Pour une histoire naturelle des normes Pierre Macherey [In : Michel Foucault ph

Pour une histoire naturelle des normes Pierre Macherey [In : Michel Foucault philosophe, éd. du Seuil, coll. Des travaux, p. 203-221] I Ce qui a sans doute le plus préoccupé Foucault, c’est de comprendre comment l’action des normes dans la vie des hommes détermine le type de société auquel ceux- ci appartiennent comme sujets. Or, sur ce point, toutes ses investigations ont tourné autour d’une interrogation fondamentale, dont la portée est à la fois épistémologique et historique : comment passe-t-on d’une conception négative de la norme et de son action, fondée sur un modèle juridique d’exclusion, en rapport avec le partage du permis et du défendu, à une conception positive, qui insiste au contraire sur sa fonction biologique d’inclusion et de régulation, au sens non d’une réglementation mais d’une régularisation, en référence à la distinction, avérée par les sciences dites humaines, du normal et du pathologique ? Selon que prévaut l’une ou l’autre de ces formes, les rapports sociaux, et le mode d’insertion des individus dans le réseau qu’ils constituent, seraient définis sur des bases complètement différentes. Ainsi – c’est la conclusion essentielle qui se dégage de l’Histoire de la folie – la folie peut être pensée, et aussi, si l’on peut dire, agie, sur fond de déraison, en rapport avec la pratique ségrégative d’un enfermement dont l’Hôpital général a donné la réalisation exemplaire ; ou bien, sur fond d’aliénation, au moment où cette ségrégation est levée et les fous « libérés », dans l’asile qui gère la folie sur un mode complètement différent, en l’intégrant à ce que la médecine donne à savoir de l’homme. Dans le même sens, Surveiller et punir montre comment la pénalité peut être montée comme un spectacle, mettant en scène sur un fond noir l’opacité des grands interdits dont la transgression rejette ceux qui les accomplissent hors de l’humanité, à la manière du supplice des régicides ; ou comme une discipline, à l’intérieur d’une institution pénitentiaire qui déploie un principe de transparence, à l’image de ce que devrait être la société tout entière, selon la disposition exemplaire du Panoptique. Enfin, selon l’Histoire de la sexualité, le plaisir lié au sexe peut être soumis à un contrôle externe, tendant à le contenir dans certaines limites reconnues comme légitimes, ou bien être « libéré », au même sens où l’on dit que l’asile a « libéré » les fous en faisant d’eux des aliénés, et alors il est entraîné dans un mouvement d’expansion apparemment illimité, qui le constitue proprement comme « sexualité », suivant l’impulsion positive que lui donne un pouvoir fonctionnant comme un « biopouvoir ». L’analyse de ces trois cas se poursuit selon une orientation apparemment commune, puisqu’elle rencontre à chaque fois le même dilemme, confrontant deux pratiques opposées de la norme, qui font d’elle un principe d’exclusion ou d’intégration, en même temps qu’elle révèle l’intrication des deux formes qu’elle prend aussi historiquement : norme de savoir, énonçant des critères de vérité dont la valeur peut être restrictive ou constitutive ; et norme de pouvoir, fixant au sujet les conditions de sa liberté, selon des règles externes ou des lois internes. Nous voyons ainsi comment la problématique de la norme, dans son rapport avec la société et avec le sujet, fait aussi référence à la distinction entre les deux formes possibles de la connaissance mises en évidence dans Les Mots et les Choses : celle d’une grille abstraite de rationalité, surplombant le domaine de ses objets qu’elle est censée « représenter » en les renfermant dans ses propres cadres ; et celle d’un savoir qui se présente comme étant au contraire incorporé à la constitution de son objet, qui n’est plus seulement dès lors son « objet », mais aussi son sujet, savoir dont la forme par excellence est donnée par les sciences humaines. Toutefois, ces correspondances entre les différents domaines d’investigation qui ont successivement retenu l’attention de Foucault étant soulignées, il faut encore signaler que, de l’Histoire de la folie à l’Histoire de la sexualité, son intérêt s’est déplacé, non seulement en ce qui concerne le corpus d’objets et d’énoncés sur lequel il a travaillé, mais aussi à propos du point d’application de l’alternative fondamentale dont les grandes lignes viennent d’être dégagées : et c’est ce déplacement qui empêche que les analyses qui viennent d’être évoquées soient exactement superposées, comme si elles développaient, parallèlement les unes aux autres, un raisonnement formellement identique. Ce déplacement est celui qui, de part et d’autre de ce que la norme, suivant le modèle auquel on la rapporte, partage ou distingue, valorise, en vue de l’étude de son fonctionnement, le terme qu’elle connote négative- ment, en le minorant, ou son pôle positif, qu’elle majore au contraire : l’interdit ou le pathologique, dans la perspective de l’Histoire de la folie; le licite ou le normal, dans la perspective de l’Histoire de la sexualité, et spécialement de ses deux derniers volumes publiés. Or nous voyons s’esquisser ici un second dilemme, qui est en quelque sorte transversal au précédent, et qui suggère, quant à l’action de la norme, deux nouvelles possibilités d’interprétation, selon qu’elle est orientée vers la constitution d’une figure de l’anormalité – c’est bien le problème essentiel de l’Histoire de la folie – ou au contraire vers celle d’une figure de la normalité, selon la perspective qui a été finalement celle de l’Histoire de la sexualité. Si cela est exact, on peut considérer que la problématique qui a dirigé l’ensemble du travail de Foucault se trouve à l’intersection de ces deux lignes d’alternative : l’une concerne le rapport de la norme à ses « objets », rapport qui peut être externe ou interne, selon qu’il se réfère à une borne (c’est la norme au sens juridique) ou à une limite (c’est la norme au sens biologique) ; l’autre concerne le rapport de la norme à ses « sujets » qui, en même temps qu’il exclut ou intègre ces derniers selon le premier rapport, les disqualifie ou identifie, en termes de méconnaissance ou de reconnaissance, de manière à les placer de l’un ou l’autre côté que la norme sépare ou distingue. C’est en nous intéressant à la fois à ces deux problèmes que nous parviendrions à comprendre en quoi Foucault, qui n’a cessé de s’intéresser à la même chose, a néanmoins modifié son point de vue, au fur et à mesure que son investigation se déportait vers de nouveaux domaines. Ce qui va ici nous intéresser, c’est de savoir ce qui est en jeu philosophiquement avec cette question de la norme, dans les termes où elle vient d’être posée. Y a-t-il une « vérité » des normes et de leur action, en rapport avec le type de société et de sujet auquel elles correspondent ? Et quelle est la nature de cette vérité ? Ses critères d’évaluation relèvent-ils d’une histoire ou d’une épistémologie, ou bien encore, dans quelle mesure réconcilient-ils les perspectives d’une étude historique et d’une étude épistémologique ? II Partons d’une première thèse, dont la portée est, on va le voir, directement philosophique : l’affirmation du caractère productif de la norme. Comme on l’a déjà indiqué, selon qu’on privilégie le modèle juridique ou le modèle biologique de la norme, on pense l’action de celle-ci : soit négativement et restrictivement, comme l’imposition, par définition abusive, d’une ligne de partage, traversant et contrôlant, dans la forme d’une domination, un domaine de spontanéité dont les initiatives sont censées préexister à cette intervention (qui, après coup, les ordonne, en les contenant comme une forme retient un contenu) ; soit positivement et expansivement, comme un mouvement extensif qui, reculant progressivement les limites de son domaine d’action, constitue effectivement lui-même le champ d’expérience auquel les normes trouvent à s’appliquer. Et, dans ce dernier cas, on peut dire que la norme « produit » les éléments sur lesquels elle agit, en même temps qu’elle élabore les procédures et les moyens réels de cette action, c’est-à-dire qu’elle détermine leur existence du fait même qu’elle entreprend de la maîtriser. Par exemple, lorsque, dans un passage capital de La Volonté de savoir [VS] (1re éd., Paris, Gallimard, 1976, p. 78 sq.), Foucault présente la technologie de l’aveu, qui est selon lui à la base de notre scientia sexualis, comme un rituel de production de vérité, il veut dire que les critères auxquels se conforment les représentations de la « sexualité » ne sont efficaces que dans la mesure où, plutôt que de dégager cette vérité comme si elle était déjà préalablement inscrite dans une réalité objective du sexe qu’elle donnerait à connaître, elle la « produit » en constituant son objet lui- même, cette « sexualité » qui ne se forme que dans un certain type historique de société (celui qui, en même temps qu’il extorque ou sollicite des aveux sur le sexe et ses pratiques, fabrique aussi de l’avouable dans un certain rapport avec de l’inavouable). C’est à une « histoire politique de la vérité » (VS, p. 80), ou encore à l’« économie politique d’une volonté de savoir » (ibid., p. 98), que mène une analyse uploads/Philosophie/ pierre-macherey-pour-une-histoire-naturelle-des-normes 1 .pdf

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