Revue néo-scolastique de philosophie Au seuil de la métaphysique : abstraction
Revue néo-scolastique de philosophie Au seuil de la métaphysique : abstraction ou intuition (suite) Joseph Maréchal Citer ce document / Cite this document : Maréchal Joseph. Au seuil de la métaphysique : abstraction ou intuition (suite). In: Revue néo-scolastique de philosophie. 31ᵉ année, Deuxième série, n°22, 1929. pp. 121-147; doi : https://doi.org/10.3406/phlou.1929.2536 https://www.persee.fr/doc/phlou_0776-555x_1929_num_31_22_2536 Fichier pdf généré le 30/04/2018 VI AU SEUIL DE LA MÉTAPHYSIQUE! ABSTRACTION OU INTUITION (Suite *) II. — Quelques enseignements de l'histoire Peut-être vous souvenez-vous, Messieurs, de l'orientation que prenait, vers la fin de la Leçon précédente, l'exploration un peu timide encore, que nous faisions des abords de la métaphysique. En triant les hypothèses explicatives, nous fûmes amenés tout naturellement à confronter les deux tendances élémentaires entre lesquelles se partagent, et se partageront sans doute toujours, les philosophies dignes de ce nom : je veux dire (excusez-moi de rééditer un cliché, trop vrai pour qu'il y ait grande honte à le reprendre sans même le rajeunir), je veux dire : l'esprit platonicien et l'esprit aristotélicien. J'avoue être de ceux qui découvrent une vérité symbolique durable dans la célèbre fresque de l'Ecole d'Athènes. Sous les architectures spacieuses, s'avancent, en pleine .lumière, au centre du groupement ample et divers des philosophes, les deux géants de la pensée antique : Platon, à droite, dans la majesté de sa barbe chenue, les yeux perçants sous les sourcils broussailleux, indique du doigt, *) Voir Revae Nio-Scolastique de Philosophie, février 1929, pp. 27-52. 1 122 J. Maréchal là-haut, le royaume transcendant des Idées ; à sa gauche, Aristote, plus jeune, marche son égal, et porte en avant sa main étendue, comme pour prendre possession des choses d'ici-bas. Entre lés deux maîtres, les préférences de la philosophie chrétienne ont oscillé ; le plus souvent, il faut le reconnaître, le cœur (au sens pascalien de ce mot) est avec Platon, et la sobre raison avec Aristote ; et l'on rêve d'un idéal qui n'exigerait le sacrifice d'aucune préférence : quelque chose comme la fusion des deux personnages en un seul, dont la main gauche aurait le geste d' Aristote et dont la main droite conserverait le geste de Platon. Nous n'aurons pas le plaisir d'opérer ce soir une réconciliation aussi émouvante. C'est plutôt d'une opposition de points de vue que je dois vous parler : de l'antagonisme historique entre les philosophies de Yintuition et les philosophies de Y abstraction, considérées les unes et les autres comme introductrices, à la métaphysique : les premières davantage tributaires de Platon, les secondes d' Aristote ; je dis « davantage », pour éviter une affirmation trop massive, qui ne saurait, historiquement, se défendre. I Dans les philosophies intuitionnistes, dont nous nous occuperons en premier lieu, la métaphysique n'a pas besoin de justification laborieuse : elle est immédiate, et pour ainsi dire de droit divin, — maîtresse absolue, au point qu'on ne sait plus très bien comment assurer une place, à côté d'elle, à l'expérience contingente. . Mais sans doute dois-je indiquer d'abord le sens, en partie conventionnel, attaché ici au mot : intuition. Il ne s'agit que de l'intuition intellectuelle. Imitant la définition kantienne, qui me semble précise, adaptée aux exigences particulières de la critique de la connaissance, et par là même moins exposée que d'autres à des chevauchements Abstraction ou intuition 123 fâcheux de significations, j'appellerai « intuition intellectuelle » une connaissance générale ou particulière, dans laquelle la matière, la forme et la réalité (soit actuelle, soit possible) de l'objet représenté seraient également donnés par l'a priori même de notre faculté intellective. Cette intuition ne se confond entièrement, ni avec l'évidence cartésienne, ni avec l'intuition trancendantale obscure de Fichte ou de Sclielling, ni avec l'intuition bergsonienne, ni avec les « intuitions imparfaites » de quelques auteurs récents (où je ne puis voir qu'un à priori discursif). Par contre, l'intuition intellectuelle, comme je la définis, rejoindrait, au degré près, celle même que les Scolastiques attribuent à l'Intelligence divine et aux intelligences angéliques. Elle est caractérisée par l'origine métempirique, à priori, de tous ses principes constitutifs prochains. Conformément à cette terminologie, nous tiendrons ici pour « intuitionnistes » les philosophies qui, dans une mesure quelconque, supposent chez l'homme une intuition» intellectuelle de ce genre.* Parcourons-en quelques-unes, en tenant compte, moins de l'ordre chronologique, que des relations doctrinales. m II A tout seigneur, tout honneur ! Dans la philosophie de Platon y la connaissance proprement intellectuelle, celle qui donne la science véritable, s'effectue par intuition de la hiérarchie nécessaire et immobile des Idées, ou des Formes intelligibles, présentes en quelque façon à toute intelligence ; l'expérience sensible, au contraire, est réduite à parcourir sans arrêt le monde concret de la yéveaiç, du devenir : chez Platon, non plus que chez les Eléates, l'expérience ne dépasse la valeur relative et provisoire de la §d£a, de l'opinion. Et pourtant, pour Platon même, c'est à l'occasion de l'expérience concrète que s'éveille en 124 /. Maréchal nous l'intuition des Idées : comment expliquer le rapport naturel de la seconde à la première ? Malgré quelques vagues tentatives, Platon ne réussit pas à résoudre le problème ; et peut-être ne s'y appliqua-t-il point. En tout cas, une difficulté s'était imposée à lui, qui restera la croix des philosophies intuitionnistes : le rôle du sensible dans l'intellection, ou, plus précisément, la coopération de Vexpé- rience contingente à la métaphysique : coopération qu'il «st aussi vain de nier que malaisé d'expliquer. Considérons un instant cette difficulté dans le cartésianisme, héritier principal du platonisme chez les modernes. Selon Descartes, les « idées innées » mettent en nous, à l'état virtuel, tout le fond ontologique de notre savoir ; nous n'avons donc pas à le mendier au dehors : notre tâche de métaphysiciens se borne à éveiller en nous la conscience distincte de ce que nous possédons déjà. Et pour cela, certes, une coopération externe, contingente, une expé- 'rience, nous est nécessaire ; jl faut un ébranlement des « esprits animaux », provoquant de petites pulsations de la glande pinéale, pour secouer, en vertu d'une obscure sympathie, le métaphysicien somnolent qu'est notre âme, et lui faire ouvrir, sur quelque portion de ses richesses immanentes, des yeux encore embués de sommeil : première vision, imparfaite et trouble, qui n'est autre que la sensation, stade confus de l'intelligible naissant et contenu primitif de l'« idée adventice ». Puis la vision devient distincte : dans l'idée adventice, qui le bride en le stimulant, l'esprit se reconnaît comme pensée en acte, et développe, sur cette intuition fondamentale de lui-même, la claire appréhension de l'idée du Parfait et de l'idée d' étendue : Dieu ; la matière ; et le Moi, où s'en opère pour nous la rencontre : toute la métaphysique 1). A cette ontologie, 1) Si l'on veut mesurer le champ réellement couvert par les idées innées cartésiennes, il faut tenir compte des passages — tels les paragraphes 47 à 50 de» Abstraction ou intuition 125 l'expérience externe, indispensable excitatrice, n'a fourni aucun apport de fond ; entre le sens et l'intelligence, il n'y eut pas de seuil à franchir, rien qu'une brume intérieure à dissiper. Descartes établit donc une continuité parfaite entre le sensible et l'intelligible, en faisant du sensible une idée confuse, un véritable intelligible immanent, abordé de biais, par son point de tangence à la matière, c'est-à-dire sous un angle déformant. La difficulté que soulevait la contingence du sensible n'est d'ailleurs que transposée : elle renaît aux origines mêmes de la déformation de l'idée. Entre le sensible, déclaré spirituel, et le corps, où surgit l'événement contingent qui provoque et délimite le gauchissement sensoriel des idées innées, une impossible interaction devient inévitable. Avouant l'énormité de cette conséquence, le philosophe français renonce à la rendre concevable ; la présence d'un contenu contingent dans notre connaissance demeure pour lui un mystère. Il serait intéressant, si le temps nous le permettait, d'élargir cette considération. Toute la théorie cartésienne de la contingence se développe autour de deux centres, dont l'un est précisément l'inacceptable envahissement de la substance immatérielle par l'action d'une cause principale matérielle ; l'autre, à peine moins inconcevable, le rôle décisif accordé à l'autonomie volontaire, aussi bien dans la délimitation originelle du Vrai et du Bien créés, que dans chacun des jugements que nous formulons. Payer l'aveu d'une contingence vraie, au prix de l'interaction psychosomatique et de l'irrationalisme du vouloir, c'était peut-être acheter trop cher les avantages d'une métaphysique intuitionniste. Leibniz, après Greulinckx et Malebranche, s'émut de la difficulté que n'avait pu surmonter Descartes. Prlncipia — où Descartes énumère les « choses » et les « vérités éternelles » dont l'idée peut devenir en nous « claire et distincte ». L'entière « clarté et distinction » est, en effet, le signe de l'innéité de l'idée. 126 jr. Maréchal Chez Leibniz, les « idées adventices », avec leurs présupposés inquiétants, ont disparu. La monade connaissante n'a « ni porte ni fenêtre » . Tout le contenu de la connaissance procède exclusivement de l'intérieur de la monade, et s'y déroule selon une loi spécifique de finalité immanente. Les « petites perceptions non encore aperçues », uploads/Philosophie/ phlou-0776-555x-1929-num-31-22-2536 1 .pdf
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- Publié le Jui 04, 2021
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