Bulletin d’analyse phénoménologique VI 8, 2010 (Actes 3), p. 3-28 ISSN 1782-204

Bulletin d’analyse phénoménologique VI 8, 2010 (Actes 3), p. 3-28 ISSN 1782-2041 http://popups.ulg.ac.be/bap.htm Intentionnalité et intentionnalisme chez Brentano : La structure métaphysique de la référence intentionnelle Par FEDERICO BOCCACCINI Université de Paris 1 – Università di Pisa How is objective reference — or intentionality — possible ? How is it possible for one thing to direct its thoughts upon another thing ? Wittgenstein summarized the question by asking : ‘What makes my idea of him an idea of him ?’ (R. Chisholm, The First Person.) § 1. Une théorie de l’intentionnalité est-elle possible ? Tel un prisme, dur et inégal comme un cristal, au tournant du siècle, la philosophie néo-aristotélicienne de Franz Brentano (1838-1917) a rassemblé les formulations les plus importantes de la philosophie de l’âge moderne pour les diffracter sur toute la philosophie du XXe siècle par le biais de son école1. Même si la source de ces rayons s’est éteinte, nous pouvons percevoir la force de sa luminosité par ses éclats, qui jaillissent encore, ponctuellement, au cœur de plusieurs débats contemporains, comme à travers un vitrail. Il 1 Pour une introduction à l’école de Brentano, voir L. Albertazzi, M. Libardi, R. Poli (éds), The School of Franz Brentano, Dordrecht, Kluwer,1996 ; B. Smith, Austrian Philosophy. The Legacy of Franz Brentano, Chigago-LaSalle, Open Court, 1996 ; D. Fisette, G. Fréchette, « Le legs de Brentano », dans le collectif À l’école de Brentano : De Würzburg à Vienne, Paris, Vrin, 2007, p. 7-161. Pour la réception de la philosophie brentanienne, « Brentano’s impact on twentieth-century philosophy », dans D. Jacquette (éd.), The Cambridge Companion to Brentano, Cambridge, Cambridge University Press, 2004, p. 277-297. 3 n’existe pas une partie de la philosophie dont il ne se soit occupé et il a apporté un éclairage nouveau sur tout ce qu’il a touché1. Toutefois, ce n’est pas notre objectif de faire ici un historique de Brentano2. Notre travail est conceptuel. L’objet de notre recherche est la nature de la référence inten- tionnelle et sa place dans sa philosophie. Étant donné que la notion d’inten- tionnalité est très souvent abordée et fait l’objet de nombreux débats parmi les philosophes, nous pourrions introduire notre recherche en paraphrasant Aristote au début du De anima et en observant qu’il est des plus difficiles de parvenir à quelque certitude à ce sujet. En effet, tout comme le concept d’âme, cette notion philosophique est liée à plusieurs autres concepts comme ceux de substance, de chose, d’acte et d’esprit, de sorte que sa définition est toujours floue. Quel est donc l’intérêt de cette notion ? En général, elle évoque le rapport entre l’esprit et le monde et donc, au fond, parler d’inten- tionnalité revient à parler de notre être-au-monde. On est face à la question de l’intentionnalité lorsqu’on se pose des questions telles que : quand je pense, à quoi est-ce que je pense ? À la chose même, ou bien à une image ou à une idée de la chose ? Est-ce que je pense le contenu (Inhalt) de mon acte, ou bien l’objet (Gegenstand) ? Ou encore, indépendamment de ce que je pense, quelle est la nature de cette relation ? Ces questions sont très présentes dans toute la philosophie moderne et se retrouvent presque inaltérées dans la phénoménologie et la philosophie 1 Dans une nouvelle de l’écrivain autrichien Adolf von Wilbrandt (1837-1911), son contemporain, Brentano est dépeint comme un voyageur venant de la planète Vénus. Cf. A. von Wilbrandt, Der Gast vom Abendstern, dans Novellen aus der Heimat, 2 vol. (1882). Il vivait complètement absorbé dans ses pensées, détaché du monde et des affaires quotidiennes. Mais il avait aussi un goût pour la vie. Il aimait jouer aux échecs et il était passionné autant par l’écriture poétique que par celle d’énigmes. Cf. William M. Johnston, L’esprit viennois, PUF, p. 343. Brentano a rassemblé ses énigmes dans l’ouvrage F. Brentano, Neue Rätsel von Änigmatias, Wien, C. Gerold’s Sohn, 1879. 2 Sur la famille Brentano, cf. K. Feilchenfeldt, L. Zagari (éds.), Die Brentano, Eine europaische Familie, Tubingen, Niemeyer, 1992 ; K. Günzel, Die Brentano. Eine deutsche Familiengeschichte, Zürick, Artemis & Winkler Verlag, 1993. Sur la vie de Franz Brentano, cf. O. Kraus, Franz Brentano : Zur Kenntnis seines Lebens und seiner Lehre mit Beiträgen von Carl Stumpf und Edmund Husserl, München, Ch. Beck’sche Verlagsbuchhandlung, 1919 ; et aussi son « Biografical Sketch of Franz Brentano », dans L. McAlister (éd.), The Philosophy of Franz Brentano, London, Duckworth, 1976, p. 1-9 ; E. Utitz, « Erinnerungen an Franz Brentano », Zeitschrift der Martin-Luther-Universität Halle-Wittenberg, Gesellschafts- und sprachwissen- schaftliche Reihe, 4 (1955), p. 73-90 ; A. Kastil, Die Philosophie Franz Brentanos, Bern, Francke, 1951, p. 7-24. Bulletin d’analyse phénoménologique VI 8 (2010) http://popups.ulg.ac.be/bap.htm © 2010 ULg BAP 4 contemporaine. Pour parler d’intentionnalité, le philosophe a le choix entre différents niveaux discursifs : l’ontologique, le sémantique et le psycholo- gique. Celui qui désire aborder ce problème prend donc le risque de passer d’un champ à l’autre en confondant les limites des genres et la différence spécifique entre les objets de la connaissance, glissant souvent d’une défini- tion conceptuelle à une définition ontologique, puis d’une définition onto- logique à une sémantique, etc. En outre, l’étude de l’intentionnalité, c’est-à- dire de ce qui est propre au mental, aura une définition différente selon la façon dont on aborde la notion. Pour l’un, ce sera un problème de nature physique ; pour un autre, une simple question de logique, et pour un autre encore, il s’agira d’un problème de langage mal utilisé. Le métaphysicien, enfin, cherchera à en définir l’essence. En ce qui concerne notre recherche, le point de vue adopté est à la fois historique et conceptuel ; nous y assumons donc un caractère de neutralité par rapport à la nature de la notion, mais il faut cependant rappeler que dans le cas de l’auteur qui nous occupe, Brentano, il ne s’agit ni d’une question ontologique, ni d’une question sémantique, ni d’une question logique, car d’un point de vue descriptif, l’intentionnalité est un phénomène simple dont on ne peut donner de définition, mais seulement des exemples1. Au final, elle 1 Sur la nature indéfinissable de l’intentionnalité et la notion de phénomène psychique chez Brentano et son usage des exemples, voir F. Brentano, Psychologie vom empirischen Standpunkte, Leipzig, Duncker & Humblot, 1874 ; 2. Aufl. mit Einleitung, Anmerkungen und Register hrsg. von O. Kraus, Leipzig, Meiner, 1924, p. 111 ; Psychologie du point de vue empirique, trad. fr. par M. de Gandillac révisée par J-F.Courtine, Paris, Vrin, 2008 (dorénavant PS), p. 92, où il observe : « L’explication que nous proposons n’est pas une définition suivant les règles traditionnelles des logiciens. […] Il ne suffit pas, à cette fin, de donner des définitions générales subordonnées. De même que dans le système des démonstrations, à l’induction s’oppose la déduction, ainsi à l’explication (Erklärung) par le général s’oppose l’explication par le spécial, par l’exemple (durch das Beispiel). […] Quand il s’agit, comme dans notre cas, de termes qui ne sont pas d’usage courant dans la vie, tandis que les noms des divers phénomènes particuliers sont d’un usage fréquent, l’explication par les définitions particulières rendra de plus grands services encore. Essayons donc d’abord d’éclaircir les concepts [de phénomène psychique et de phénomène physique] par des exemples » ; et il remarque encore la nature ostensible de l’intentionnalité dans la dictée M (Metaphysik) 12, très tardive : « Pour parler de façon tout à fait générale, il est certain […] que ce que nous percevons avec une évidence immédiate correspond à une activité psychique, celle que Descartes appelle au sens large, la pensée. Cette expression ne s’éclaire naturellement que par des exemples. Ce qui caractérise la pensée c’est qu’elle se réfère toujours à un objet. Penser, c’est penser quelque chose ; Bulletin d’analyse phénoménologique VI 8 (2010) http://popups.ulg.ac.be/bap.htm © 2010 ULg BAP 5 n’existe pas, elle se manifeste. C’est pourquoi chez Brentano nous n’avons jamais une définition stricte de l’intentionnalité (Intentionalität), mais plutôt plusieurs descriptions, car elle n’est pas un objet pour lequel on peut avoir un concept unitaire. Nous ne l’appréhendons qu’in obliquo à travers le langage et sa forme n’est pas celle du substantif (il ne s’agit pas là d’une chose), mais bien du verbe, donc d’une action. C’est pourquoi, malheureusement, nous ne pouvons pas partager le point de vue exprimé dans l’étude d’Arkadiusz Chrudzimski, Intentionali- tätstheorie beim frühen Brentano1, qui a cherché de façon très élégante à démontrer que la première théorie de l’intentionnalité chez Brentano aboutit à une ontologie de l’objet immanent. La thèse selon laquelle la première théorie de l’intentionnalité n’est qu’une théorie pure de l’objet (eine reine Objekt-Theorie) nous apparaît comme discutable. Notre propos est différent : s’il y a effectivement une métaphysique de l’intentionnalité chez Brentano, elle s’appuie d’abord non pas sur le concept d’objet, mais sur celui de relation, et notamment sur le concept aristotélicien de prov" ti. Il faut dire que l’ouvrage de Chrudzimski est seulement l’étape finale, et la plus aboutie, d’un parcours interprétatif qui a vu, pendant ces uploads/Philosophie/intentionnalite-et-intentionnalisme-chez-brentano-la-structure-metaphysique-de-la-reference-intentionnelle.pdf

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