Prologue 9 Prologue Je suis ethnologue, mais ceci n’est pas à proprement parler

Prologue 9 Prologue Je suis ethnologue, mais ceci n’est pas à proprement parler un ouvrage d’ethnologie. Il prend cependant racine dans l’anthropologie culturelle, car tout a commencé, il y a des années, par des recherches de terrain dans le cadre de cette discipline : je m’intéressais alors à l’utilisation de certaines plantes médicinales par les Indiens du sud-ouest des États- Unis et du nord du Mexique. Au fil des ans, mes recherches ont évolué vers autre chose, sous l’effet de leur propre impulsion et de mes progrès personnels. L’étude des plantes médicinales a cédé le pas à l’examen d’un système de croyances, à cheval, semble-t- il, sur les frontières d’au moins deux cultures différentes. La personne responsable de ce changement d’orientation de mes travaux fut un Indien Yaqui du nord du Mexique, don Juan Matus, qui me présenta plus tard à don Genaro Flores, un Indien Mazatèque des régions centrales. Ils pratiquaient l’un et l’autre une ancienne sapience, connue de notre temps sous le nom banal de sorcellerie et que l’on considère communément comme une forme primitive de science médicale ou psychologique. En réalité, c’est une tradition, avec des praticiens dont la maîtrise est parfaite et les techniques extrêmement subtiles et élaborées. 10 Le don de l’Aigle Ces deux hommes sont devenus mes maîtres plutôt que mes sources d’information, mais, tout en suivant cette voie hasardeuse, je n’ai pourtant pas cessé de considérer mes recherches comme des travaux d’ethnologie ; j’ai passé des années à essayer de déterminer la matrice culturelle de ce système, à mettre au point une taxinomie, un cadre de classification, une hypothèse sur son origine et sa diffusion. Tous mes efforts ont été futiles, du fait même que les forces intérieures contraignantes de ce système ont uni par faire dérailler mon cheminement intellectuel et m’ont trans-formé en participant. Sous l’influence de ces deux hommes de pouvoir, mes travaux se sont mués en une autobiographie, en ce sens que j’ai été forcé, dès que je suis devenu participant, de rendre compte de ce qui m’arrivait. Mais il s’agit d’une autobiographie particulière, car je ne relate ni ce qui se produit dans ma vie de tous les jours, en tant qu’homme comme les autres, ni les états d’âme engendrés par cette existence quotidienne. Je retrace, au contraire, les événements qui se déroulent dans ma vie du fait que j’ai adopté un ensemble « différent » de concepts et de méthodes étroitement associés. En d’autres termes, le système de croyances que je désirais étudier m’a englouti. Pour pouvoir continuer à avancer dans mes recherches, j’ai dû faire un sacrifice quotidien extraordinaire : ma vie en tant qu’homme de ce monde. En raison de ces circonstances, me voici maintenant confronté à un nouveau problème : celui d’être obligé d’expliquer ce que je fais. Je suis très éloigné de mon point de départ – en tant qu’homme occidental comme les autres ou en tant qu’ethnologue – et, avant toute chose, je dois répéter sans relâche que mes ouvrages ne sont pas des mièvres de action – même si ce que je décris paraît irréel : c’est simplement étranger à nous. Prologue 1 1 En pénétrant plus avant dans les subtilités de la sorcellerie, ce qui m’était apparu de prime abord comme un système de croyances et de pratiques primitives s’est avéré bientôt un univers immense et complexe. Pour entrer dans l’intimité de ce monde et en rendre compte, j’ai dû y participer, sous des formes de plus en plus élaborées et rainées. Ce qui m’arrive échappe maintenant à toutes mes prévisions, et n’est plus dans la Ligne de ce que d’autres ethnologues savent des systèmes de croyances des Indiens du Mexique. Je me trouve donc dans une position difficile ; tout ce que je peux faire dans ces circonstances c’est présenter ce qui m’arrive tel que cela m’est arrivé. Je ne peux fournir aucune autre garantie de ma bonne foi, mais je le répète avec insistance : je ne vis pas une « double vie », et je me suis engagé à suivre les principes du système de don Juan dans mon existence quotidienne. Lorsque les deux sorciers indiens du Mexique qui m’ont formé, don Juan Matus et don Genaro Flores, m’eurent ex- pliqué leur savoir, ils me firent leurs adieux et partirent satisfaits. Je compris que, dès lors, il m’appartenait de récapituler, tout seul, ce qu’ils m’avaient appris. Au cours de mes efforts pour accomplir cette tâche, je revins au Mexique, où je découvris que don Juan et don Genaro avaient neuf autres apprentis en sorcellerie : cinq femmes et quatre hommes. La femme la plus âgée se nommait Soledad ; ensuite venait Maria-Elena, surnommée « la Gorda », les trois autres femmes, Lidia, Rosa et Josefina, étaient plus jeunes et on les appelait « les petites sœurs ». Les quatre hommes, par rang d’âge, étaient Eligio, Nestor, Benigno et Pablito ; on appelait les trois derniers « les Genaros » car ils étaient très proches de don Genaro. 12 Le don de l’Aigle Je savais déjà que Nestor, Pablito et Eligio (qui ne se trouvait plus parmi nous) étaient des apprentis. Mais l’on m’avait induit à penser que les quatre filles étaient les sœurs de Pablito, et Soledad leur mère. J’avais vaguement connu Soledad au cours des années, et je l’avais toujours appelée doña Soledad, par respect, car elle était à peu près du même âge que don Juan. J’avais également fait la connaissance de Lidia et de Rosa, mais nos relations étaient demeurées trop brèves et trop superficielles pour me permettre de comprendre ce qu’elles étaient en réalité. Je ne connaissais la Gorda et Josefina que de nom. J’avais rencontré Benigno, mais j’ignorais complètement qu’il eût des liens avec don Juan et don Genaro, Pour des raisons incompréhensibles pour moi, ils paraissaient tous avoir attendu mon retour au Mexique. Ils m’apprirent que j’étais censé prendre la place de don Juan et devenir leur chef, leur Nagual. Ils me dirent que don Juan et don Genaro avaient disparu de la face de la Terre, de même qu'Eligio. Les femmes comme les hommes ne croyaient pas qu’ils fussent morts tous les trois : ils étaient entrés dans un autre monde, différent du monde de notre vie quotidienne mais tout aussi réel. Les femmes, et surtout doña Soledad, m’attaquèrent violemment dès notre première rencontre. Par leur action elles provoquèrent une catharsis en moi. Mes relations avec elles aboutirent à une fermentation mystérieuse dans ma vie. Dès l’instant où je les rencontrai, des changements radicaux se produisirent dans ma pensée et dans ma compréhension de mes actes. Mais tout cela ne se réalisa pas à un niveau conscient et, après ma première visite, je me retrouvai dans une confusion encore plus grande. Pourtant, au milieu du chaos, je découvris une base étonnamment solide : sous le Prologue 1 3 choc de notre conflit, j’avais découvert en moi des ressources que je n’aurais jamais cru posséder. La Gorda et les trois petites sœurs étaient des rêveurs accomplis ; spontanément, elles me donnèrent des conseils et me montrèrent de quoi elles étaient capables. Don Juan avait déni l’art de rêver comme le pouvoir d’utiliser ses propres rêves ordinaires pour les transformer en conscience contrôlée, au moyen d’une forme spécialisée d’attention que don Genaro et lui appelaient « l’attention seconde ». Je m’attendais que les trois hommes me montrent à leur tour leurs capacités dans un autre domaine des enseignements de don Juan et de don Genaro : « l’art du traqueur ». Cet art m’avait été présenté comme un ensemble de méthodes et d’attitudes permettant à chacun de tirer le meilleur parti de toute situation imaginable. Mais ce que les trois Genaros m’apprirent n’eut ni la cohérence ni la force que j’avais espérées. J’en conclus que soit ces hommes n’étaient pas d’authentiques praticiens de cet art, soit, plus simplement, ils ne voulaient pas me l’enseigner pour l’instant. Je cessai de poser des questions, pour que chacun puisse se sentir détendu en ma présence, mais tous, hommes et femmes, jugèrent à mon silence que je me comportais en' comme un Nagual et ils me demandèrent de les guider et de les conseiller. Pour y parvenir, je fus obligé de faire un retour systématique sur tout ce que don Juan et don Genaro m’avaient enseigné, tout en m’enfonçant plus avant dans l’art de la sorcellerie. La fixation de l’attention seconde 1 7 l LA FIXATION DE L’ATTENTION SECONDE J’arrivai en milieu d’après-midi à l’endroit où demeuraient la Gorda et les petites sœurs. La Gorda était seule, assise dehors, près de la porte, le regard fixé au loin sur les montagnes. Quand elle m’aperçut, elle sursauta. Elle m’expliqua qu’elle s’était laissé totalement absorber dans un souvenir et que, pendant un instant, elle s’était trouvée sur le point de se rappeler une chose très vague, liée à moi. Plus tard, ce soir-là, après le dîner, je m’assis sur le sol de la chambre. de la Gorda, avec elle, les trois petites sœurs et les Genaros. Les femmes étaient uploads/Philosophie/ le-don-de-l-x27-aigle-carlos-castaneda.pdf

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