PIERRE MACHEREY De Canguilhem à Canguilhem en passant par Foucault [In : George

PIERRE MACHEREY De Canguilhem à Canguilhem en passant par Foucault [In : Georges Canguilhem, philosophes et historien des sciences, colloque 1990, Bibliothèque du Collège international de philosophie, éd. Albin-Michel, p. 286-294] Indépendamment des considérations personnelles et particulières qui conduisent à rapprocher les démarches théoriques de G. Canguilhem et de M. Foucault, une telle comparaison se justifie surtout par une raison de fond : ces deux pensées se sont développées autour d’une réflexion consacrée au problème des normes ; réflexion, au sens fort de l’expression, philosophique, même si elle a été directement associée chez ces deux auteurs à l’exploitation de matériaux empruntés à l’histoire des sciences biologiques et humaines et à l’histoire politique et sociale. D’où cette interrogation commune qui, en termes très généraux, pourrait être ainsi formulée : pourquoi l’existence humaine est-elle confrontée à des normes ? D’où celles-ci tirent-elles leur pouvoir ? Et dans quelle direction orientent-elles ce pouvoir ? Chez G. Canguilhem, ces questions se nouent autour du concept de « valeurs négatives », retravaillé à partir de Bachelard. Ce point est exemplairement éclairé par la conclusion de l’article « Vie » de l’Encyclopœdia Universalis, qui, à partir d’une référence à la pulsion de mort, énonce cette thèse : la vie ne se fait connaître, et reconnaître, qu’à travers les erreurs de la vie qui, en tout vivant, révèlent son constitutif inachèvement. Et c’est pourquoi le pouvoir des normes s’affirme au moment où il bute, et éventuellement trébuche, sur ces limites qu’il ne peut franchir et vers lesquelles il est ainsi ramené indéfiniment. Dans ce sens, avant de citer longuement Borgès, G. Canguilhem pose la question : « La valeur de la vie, la vie comme valeur, ne s’enracinent-elles pas dans la connaissance de son essentielle précarité ? » Les problèmes qui sont ainsi en jeu seront ici ramenés dans un cadre étroitement délimité, à partir d’une lecture parallèle des deux ouvrages de G. Canguilhem et de M. Foucault qui abordent précisément cette question : le rapport intrinsèque de la vie à la mort, ou du vivant au mortel, tel qu’il s’éprouve à partir de l’expérience clinique de la maladie. Rappelons brièvement pour commencer dans quel espace chronologique se déploie cette confrontation : en 1943, G. Canguilhem publie sa thèse de médecine Essai sur quelques problèmes concernant le normal et le pathologique ; en 1963, « vingt ans après », il fait paraître dans la collection « Galien », consacrée à l’histoire et à la philosophie de la biologie et de la médecine, qu’il dirige aux Presses Universitaires de France, le second grand ouvrage de M. Foucault après l’Histoire de la folie : Naissance de la clinique ; la même année, il donne à la Sorbonne un cours sur les normes, préparant la réédition, en 1966, de l’Essai de 1943, assorti de Nouvelles réflexions concernant le normal et le pathologique. Reprenons les étapes successives de ce parcours. L’Essai de 1943 oppose la perspective objectivante d’une biologie positiviste, alors exemplairement représentée à travers les travaux de Claude Bernard, à la réalité effective de la maladie : celle-ci ayant essentiellement valeur d’un problème posé à l’individu et par l’individu, à l’occasion des ratés de sa propre existence, problème pris en charge par une médecine qui n’est pas d’abord une science, mais un art de la vie, éclairé par la conscience concrète de ce problème considéré en tant que tel, indépendamment des tentatives de solutions qui entreprennent de l’annuler. Toute cette analyse tourne autour d’un concept central : celui du « vivant », sujet d’une « expérience » – cette notion se retrouve tout au long de l’Essai – à travers laquelle il est exposé, de manière intermittente et permanente, à la possibilité de la souffrance et plus généralement du mal vivre. Dans cette perspective, le vivant repré- sente simultanément deux choses : il est d’abord l’individu ou l’être vivant, appréhendé dans sa singularité existentielle, telle que la révèle de manière privilégiée le vécu conscient de la maladie ; mais il est aussi ce qu’on pourrait appeler le vivant du vivant : ce mouvement polarisé de la vie qui, dans tout vivant, le pousse à développer au maximum ce qu’il est en lui d’être ou d’exister. Dans ce dernier aspect, on peut sans doute retrouver une inspiration bergsonienne ; mais on pourrait également y voir, bien que G. Canguilhem n’évoque pas lui-même l’éventualité d’un tel rapprochement, l’ombre portée par le concept spinoziste de « conatus ». Ce vivant se qualifie par le fait qu’il est porteur d’une « expérience », qui se présente elle-même simultanément sous deux formes : une forme consciente et une forme inconsciente. La première partie de l’Essai, en opposition aux démarches du biologiste qui tend à en faire un objet de laboratoire, insiste surtout sur le fait que le malade est un sujet conscient, s’employant à exprimer ce que lui fait ressentir son expérience en déclarant son mal à travers la leçon vécue qui le lie au médecin ; dans ce sens, G. Canguilhem écrit, en référence aux conceptions de R. Leriche : « Nous pensons qu’il n’y a rien dans la science qui n’ait d’abord apparu dans la conscience, et... que c’est le point de vue du malade qui est au fond le vrai. » (Le Normal et le Pathologique, p. 53 – Le Normal et le Pathologique de G. CANGUILHEM est ici cité d’après l’édition de 1966, reproduite en 1988 par les PUF dans la série Quadrige. Naissance de la clinique de M. FOUCAULT est cité d’après l’édition originale de 1963 (coll. Galien, PUF)). Mais la seconde partie de l’Essai reprend la même analyse en l’approfondissant, ce qui conduit à enraciner l’expérience du vivant dans une région située en deçà ou aux limites de la conscience, là où s’affirme, à l’épreuve des obstacles qui s’opposent à son complet épanouissement, ce qu’on vient d’appeler le vivant du vivant, et que G. Canguilhem désigne aussi comme étant « l’effort spontané de la vie » (Ibidem, p. 77), effort spontané donc antérieur, et peut-être extérieur, à sa réflexion consciente : « Nous ne voyons pas comment la normativité essentielle à la conscience humaine s’expliquerait si elle n’était pas en quelque façon en germe dans la vie. » (Idem). En germe, c’est-à-dire sous la forme d’une promesse qui s’avère surtout comme telle dans les cas où il apparaît qu’elle ne peut être tenue. La mise en valeur de cette « expérience », avec ses deux dimensions consciente et inconsciente, conduit, à l’opposé de l’objectivisme propre à une biologie positiviste volontairement ignorante des valeurs de la vie, à cette conclusion : « Il nous semble que la physiologie a mieux à faire que de chercher à définir objectivement le normal, c’est de reconnaître l’originale normativité de la vie. » (Le Normal et le Pathologique, p. 116). Ce qui signifie que, les normes n’étant pas des données objectives, et comme telles directement observables, les phénomènes auxquels elles donnent lieu ne sont pas ceux, statiques, d’une « normalité », mais ceux, dynamiques, d’une « normativité ». On voit que le terme «expérience » trouve ici encore un nouveau sens : celui d’une impulsion qui tend vers un résultat sans avoir la garantie de l’atteindre ou de s’y maintenir; c’est l’être erratique du vivant, sujet à une infinité d’expériences, ce qui, dans le cas du vivant humain, est la source positive de toutes ses activités. Ainsi est renversée la perspective traditionnelle concernant le rapport de la vie et des normes : ce n’est pas la vie qui est soumise à des normes, celles-ci agissant sur elle de l’extérieur; mais ce sont les normes qui, de manière complètement immanente, sont produites par le mouvement même de la vie. Telle est la thèse centrale de l’Essai : il y a une essentielle normativité du vivant, créateur de normes qui sont l’expression de sa constitutive polarité. Ces normes rendent compte du fait que le vivant n’est pas réductible à une donnée matérielle mais qu’il est un possible, au sens d’une puissance, c’est-à-dire une réalité qui se donne d’emblée comme inachevée parce qu’elle est confrontée par intermittence aux risques de la maladie, et à celui de la mort en permanence. Lire Naissance de la clinique, le livre publié en 1963 par M. Foucault sous l’autorité de G. Canguilhem, après l’Essai de 1943, c’est faire le constat d’une communauté de vues n’excluant pas la différence, voire l’opposition des points de vue. Ces deux ouvrages critiquent la prétention d’objectivité du positivisme biologique sur ses deux bords. On vient de voir que G. Canguilhem avait effectué cette critique en s’engageant du côté de l’expérience concrète du vivant, et avait été ainsi amené à ouvrir une perspective qu’on pourrait dire pénoménologique sur le jeu des normes, saisi au point où il est issu de l’essentielle normativité de la vie. Or, à la considération de cette origine essentielle, M. Foucault substitue celle d’une « naissance » historique, précisément située dans le développement d’un processus social et politique : il est ainsi amené à procéder à une « archéologie » – le contraire uploads/Philosophie/ pierre-macherey-de-canguilhem-a-canguilhem-en-passant-par-foucault.pdf

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