Kairos. Revista de Filosofia & Ciência 4: 51-70, 2012. Centro de Filosofia das

Kairos. Revista de Filosofia & Ciência 4: 51-70, 2012. Centro de Filosofia das Ciências da Universidade de Lisboa 51 Sur les sources néokantiennes de la pensée épistémologique de Henri Poincaré João Príncipe (Centro de Estudos de História e Filosofia da Ciência, Universidade de Évora) jpps@uevora.pt Introduction Les réflexions épistémologiques d’Henri Poincaré débutent avec ses études sur les géométries non-euclidiennes. Dans son article fondateur ‘Sur les hypothèses fondamentales de la géométrie’ (1887) Poincaré affirme que l’Analyse (mathématique) “repose sur un certain nombre de jugements synthétiques a priori”; s’interrogeant sur le statut des axiomes de la géométrie il considère trois options: soit ils sont des faits d’expérience, soit des jugements analytiques, soit des jugements synthétiques a priori. Il argue qu’aucune des trois options n’est valable et, en 1891, il résume sa discussion en disant que les axiomes géométriques sont des conventions ou des définitions déguisées. Son conventionnalisme géométrique s’inspire des lectures de Helmholtz, dont la pensée s’inscrit dans le mouvement de retour à Kant. Son beau- frère, le philosophe Émile Boutroux, avait assisté aux leçons de Helmholtz à Heidelberg (1869) et certains historiens ont considéré l’interaction entre Boutroux et Poincaré comme une des sources de la pensée philosophique de Poincaré. Si pour Michael Heidelberger et pour Laurent Rollet la philosophie de Boutroux (surtout sa thèse de 1874, De la contingence des lois de la nature) est “une source possible de la pensée philosophique poincaréienne”, pour Fabien Capeillères, qui dans ses études sur Boutroux montre l’ascension du néo-kantisme en France pendant la période de formation de Poincaré, cette influence est douteuse et il suggère que c’est Boutroux qui s’ouvre, à partir des années 1890, à l’épistémologie néokantienne de Poincaré. 1 1 Poincaré 1887, 203, 215; Poincaré 1891, 773. Rollet, 2001, 6-7 ; Capeillères 2010, 195, 208. Cet auteur affirme : “Whatever the sequence of their mutual influences…. Poincaré had a strong influence on Boutroux’s ultimate position concerning science”, Capeillères 2010, 228. João Príncipe Kairos. Revista de Filosofia & Ciência 4: 2012. Centro de Filosofia das Ciências da Universidade de Lisboa 52 Dans cet article j’élargis la question: plutôt que de considérer le rapport Boutroux-Poincaré en particulier, je préfère traiter simultanément son rapport au mouvement néokantien, ce qui suppose d'examiner, en sus des écrits de Boutroux, ceux du plus influent néokantien français, Lachelier, et ceux de Helmholtz qui est le seul penseur néokantien cité par Poincaré. Leurs réflexions sur des thèmes kantiens et leur usage philologiquement idiosyncrasique du langage de Kant permettent de détecter, de manière assez plausible, des lectures qui ont pu inspirer le jeune Poincaré. Cette étude illustre historiquement les rapports entre philosophes et savants, à une époque où les grands savants n’étaient plus nécessairement des savants-philosophes. 1. Initiation philosophique 1.1 Émile Boutroux On ignore les détails de la formation philosophique de Henri Poincaré (1854- 1912) pendant sa jeunesse ; ses notices biographiques ne font pas mention de ses lectures initiales. Dans ses textes, les citations sont rares, surtout quant il s'agit de philosophes (Kant est une des rares exceptions) et la correspondance connue ne nous aide pas trop. En 1979, Mary Jo Nye, a attiré l’attention sur l’influence du philosophe Émile Boutroux (1845-1921) et de son ‘cercle’ intellectuel sur la culture philosophique de Poincaré. Nye s’inspirait de Dominique Parodi, lequel avait noté qu’une des deux conséquences majeures de la pensée de Boutroux est celle “du caractère toujours plus ou moins conventionnel des grands principes…de nos sciences”.2 Émile Boutroux, normalien, agrégé de Philosophie (1868) enseigne à Nancy en 1876, année de sa rencontre avec les Poincaré (le père de Henri Poincaré étant professeur de médecine à Nancy). Boutroux, qui comptait parmi ces maîtres Félix Dans la vaste littérature secondaire, multiples sources d’inspiration directe ont été identifiés, concernant surtout des travaux de scientifiques qui ont inspiré son ‘conventionnalisme géométrique’ ; voir Giedymin, 1977, 273 et 290 et Darrigol “Les préfaces… ”. 2 Parodi 1925, chapitre VII, “La critique du mécanisme scientifique », 216 ; voir aussi 202, 217. Lalande 1954, 597, affirme que Poincaré a lu la thèse de Boutroux ; voir aussi : Nye 1979, Rollet 1999, Rollet 2001, Fagot-Largeault, 2002, Heidelberger 2009, Capeillères, 1998, Capeillères, 2010. En 1877, Boutroux devient maître de conférences à l’École normale supérieure (remplaçant Fouillée en 1877), puis chargé de cours à la Sorbonne (1888). Il fut président du jury d’agrégation et membre de l’Académie des sciences morales et politiques (1898) puis de l’Académie française (1914) ; voir Rollet, 1999, 104-107 et Soulié 2009, 67. Sur les sources néokantiennes de la pensée épistémologique de Henri Poincaré Kairos. Revista de Filosofia & Ciência 4: 2012. Centro de Filosofia das Ciências da Universidade de Lisboa 53 Ravaisson (1813-1900) et Jules Lachelier (1832-1918), est chargé par Victor Duruy, le ministre de l’Instruction Publique, de visiter l’Allemagne pour y observer l’organisation universitaire (1868). Il assiste, à Heidelberg, pendant l’année 1869- 1870, aux leçons de Hermann Helmholtz (1821-1894) et de Eduard Zeller (1814- 1908), son séjour étant interrompu par la guerre. Ce dernier, historien de la philosophie grecque et philosophe néo-kantien, a insisté, contre Hegel, sur le rôle de la contingence dans l’histoire, et a prolongé son rôle jusqu’à la nature. Influencé par Zeller et par les maîtres du néo-criticisme français spiritualiste (catholiques comme lui), Boutroux écrit sa thèse française De la contingence des lois de la nature (1874), dirigée par Ravaisson. On y trouve une critique du positivisme et du statut des explications mécaniques.3 Le chapitre premier de cette thèse, “De la nécessité”, propose une analyse fouillée des divers types de rapport nécessaire entre deux choses. La nécessité analytique est exemplifiée par le syllogisme; ce dernier est basé dans un rapport entre genre et espèce, ou tout et partie, établissant un enchaînement purement formel (le caractère nécessaire ou contingent de la proposition générale se communique tel quel à la proposition particulière); le rapport entre sujet et attribut, lorsque ce dernier résulte de la décomposition du premier montre qu’une proposition analytique “laisse subsister un rapport synthétique comme contrepartie du rapport analytique…. Si A=a+b+c+ [où a, b, c sont des attributs de la chose A, pouvant résulter d’un processus de décomposition successive A=B+C+D+… avec B=a+b+… etc.]…sans doute le rapport entre A et ses parties est analytique, mais le rapport réciproque entre les parties et le tout est synthétique. Car la multiplicité ne contient pas la raison de l’unité”. Ensuite il considère les rapports synthétiques a priori par lesquels des liaisons nécessaires (pour notre esprit) sont établies entre des choses, les éléments de la liaison ne pouvant pas être dérivés de l’expérience.4 Boutroux admet que la nécessité qu’on attache à des jugements sur les phénomènes dans le cadre de l’espace et du temps (des lois physiques par exemple) peut n’être que subjective : “ Si par hasard le cours des choses ne se conformait pas exactement aux principes posés a priori par l’esprit, il en faudrait conclure, non que l’esprit se trompe, mais que la matière trahit sa participation au non-être par un reste de rébellion contre l’ordre”. Boutroux met en cause la distinction nette entre synthétique a priori et synthétique a posteriori (découlant de l’expérience). Pour lui, il y a dans “les objets perçus eux-mêmes, un certain degré de systématisation” et : 3 Voir: Heidelberger, 2009, 99; Rollet, 1999, 77 ; Fagot-Largeault, 2002, 962-9. 4 Boutroux, 1874, 8-12. João Príncipe Kairos. Revista de Filosofia & Ciência 4: 2012. Centro de Filosofia das Ciências da Universidade de Lisboa 54 Pour qu’un terme puisse être considéré comme posé a priori, il faut qu’il ne provienne de l’expérience ni directement, par intuition, ni indirectement, par abstraction... Il ne suffit pas qu’il établisse, entre les intuitions, une systématisation quelconque, comme si l’expérience ne fournissait rien qui ressemblât à un système. Plus loin, Boutroux arrive à affirmer que les concepts mathématiques n’ont pas un caractère a priori, indépendant de l’expérience; ils résultent de l’abstraction d’un réel bien plus riche : Une droite n’est autre chose que la trajectoire d’un mobile qui va d’un point vers un autre…. Un tronc d’arbre qui, vu de près, est tortueux, paraît de plus en plus droit à mesure qu’on le voit de plus loin. Quel besoin avons-nous de notions à priori, pour achever ce travail de simplification, et éliminer par la pensée tous les accidents, toutes les irrégularités…[nous acquérons] par là la réalité appauvrie, décharnée, réduite à l’état de squelette…. Ainsi la forme et la matière des éléments mathématiques sont contenues dans les données de l’expérience. Boutroux diffère donc de Kant sur un point fondamental, en s’inscrivant plutôt dans la lignée de l’auteur des Catégories et de la Métaphysique. 5 Son cours sur l’idée de loi naturelle, professé à la Sorbonne en 1892-93, montre une évolution de ce point de vue: Les lois mathématiques supposent une élaboration très complexe. Elles ne sont connues exclusivement ni a priori ni a posteriori : elles sont une création de l’esprit ; et cette création n’est pas arbitraire, mais a lieu, grâce aux ressources de l’esprit, à propos et en vue de l’expérience…. Les mathématiques [appliquées à la physique] sont ainsi une adaptation volontaire et intelligente uploads/Philosophie/ principe-j-sur-les-sources-neokantiennes-de-la-pensee-epistemologique-de-henri-poincare.pdf

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