types d'interrogations : Ü Quels éléments retenir pour une définition de l'intuition ? Ü Quel rôle l'intuition peut-elle jouer dans la prise de décision managériale ? Ü Peut-on envisager une mesure de l'aptitude intuitive du manager ? 10 Selon la définition de L. SFEZ, SFEZ [92], p. 206 / pp. 267-268 et Chapitre II. 11 Répétons que nous laisserons de côté le débat philosophique sur la nature de l'intuition pour nous axer sur un point de vue plus opérationnel. 3 I. L'INTUITION DANS LE PROCESSUS DECISIONNEL : LA RATIONALITE EN QUESTION. Cinq catégories de définition de l'intuition dérivant de théories ou de pratiques relativement indépendantes les unes des autres peuvent être évoquées ici. I.1 L'induction inconsciente Notre système nerveux permet d'enregistrer en permanence une quantité énorme d'informations. Cet enregistrement permanent se fait le plus souvent à notre insu. Qui se rappelle, s'il n'a pas eu trop chaud ou trop froid, de la température enregistrée par son corps, il y a seulement quelques minutes? Comme c'est le cas pour les informations conscientes, on peut donc imaginer, lorsque se présente un problème à résoudre, un "puisage" 12 dans cette information et un processus habituel d'induction pour parvenir à la décision prise. Cette interprétation a l'avantage de cadrer avec des observations courantes (celui qui est plus ouvert sur l'extérieur est plus imaginatif dans le choix des alternatives; des choix réussis, en apparence inexplicables, en fait se comprennent; l'expérience accroît les facultés intuitives13, etc.). Les développements de certains psychologues trouveraient ici leur place. Ainsi ce que E. De BONO appelle la pensée latérale relèverait de ce type d'analyse14. I.2 Le processus bayésien La théorie des probabilités subjectives peut être interprétée comme une mise en forme de l'intuition, cette dernière devant pour devenir opérationnelle se conformer à l'axiomatique probabiliste. L'introduction de l'information supplémentaire pour corriger l'intuition initiale se ramène alors à un processus d'essais- corrections visant à rendre plus objective l'estimation personnelle de départ. En réalité cette approche ne permet pas de comprendre ce qu'est l'intuition, dans sa nature mais légitime plutôt son existence en fournissant un mode opératoire d'utilisation. Il y a là en quelque sorte un moyen de réconcilier flair des hommes d'affaires (leur intuition?) et science des spécialistes des enquêtes de marché15. I.3 L'aptitude au qualitatif Nous montrerons plus bas que la notion d'intuition n'exclut pas obligatoirement l'idée de quantitatif, notamment au niveau de la mesure. Néanmoins, et au stade des définitions, on peut admettre, assez facilement, que les notions d'intuition et de qualitatif soient assez proches l'une de l'autre. L'intuition serait donc cette aptitude de l'esprit au qualitatif compris comme le non immédiatement mesurable, ou encore faisant partie de domaines tels que l'art, la foi ou la philosophie16. Le domaine de l'art est particulièrement 12 Nous utilisons ce mot en pensant à ce que disait E. LAND, l'inventeur du Polaroïd à propos de son intuition créatrice : il parlait de "compétences qui ont le caractère d'atavismes paraissant comme remonter d'un puits", cité par MINTZB [94], p. 319. 13 Ne trouve-t-on pas là l'explication de la compétence de l'antiquaire expérimenté qui "sait" ou "sent" que tel meuble est "bon"? 14La pensée latérale "...balaye de son intuition les structures et les éléments, à la recherche d'un ajustement simultané, sans attacher d'importance à l'ordre dans lequel les éléments se présentent". HAMPDE [90], Chapitre 20 : La pensée latérale d'Edward De BONO, p. 112. 15L'analyse bayesienne moderne appliquée à l'entreprise trouve sa source dans les travaux de R. SCHLAIFER et notamment SCHLAI [59] et WINKLE [72]. 16 En ce sens on comprend que l'intuition n'ait pas grand chose à voir avec le Quotient Intellectuel (Q.I.) Le psychologue F. BARTON de l'Université de Californie à Santa Cruz écrit :"L'intuition dépend moins du raisonnement et de la 4 intéressant à examiner de ce point de vue. Faut-il attribuer uniquement à la chance que tel ou tel amateur ait le premier découvert tel artiste célèbre? Faut-il admettre que tous les jugements se valent ou faut-il reconnaître que certains sont plus qualifiés que d'autres pour avancer que telle oeuvre abstraite est "bonne" ? Une réponse possible à ces questions est le recours à la notion d'intuition qui permet de comprendre que certains aient des représentations que d'autres n'ont pas, ou des visions anticipatrices faisant de l'art un "Au delà présent" suivant la belle formule d'A. MALRAUX17. Le uploads/Philosophie/ intuition-lebraty-rfg.pdf
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- Publié le Jan 31, 2022
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