II Y a-t-il une spiritualité cartésienne ? Les deux Descartes de M. Foucault pa
II Y a-t-il une spiritualité cartésienne ? Les deux Descartes de M. Foucault par Dan Arbib Pour Jean-Michel Muglioni I. Un « moment cartésien » ? On peut bien dire la Modernité l’« ère de la subjectivité », une telle affirmation n’a pas grand sens si l’on ne se donne la peine de définir rigoureusement une telle subjectivité et d’en repérer la présence et les effets dans un corpus de textes précis ; de montrer que son concept offre un surcroît d’intelligibilité à des faits, de pensée ou d’acte, qui sans lui fussent demeurés totalement ou partiellement inexploitables, voire inaperçus ; d’éclairer un tel concept par différence d’avec ses rivaux ou ses antagonistes, potentiellement portés par une autre ère. C’est le grand mérite du travail du dernier Foucault que d’avoir donné au concept de sujet une consistance et une épaisseur telles que les rapports entre subjectivité et Modernité ne donnent plus lieu à un slogan, mais une thèse contrôlable, c’est-à-dire validable ou, éventuellement, invalidable. Ainsi, dans son cours au Collège de France de 1981-1982 consacré à L’herméneutique du sujet, élabore-t-il la thèse d’un changement de paradigme de la subjectivité à l’orée de la modernité, changement de paradigme dont Descartes serait le nom ou, plus vraisemblablement 54 La subjectivation du sujet d’ailleurs, le prête-nom 1. La modernité cartésienne aurait dévalué le souci de soi (épiméléia heautou) en faveur de la connaissance de soi : alors que l’Antiquité avait mis la seconde sous la juridiction de la première – l’impératif delphique du gnôti seauton n’était impératif que parce qu’il entrait d’abord sous le chef du souci de soi qui, à tous égards, demeurait principiel –, le « moment cartésien » a eu pour effet de briser cette tradition longtemps maintenue (non sans rivale) en disqualifiant le souci de soi et en requalifiant la connaissance de soi. – Requalification de la connaissance de soi : parce que la démarche cartésienne, en plaçant au point d’origine l’évidence telle qu’elle apparaît à la conscience, fait de la connaissance de soi le point de départ de la recherche philoso- phique. – Disqualification du souci de soi : parce qu’avec le moment cartésien s’opérerait la désolidarisation entre philosophie et spiritualité. Rappelons la définition foucaldienne de la philosophie : La forme de pensée qui s’interroge sur ce qui permet au sujet d’avoir accès à la vérité, la forme de pensée qui tente de déterminer les conditions et les limites de l’accès du sujet à la vérité 2. Et celle de la spiritualité : La recherche, la pratique, l’expérience par lesquelles le sujet opère sur lui- même les transformations nécessaires pour avoir accès à la vérité. On appellera alors “spiritualité” l’ensemble de ces recherches, pratiques et expériences que peuvent être les purifications, les ascèses, les renoncements, les conversions du regard, les modifications d’existence, etc., qui constituent, non pas pour la connaissance mais pour le sujet, pour l’être même du sujet, le prix à payer pour avoir accès à la vérité 3. 1. Michel Foucault, L’herméneutique du sujet. Cours au Collège de France, 1981-1982, texte édité par F. Gros sous la direction de F. Ewald et A. Fontana, Paris, EHESS, Gallimard/Seuil, 2001, abrégé dans la suite sous la forme HS. Les citations des textes de Descartes se référeront à l’édition d’Adam et Tannery (Paris, Vrin, 1897-1913) ; nous indiquons le numéro du volume, de la page et éventuellement des lignes, sans toujours indiquer « AT ». 2. HS, p. 16 ; cf. aussi, quelques lignes plus haut : « Cette forme de pensée qui s’interroge, non pas bien sûr sur ce qui est vrai et sur ce qui est faux, mais sur ce qui fait qu’il y a et qu’il peut y avoir du vrai et du faux, et qu’on peut ou que l’on ne peut pas départager le vrai et le faux. » 3. HS, p. 16-17. Y a-t-il une spiritualité cartésienne ? 55 Avec Descartes, ou plutôt avec le « moment cartésien », la requa- lification du gnôti seauton irait de pair avec la disqualification de la spiritualité, puisqu’il ne serait plus besoin de spiritualité là où le sujet est d’emblée qualifié comme pôle central et ordonnateur de toute la connaissance. Les deux phénomènes sont ainsi étroitement solidaires : le point de départ étant l’évidence pour un ego cogito, la spiritualité n’a plus de raison d’être et le souci de soi se trouve déclassé au profit de la connaissance de soi entendue comme rapport à soi rendant possible l’évidence. Certes, Foucault reconnaît bien la nécessité dans la démarche cartésienne de conditions de l’accès à la connaissance, mais ces conditions ne sont plus, dit-il, externes à la connaissance et relatives à la qualification du sujet, mais internes à la connaissance, c’est-à-dire épistémologiques (règles de méthode ou de constitution de l’objet, etc.) ou « extrinsèques » (conditions de performativité, morale, etc.) 4. Tel serait le revirement des rapports entre subjectivité et vérité que l’adjectif cartésien serait le plus propre à qualifier. Si brillante, si suggestive et même si enthousiasmante que soit cette lecture, il convient d’en interroger la pertinence – pour deux motifs au moins 5. 1/ Quelle que soit la distance qui sépare l’entreprise de Foucault d’une analyse serrée d’histoire de la philosophie, il demeure que l’archéologie foucaldienne n’éclairerait rien si elle ne reposait sur des textes : en sorte qu’en retour, la valeur d’une telle entreprise se mesure à l’éclairage qu’elle leur apporte. C’est d’ailleurs pourquoi elle doit trouver la bonne distance entre la myopie, qui l’empêcherait de s’élever à la hauteur d’où les pratiques reçoivent leur pleine lumière, et le trop grand éloignement, qui interdirait toute thèse de s’appliquer à une réalité précise. En l’occurrence, évoquer un renversement cartésien, ce sera quand même supposer que ce renversement peut être étudié en un lieu précis – et d’abord le corpus cartésien. L’archéologie ne s’oppose donc pas à l’histoire de la philosophie : elle vise peut-être autre chose qu’elle, mais sa fécondité doit pouvoir se mesurer à la pertinence des 4. Cf. HS, p. 19. 5. Signalons d’emblée deux limites de la présente contribution : 1/ nous limitons notre examen à la figure de Descartes telle qu’elle apparaît au début du séminaire HS, et non dans tous les textes contemporains de Foucault (cf. les précisions apportées par l’entretien avec H. Dreyfus et P. Rabinow, in Dits et écrits, Gallimard, coll. Quarto, vol. II, 2001, texte 326, p. 1229-1230) ; 2/ la complexité et la richesse de la pensée cartésienne nous obligent à nous contenter ici de quelques indications souvent brèves, parfois sommaires. 56 La subjectivation du sujet perspectives qu’elle lui ouvre. Certes, le niveau de sens élaboré par elle ne se laisse réduire à aucune des discursivités locales d’où elle part ; mais tout de même, si ce sens ne se trouvait confirmé dans le détail par aucun niveau inférieur de signification, il se pourrait qu’il fût sinon tout à fait faux, du moins tout à fait inutile. 2/ À cette nécessité de méthode s’en ajoute une, qui tient à la figure même de Descartes dans le discours de Foucault. Car Foucault semble hésiter entre une relative extension accordée à l’adjectif cartésien et un extrême attache- ment à la lettre des textes de Descartes. D’un côté, évoquant l’impor- tance du « moment cartésien », il reconnaît par exemple que l’adjectif cartésien est « un mot que je sais mauvais, qui est là à titre purement conventionnel 6 » ; d’un autre pourtant, au moment même où il insiste sur l’inadéquation d’un tel lexique, il affirme décrire « la démarche cartésienne, celle qui se lit très explicitement dans les Méditations 7 ». Telle qu’elle se lit explicitement : voilà qui invite à une analyse précise du sens explicite des Meditationes, sans en référer immédiatement à un paradigme interprétatif déjà par trop distancié du texte. Mais alors comment comprendre cette alternance entre extension (le « moment cartésien » n’est tel que par convention et ne renvoie pas forcément à la figure même de Descartes) et précision (c’est de la lettre même des textes de Descartes qu’il s’agit) ? En fait, Foucault ne nuance pas l’adjectif cartésien au motif que les textes de Descartes pourraient ne pas valider tout à fait la lecture qu’il en propose, mais au contraire et paradoxalement parce qu’ils pourraient n’être ni les premiers ni les seuls à la valider : non que le tournant cartésien ne soit le fait de Descartes, mais il n’est pas le fait du seul Descartes : il a pu commencer avant Descartes, bien que Descartes y soit tout à fait inscrit. Foucault va même jusqu’à suggérer que d’autres philosophes, et non des moindres (Kant, Hegel, Schelling, Schopenhauer, Husserl, Heidegger) 8, aient pu reconduire l’alliance entre philosophie et spiritualité, malgré et contre le geste cartésien de dissociation entre l’une et l’autre, si bien qu’il y eut des cartésiens avant Descartes et des non-cartésiens après Descartes ! Si judicieuses que soient ces nuances, elles ont comme effet collatéral, non seulement de fragiliser la périodicité proposée par Foucault (le 6. HS, p. 15 ; cf. uploads/Philosophie/ arbib-subjectivation-chez-descartes 1 .pdf
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- Publié le Oct 22, 2021
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