1 A l’École, offrir du temps pour la pensée Philippe Meirieu Professeur à l’uni

1 A l’École, offrir du temps pour la pensée Philippe Meirieu Professeur à l’université LUMIERE-Lyon 2 (sciences de l’éducation), chercheur en pédagogie1 Quoique la question de l’attention des élèves en situation scolaire ne semble guère mobiliser les chercheurs et qu’elle soit assez largement ignorée dans la formation initiale et continue des enseignants, elle apparaît bien aujourd’hui comme un des problèmes professionnels majeurs des acteurs de l’école2. On en trouve, en effet, facilement la trace dans la plupart des documents et essais sur « le malaise enseignant » qui, dénoncent, tout à la fois, un manque de reconnaissance sociale et une forte dégradation des conditions de travail des professeurs du premier et du second degré. L’école en proie à l’inattention Certes, l’accent est mis, le plus souvent, sur des situations-limites liées à des contextes sociaux dégradés dans lesquels l’adhésion aux normes scolaires est particulièrement problématique (c’est le cas du film emblématique Entre les murs3), ou bien sur des conflits communautaires qui mettent en péril la possibilité même de la scolarisation (comme on le voit dans La Journée de la jupe4)… Mais, ce qui apparaît nettement quand on observe l’ensemble des témoignages accessibles 1 Derniers ouvrages parus : Pédagogie : des lieux communs aux concepts clés, Paris, ESF éditeur, 2013, Manifeste pour le plaisir d’apprendre (sous la direction de), Paris, Autrement, 2014. A paraître (avec Patrick Dubois) : réédition du Dictionnaire de pédagogie et d’instruction primaire (sous la direction de Ferdinand Buisson), Paris, Robert Laffont, collection « Bouquins », 2014. 2 Quelques initiatives font heureusement exceptions dans cette indifférence assez générale, en particulier le travail impulsé par la Chaire UNESCO « Former les enseignants du 21ème siècle » détenue par Luc Ria à l’École Normale Supérieure de Lyon (Institut Français de l’Education) : les recherches menées sur « le travail réel » des enseignants permettent de faire émerger les situations problématiques, de les modéliser et de proposer des ressources pour gérer « l’entrée dans la classe et la mise au travail », concevoir des rituels, donner des consignes, etc. 3 Film de Laurent Cantet qui a reçu la Palme d’Or au Festival de Cannes 2008, tiré du roman homonyme de François Bégaudeau qui interprète le rôle principal du film. 4 Téléfilm de Jean-Paul Lilienfeld diffusé en 2009 sur Arte et sorti également en salles la même année, où Isabelle Adjani interprète le rôle d’une professeure de français en butte à une classe particulièrement « difficile ». 2 aujourd’hui, c’est que la « crise de l’enseignement » n’est plus cantonnée à des situations de dysfonctionnements institutionnels, qu’elle ne relève plus seulement de l’espoir déçu de la démocratisation et des erreurs ou insuffisances des réformateurs successifs, elle affecte la situation scolaire elle-même, qui se voit en quelque sorte érodée, quand ce n’est pas vidée de sa substance, par un ensemble de comportements minuscules mais ravageurs. Plus aucune classe – bénéficie-t-elle des meilleures conditions matérielles et sociales - n’est, en effet, épargnée par la montée de l’inattention : le maître ne doit plus seulement y corriger les étourderies passagères de quelques élèves distraits en les rappelant à l’ordre, il doit, à chaque instant, reconstruire un cadre collectif qui rende possible son activité de transmission. Face à la dispersion systématique, à la fragmentation à l’infini des activités des élèves, à la sollicitation permanente – explicite ou implicite – de chacun d’eux, il peine à construire une situation dans laquelle une parole – une simple consigne de travail parfois - puisse être entendue de toutes et tous. La menace sur l’école ne vient donc plus, majoritairement, d’une subversion brutale du modèle, mais d’une sorte d’effondrement par l’intérieur de ce qui permettait à l’institution - à l’insu même de ses acteurs – de se pérenniser : la mobilisation psychique des sujets qui la fréquentent sur les objets qu’elle leur propose. Aucune malveillance attestée, d’ailleurs, chez ces sujets… au point qu’on ne peut guère les considérer comme coupables et qu’aucune sanction n’a vraiment prise sur eux. Et c’est ainsi que l’effondrement de l’institution se double du sentiment d’impuissance chez ceux et celles qui sont censés la défendre au quotidien ; c’est ainsi que les réformes de structure, aussi réclamées soient-elles par les organisations professionnelles et les partis politiques, semblent tomber à plat, laissant les acteurs démunis face à des élèves décidément, et au sens propre, insaisissables... Une analyse rapide pourrait permettre d’expliquer ce phénomène par un écart de plus en plus important entre les préoccupations des élèves et les savoirs scolaires. Il n’est pas sûr que ce soit là le phénomène déterminant. En effet, la modernité a considérablement rapproché les savoirs enseignés des savoirs sociaux en circulation : les uns et les autres, qui appartenaient jadis à des sphères qui ne communiquaient guère, s’inscrivent aujourd’hui dans un continuum médiatique qui devrait, en toute logique, faciliter le passage des uns aux autres. Jamais, en réalité, les programmes scolaires n’ont été si proches des questions sociales et jamais l’institution scolaire n’a eu autant à cœur de faire apparaître cette proximité, d’en faire un atout, précisément, pour « rapprocher l’école et la vie ». Les manuels scolaires de toutes les classes et de toutes les disciplines attestent de ce « rapprochement » : pas une leçon qui ne soit illustrée par un texte ou une photographie qui rappellent que ce qui est enseigné ici renvoie bien à des « réalités » vécues ou connues par les élèves… au point qu’on pourrait même parfois se demander si ce n’est pas plutôt l’absence de tout exotisme qui est, ici, démobilisateur ! Mais cette question elle-même apparaît, elle aussi, dérisoire au regard des difficultés rencontrés par les enseignants pour mobiliser durablement les élèves sur les savoirs : proches ou lointains, articulés aux préoccupations des enfants ou en rupture assumée avec celles-ci, finalisés par une utilisation possible à court terme ou s’inscrivant délibérément dans le registre symbolique, les connaissances proposées par l’école ne semblent guère capables d’être des attracteurs suffisants pour permettre cette « inversion de la dispersion », selon la belle expression de Gabriel 3 Madinier, qui permet de fonder et de structurer le projet d’instruire5. Quoiqu’ils tentent, les enseignants semblent « débordés » par les comportements incontrôlables de leurs élèves, leur inattention permanente que même la trouvaille la plus originale ne parvient pas à rattraper plus de quelques secondes. Au point que le débat pédagogique traditionnel lui-même s’en trouve –malheureusement - délégitimé : ainsi, la question de savoir s’il faut « partir des intérêts des élèves », de leurs préoccupations les plus concrètes, ou les mobiliser sur des enjeux culturels forts les arrachant à leur quotidien – question essentielle en pédagogie s’il en est – semble complètement seconde dans une situation où, quoi qu’il en soit, les élèves ne sont pas vraiment là, s’occupant mentalement à une multitude d’activités, ne se fixant que quelques instants sur le travail proposé, n’en retenant – au mieux – que quelques bribes désarticulées, échappant à chaque instant à l’injonction pourtant répétée en boucle : « Écoutez-moi ! » Cela ne signifie nullement que la réflexion sur les programmes et les contenus scolaires ne doit pas se poursuivre, mais cela signifie, de toute évidence, qu’elle n’est pas suffisante. Montée de l’inattention et affaissement de l’institution Faisons l’hypothèse que la situation que nous vivons renvoie à un double phénomène « en ciseau » : d’une part, une réalité sociétale constituée par une changement profond des postures psychiques des élèves et, d’autre part, un affaissement, voire, dans certains cas, une disparition des structures scolaires permettant précisément de former et d’étayer l’attention des mêmes élèves. J’avais étudié, il y a maintenant plus de vingt-cinq ans, les différences de perception, chez des élèves de sixième, d’un même film selon qu’ils le regardaient au cinéma, dans une salle obscure où leur attention était focalisée sur l’écran, ou à la télévision, chez eux, dans une pièce éclairée où ils étaient sollicités par une multitude d’autres activités sociales. Le résultat était particulièrement probant : dans le premier cas, la plupart des élèves pouvaient restituer la trame narrative du film et en saisir la continuité symbolique, dans le second, il ne réussissaient, majoritairement, qu’à évoquer quelques scènes marquantes sans parvenir à les articuler. Quelques années plus tard, j’ai conduit une étude sur l’utilisation de la télécommande et la manière dont elle modifiait fondamentalement le rapport à l’écran de télévision6. J’y résumais ainsi mes observations : « La télécommande réunit quatre principes qui, combinées entre eux, constituent une assomption, sous une forme techniquement banalisée et socialement acceptable, de la toute- puissance infantile : le principe de la miniaturisation ludique, le principe de connexion directe du sujet avec le monde, le principe du passage à l’acte immédiat, le principe de la superposition totale du visuel et du réel. Au bout du compte, il n’est pas impossible que, tout en constituant une avancée scientifique notable pouvant efficacement adoucir les conditions de vie de nombre de personnes (en particulier handicapées), la télécommande soit aussi porteuse, des lors qu’elle est érigée en totem par les utilisateurs des médias, d’une régression psychologique individuelle uploads/Philosophie/ esprit-attention-pdf.pdf

  • 22
  • 0
  • 0
Afficher les détails des licences
Licence et utilisation
Gratuit pour un usage personnel Attribution requise
Partager