Raison humaine et intelligence animale dans la philosophie grecque Jean-Louis L
Raison humaine et intelligence animale dans la philosophie grecque Jean-Louis Labarrière p. 107-122 Le problème de la pensée animale a été abordé selon deux biais principaux par les philosophes grecs. Certains ont cherché à repérer et à définir les différentes formes d’intelligence animale et les facultés que ces dernières impliquaient alors. Telle semble avoir été l’approche d’Aristote. D’autres philosophes ont considéré la question comme relevant principalement de la philosophie morale : quelle doit être l’attitude du sage s’il entend honorer les dieux ? Soit les dieux n’ont pas accordé la raison aux animaux, et il n’existe aucune relation de justice entre eux et nous, ce qui entraîne que nous pouvons les manger à bon droit. Soit les dieux leur ont accordé la raison, et nous devons les considérer comme nos frères, ce qui implique qu’ils possèdent des droits et que nous avons des devoirs. Le sage devrait ainsi s’abstenir de manger des animaux puisqu’il s’agit d’êtres rationnels. Tel est le sens des arguments que Plutarque et Porphyre opposent aux stoïciens. Thèmes : animal (monde) Lieux d'étude : Grèce Mots-clés : animal, dieux, Grèce ancienne, philosophie, raison Keywords : Ancient Greece, animals, gods, philosophy, reason Plan Nom d’animal Formes d’intelligence L’intelligence animale comme menace Raison animaleet salut de l’âme Physique et apologétique De l’anthropomorphisme « Si nous voulons savoir ce qu’est l’homme, nous devrons savoir d’abord ce qu’est l’animal. » Sextus Empiricus (M, VIII, 87) 1“L'homme, entre bêtes et dieux”: cet énoncé, vrai en soi, est devenu un slogan sitôt qu’il s’agit d’évoquer la place de l’homme dans le cosmos des Anciens. Partant, il a pris les allures de l’arbre qui cache la forêt, ne serait-ce que parce que cet énoncé porte bien plus notre signature que celle des philosophes grecs, lesquels, à la notable exception des cyniques, situaient plus volontiers l’homme du côté des dieux que dans cet hypothétique entre-deux. Qu’il suffise à ce sujet de rappeler la définition platonicienne de la vertu comme « ressemblance à Dieu » (Théétète, 176 b), plus tard reprise par Plotin dans son Traité des vertus(Ennéades, I, 2 [19]). Rappelons aussi qu’Aristote considère le nous, l’intelligence ou l’intellect, comme ce qu’il y a de divin en nous et comme ce par quoi l’homme est le plus proprement homme, ce qui devrait le conduire à tâcher de « s’immortaliser » (EN, X, 7, 1177 b 29-1178 a 4). Et comment oublier la doctrine stoïcienne de la communauté formée par les hommes et les dieux en raison de leur commune et exclusive possession du logos (Sextus, M, IX, 130-132) ? Ce à quoi l’on opposera la chiennerie de Cratès : « Je brigue pour tout bien le bonheur de l’escarbot, l’aisance de la fourmi » (apud Julien, Discours, VII, 9, 213 c). 2Le rappel de ces quelques points, auxquels il convient d’ajouter la formule d’Aristote selon laquelle « l’homme est le seul des animaux à posséder le logos »(Pol., I, 2, 1253 a 9-10 ; VII, 13, 1332 b 5), devrait suffire à clore le dossier de la pensée animale dans la philosophie grecque. Et cela d’autant plus que, toujours d’après Aristote, largement suivi sur ce point par ses petits camarades, l’« âme pensante » (dianoêtikê psukhê, noêtikon) est le propre des êtres humains. Mais c’est précisément la raison pour laquelle la question du statut comparé de l’homme et de l’animal devient véritablement intrigante. Rappelons en effet, avant d’y revenir, que le même Aristote n’hésite pas à attribuer la phronêsis, l’intelligence pratique, à nombre de ceux que nous appelons les animaux par opposition aux humains, tout en situant à un très haut niveau les capacités cognitives et comportementales de ceux qu’il désignait, quant à lui, comme « les autres animaux » dans ce qu’on peut appeler ses livres d’éthologie, à savoir, les livres VIII et IX de l’Histoire des animaux. D’où le fait que certains ont considéré ces livres comme inauthentiques sous prétexte de contradiction manifeste avec ce que le Stagirite professe ailleurs. Telle n’est pas mon opinion 1. Qu’en est-il donc de cette phronêsis ? Voilà ce qu’il faudrait examiner avant de balayer d’un revers de main la question de la pensée animale sous prétexte que l’homme seul possède le logos et que l’homme grec s’est pensé plus près des dieux que des bêtes (Labarrière 1990). 3De même, quoique dans un tout autre registre, la doctrine de la métensomatose chez Platon semble nécessairement conduire à admettre que des corps d’animaux puissent être dépositaires de l’âme pensante des êtres humains, même si ces animaux ne font que peu ou pas du tout usage de cet intellect (Brisson 1997). Ajoutons encore, avant d’avoir également à y revenir, que la question de la possession ou de la non-possession du logos par « les autres animaux » fut l’objet d’une belle polémique entre les stoïciens et leurs contradicteurs de la Nouvelle Académie, polémique encore vive du temps de Plutarque et qui continuera jusqu’aux néoplatoniciens, comme en témoigne le De abstinentia de Porphyre. Il y a donc bien là, pour pasticher Théophraste dont on sait qu’il avait écrit un traitéSur l’intelligence et les comportements des animaux (D.L., V, 49), « des choses à rechercher ». Et c’est moins le fait que la question ait ou non été réglée d’avance qui doit retenir notre attention que la façon même dont elle fut traitée : il y va autant de la définition de l’animal que de celle de la pensée. Pouvons-nous dire, ou les Grecs auraient-ils pu dire : « l’homme, entre animaux et dieux » ? Nom d’animal 4Si l’expression « pensée animale » est pour nous immédiatement compréhensible, quelles que soient nos réserves à l’égard de la pertinence de cette expression et envers la réalité de la chose, rien n’assure qu’elle l’aurait été pour les Grecs. Non pas que l’idée d’une « pensée animale » eût été incompréhensible pour eux car impensable, mais parce que le terme zôion, que nous traduisons aussi bien par « animal » que par « vivant », était d’extension bien plus large (comme le montrent d’ailleurs ces deux traductions possibles) que notre concept d’« animal » tel qu’il s’oppose à celui d’« homme », laquelle opposition remonterait, semble-t-il, à Varron. Au demeurant, méfions-nous de l’usage : comme tout dictionnaire de langue française le dit, « animal » s’oppose à « végétal » avant que de s’opposer à « homme ». Voilà qui est bien plus proche de l’usage aristotélicien, voire platonicien, du terme zôion que de notre emploi, le plus fréquent, du terme « animal ». En effet, si zôion (zôia au pluriel), qui provient du verbe zên, vivre, signifie avant tout « vivant » et englobe donc les plantes (mais le terme peut aussi désigner « une peinture », Aristote, Catég., 1, 1 a 2-3…), les zôia renvoient le plus souvent chez Platon et quasiment toujours chez Aristote, du moins dans sa « zoologie », aux animaux, humains compris, par opposition aux végétaux, qu’Aristote, quand il ne dit pas phuta, « plantes », nomme tout simplementzônta, « vivants ». C’est pourquoi, thêrion désignant en grec plutôt la bête féroce, quand Aristote entend ne parler que de ceux que nous appelons « animaux », il utilise l’expression « les autres animaux (ta alla zôia) », sous-entendu, évidemment, « autres que les hommes ». Voilà qui montre que pour les Grecs l’homme fait partie des animaux et se situe plutôt, comme chez Platon, entre les plantes et les dieux, même s’il lui revient de se hisser à la hauteur des dieux et non de se faire bête. 5Si donc nous devions traduire « pensée animale » en grec, nous n’aurions guère d’autre choix que de dire zôê dianoia ou zôos nous, expressions qui n’auraient sans doute pas été très « parlantes » pour un Grec, tandis que les formulesthêriakê dianoia ou thêriakos nous, « pensée bestiale », auraient sans doute été plus compréhensibles dans la mesure où elles peuvent désigner aussi bien les pensées bestiales de certains êtres humains que ce qui anime certaines bêtes sauvages. Resterait à savoir si des expressions comme zôion dianoêtikon ou zôion noêtikon, « animal pensant », construites sur le modèle du fameux zôion politikon, « animal politique », auraient d’emblée désigné pour un Grec l’homme par opposition aux autres animaux, ce qui logiquement devrait supprimer tout espace pour l’existence d’une pensée animale aux yeux des Grecs. Or rien n’est moins sûr. En effet, si l’on peut assurer avec quelque certitude que le « roseau pensant » leur aurait semblé une bien singulière métaphore, à l’exception peut-être d’Empédocle (Balaudé 1997), il leur aurait paru en revanche bien plus douteux que seul l’homme puisse être un « animal pensant », car, de façon moins paradoxale qu’il ne le semblera aux yeux de certains de mes lecteurs, de même que zôion politikon ne saurait renvoyer en grec aux seuls êtres humains à l’exclusion des autres animaux (et que, de grâce, on laisse les dieux en paix !), de même zôion noêtikon ne saurait en toute rigueur ne désigner que ceux-là. 6J’en uploads/Philosophie/ raison-humaine-et-intelligence-animale-dans-la-philosophie-grecque.pdf
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- Publié le Jui 22, 2022
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