LE MUR DE LA DÉMOLITION 2 Sur mes cahiers d'écolier Sur mon pupitre et les arbr
LE MUR DE LA DÉMOLITION 2 Sur mes cahiers d'écolier Sur mon pupitre et les arbres Sur le sable de neige J'écris ton nom Sur les pages lues Sur toutes les pages blanches Pierre sang papier ou cendre J'écris ton nom Sur les images dorées Sur les armes des guerriers Sur la couronne des rois J'écris ton nom […] Sur mes refuges détruits Sur mes phares écroulés Sur les murs de mon ennui J'écris ton nom Sur l'absence sans désir Sur la solitude nue Sur les marches de la mort J'écris ton nom Sur la santé revenue Sur le risque disparu Sur l'espoir sans souvenir J'écris ton nom Et par le pouvoir d'un mot Je recommence ma vie Je suis né pour te connaître Pour te nommer Liberté. Extrait de Liberté, Paul Eluard Ça commence tôt cette histoire de liberté. Déjà sur les cahiers de poésie, de récitation, les cahiers d’écolier comme dit l’autre. Alors faut pas s’étonner que ça reste, ça s’accroche, cette histoire de liberté. Même vingt ans plus tard, quand on écrit une lettre aux copains. 3 Paris, le 15 septembre 20121 Cher toi, Pour répondre à ton précédent courrier et tes angoisses concernant mes finances, sache que mon compte en banque ne s’est jamais aussi bien porté. Je viens de recevoir 2000 euros de la CAF, rétroactivement. Du coup, je vivote sur ma nouvelle fortune jusqu'à mi décembre (date à laquelle j’envisage de braquer une banque) et j'expérimente un temps assez spécial, libéré des études, de l'emploi, du « loisir » (si on le définit par opposition au temps de contrainte productive, salariale ou universitaire). On appelle ça la liberté, il parait. La liberté dans laquelle le temps s’étire à l’infini, sans obstacle. Etrangement, je n'ai jamais aussi mal écrit que sous l'emprise de ma récente « liberté ». Mon écriture végète dans une médiocrité placentaire. Jacques Rigaut avait raison quand il disait qu’il n'y a au monde qu'une seule chose qui ne soit pas supportable : le sentiment de sa médiocrité. Je n'ai plus de contrainte, plus rien à détruire, plus rien à construire. Seulement me vautrer dans mon indécente liberté à l’abri des envieux. Je pense souvent à « Pierrot le fou », la sublime Anna Karina qui parcourt cette plage sans limite en répétant : « Qu’est-ce que j’peux faire ? J’sais pas quoi faire. » Alors voilà, je m'interroge sur le concept de liberté. D’ailleurs, la liberté est-elle un concept ? Et je sais que t’en connais un rayon à la liberté, toi et tes copains « libertaires ». Une citation à ajouter au mur de votre salon ou votre cuisine ou votre chambre (tout se mélange un peu chez vous) sur lequel vous avez peint « il est interdit d’écrire sur les murs » : « Pour l’homme, prisonnier d’une geôle qui n’a pas de mur et dont il se désespère à percevoir les limites – les siennes – l’unique question est de pouvoir s’évader. […] C’est ainsi que chacun rejoint l’Orient qu’il peut voir se lever en lui au moment le plus désespéré. Les chaînes et la prison n’ont jamais entravé la liberté si fort que la liberté elle-même. Mais encore faut-il se souvenir que nous sommes tous ce condamné à mort. » C’est de Georges Ribemont-Dessaignes dans « Frontières humaines ». Tu aimes ? C’est la seule chose à faire, je me dis, de penser à la liberté. Puisque que je suis incapable de la vivre. Tu sais, faire ces trucs, « brûler sa jeunesse ». Et je me dis que j'aimerais être en prison, juste pour voir ce que ça fait. Peut être pour avoir envie de sortir. Voilà. La vie est confortable ici. Facile. Presque, une jouissance sans entrave. Bien à toi, comme toujours. Et aux copains aussi. 1 Cette lettre manuscrite dans sa version originale a été retranscrite dans le but de préserver l’anonymat du candidat. Certains passages et certains éléments (lieux, noms, entre autres) ont donc été supprimés ou modifiés afin de ne pas donner d’ « indices » sur son identité. 4 « Et je me dis que j’aimerais être en prison, juste pour voir ce que ça fait. » Terrible, cette phrase. J’en aurais presque honte. Un mélange de vanité et de bêtise, témoins d’une jeunesse gâtée par l’ennui et la désinvolture qui s’empresse de pourrir avant l’âge mûr. Un mélange de vanité et de bêtise, probablement ingrédients essentiels à tout cocktail de la honte qui se respecte. Mais il faut aller au bout de son ignorance pour être bien sûre que son étendue est sans limite. Alors, plutôt que de me contenter de mettre des mots sur la bêtise, la liberté ou la prison, j’y ai collé des images. De la peinture. Pour finir le pitoyable tableau de mon absence d’idée. Je me disais que c’était peut être ça la liberté. La peinture. Alors je suis allée dans un bar « libertaire ». Il y avait une soirée « body painting ». Des gens à poil, qui troquaient leur peau blafarde pour un substitut coloré. On m’a filé une feuille, des crayons de couleurs et de la peinture, comme aux gosses dans l’avion qui ont la pochette autour du cou. Vas-y, exprime toi, on m’a dit. Et j’ai fait ça. Le tableau sur la page de gauche. Ça faisait tache à côté de la nébuleuse intergalactique de mon voisin de table. « J’ai l’impression que tu te sens prisonnière, enfermée par des choses, derrière un mur qui t’oppresse » il m’a dit. Il trouvait ça violent, déprimant et plutôt laid. Ça le faisait « flipper ». Ils sont fragiles ces libertaires. Et puis il est tombé, le 25 février 2013 : « le mur ». Le sujet du dossier du personnel d’enquête. L’occasion d’aller au bout de mon ignorance la tête haute. L’occasion d’y aller dans ce mur, de me le prendre de pleine face. En essayant d’apprendre un peu. « Juste pour voir ce que ça fait. » Alors, qu’est-ce que ça fait ? Qu’est-ce que ça fait d’être enfermé, d’être prisonnier, d’être privé de liberté ? Et qu’est-ce que la liberté si ce n’est ce « lieu commun » qui « emmerde » tant Paul Gégauff. « La liberté est un lieu commun qui commence à m’emmerder. Exactement comme la pollution, l’acupuncture et la sociologie. Ceux qui parlent de liberté sont presque toujours des pauvres mecs terrorisés par leur belle-mère, ficelés comme des saucissons. […] Très peu de gens souhaitent réellement être libres. La liberté, c’est la responsabilité, donc la solitude. Ils ne se l’avoueront jamais mais ils préfèrent de beaucoup leur esclavage. C’est la sécurité avec la paye, les primes, les assurances. […] La liberté c’est le vide avec l’angoisse du vide. » Vous avez tapé juste Monsieur Gégauff, vous qui vous êtes moqués jusqu’à la mort et de la mort elle-même, vous qui avez claqué de coups de couteaux dans le bide après avoir dit : « Tue moi si tu veux, mais arrête de m’emmerder. » Alors oui je veux savoir, cher Monsieur Gégauff, ce qu’est cette liberté dont vous vous raillez tant, ce « vide avec l’angoisse du vide ». Alors j’irai voir ceux qui en sont privés. Pour comprendre ce qu’est la liberté en étudiant sa négation, l’emprisonnement. L’enfermement. Je poserai la question aux détenus, aux prisonniers, aux taulards comme on dit. Je leur demanderai ce que ça fait, d’être de l’autre côté du mur. *** 5 6 Le téléphone sonne. Au bout, une voix de femme, calme, rauque un peu. C’est Nicole. « Je t’attendrai au Canon de la nation, à 16h. J’serai à l’intérieur. Puis on rejoindra Jacques au cabinet à côté. On sera plus tranquille pour parler. Tu comprends… Ah oui, pour que tu me reconnaisses, j’porterai un manteau rouge. Sinon j’ai des lunettes rondes, mauves, et les cheveux blonds très courts. » Nicole, c’est la « meuf » de Jacques, comme elle dit. Et Jacques, il en a eu des meufs depuis qu’il est sorti de taule en 1968. C’était un coureur, « il a baisé plein d’meufs », insiste Nicole avec toute la fraicheur de ses soixante cinq ans bien tapés. Keuf, meuf, relou, chelou, kepon, teté, cimer2 et j’en passe. Nicole et Jacques, respectivement 65 et 74 ans parlent mieux verlan que le vendeur de shit du bas de la rue Le Pic. La langue des « youv », Jacquot l’a apprise en 1957 quand il est tombé au royaume de la « voyoucratie », la prison. « C’est un mélange de verlan et de louchébem, le jargon des bouchers. Plus quelques mots d’arabe et de gitan aussi » précise Nicole. Mais surtout la langue des youv, Jacquot la causait en taule « pour pas qu’les matons comprennent ». Tu comprends, Jacques c’était un p’tit voyou. Et Jacques de préciser : « Je suis tombé à dix huit ans. J’étais un casseur-braqueur. Voilà. » Et moi, qu’est-ce que je fais là, dans ce cabinet ostéopathique, assise face à un uploads/Philosophie/ le-mur-de-la-demolition-pdf.pdf
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- Publié le Dec 04, 2022
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