Y A-T-IL UN DÉSIR NATUREL DE DIEU ? Jean-Baptiste Lecuit Éditions du Cerf | « R

Y A-T-IL UN DÉSIR NATUREL DE DIEU ? Jean-Baptiste Lecuit Éditions du Cerf | « Revue d'éthique et de théologie morale » 2010/4 n°262 | pages 57 à 81 ISSN 1266-0078 DOI 10.3917/retm.262.0057 Article disponible en ligne à l'adresse : -------------------------------------------------------------------------------------------------------------------- https://www.cairn.info/revue-d-ethique-et-de-theologie-morale-2010-4-page-57.htm -------------------------------------------------------------------------------------------------------------------- Distribution électronique Cairn.info pour Éditions du Cerf. © Éditions du Cerf. Tous droits réservés pour tous pays. La reproduction ou représentation de cet article, notamment par photocopie, n'est autorisée que dans les limites des conditions générales d'utilisation du site ou, le cas échéant, des conditions générales de la licence souscrite par votre établissement. 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Poser la question d’un désir naturel de Dieu, c’est introduire la pers- pective unificatrice de l’universel, par référence à la nature commune à tous les humains. Cela nous place devant deux premières difficultés : le concept de nature humaine est loin de faire l’unanimité et, corrélativement, l’idée d’un désir naturel de Dieu, si elle peut évoquer aux plus cultivés une polémique du siècle passé, dernièrement réactivée par la très controversée « Radical Orthodoxy³ », n’appartient pas à l’espace quotidien des représentations croyantes. Cela dit, l’idée du désir naturel de voir Dieu, compte tenu de l’importance cruciale des questions auxquelles elle est censée répondre, mérite pleinement notre attention. Avant d’en préciser l’origine, laissons résonner les premières questions qu’elle ne manque pas de susciter. Tout d’abord, faut-il comprendre qu’il est « bien naturel » de désirer Dieu, comme si cela allait de soi pour tout être humain, dès lors qu’il s’en forme une représentation? Cela peut d’ailleurs constituer un motif de 1. Cet article reprend, en corrigeant l’erreur d’édition signalée ci-dessous note 43, notre étude « Y a-t-il un désir naturel de Dieu? », publiée dans L. LEMOINE (dir.), Vérité, désir, expérience spirituelle et expérience psychanalytique, Paris, Cerf, 2010, p. 139-163. 2. Ps 62, 2 (voir Ps 42, 2-3). 3. Voir l’ouvrage du théologien anglican initiateur de ce mouvement théologique : J. MILBANK, Le Milieu suspendu. Henri de Lubac et le débat sur le surnaturel, Genève-Paris, Ad Solem-Éd. du Cerf, 2006. Pour une évaluation de la « Radical Orthodoxy », voir notamment Fr. DAMOUR, « ”Radical Orthodoxy“, ou le retour du théologique? », Études, 408/6, 2008, p. 799-808 et A. ROUET, « La Radical Orthodoxy : une théologie sans espérance? », Revue d’éthique et de théologie morale, 247, 2007, p. 9-28. © Éditions du Cerf | Téléchargé le 29/10/2021 sur www.cairn.info (IP: 154.0.180.92) © Éditions du Cerf | Téléchargé le 29/10/2021 sur www.cairn.info (IP: 154.0.180.92) 58 R E V U E D ’ É T H I Q U E E T D E T H É O L O G I E M O R A L E N o 2 6 2 scepticisme : c’est précisément parce que le discours religieux sur Dieu est « trop beau pour être vrai », qu’il s’attire le soupçon d’être un produit inconscient du désir. En ce premier sens, le désir naturel de Dieu peut être surmonté et détruit par la prise de conscience de son caractère trop naturel. Mais un deuxième sens se fait jour : celui d’un désir qui serait naturel en ce qu’il appartiendrait constitutivement, et donc universellement, à tout individu de l’espèce humaine. De ce point de vue, le naturel ne pourrait pas être chassé sans faire retour par d’autres voies : celui qui nie le désir naturel de Dieu se ment à lui-même, se voue au mensonge et à l’échec. À son insu, il est habité par le désir de ce que, pour sa perte, il s’évertue à nier. En ses dernières conséquences, cette thèse implique que le drame de la perdition consisterait à vivre dans toute sa force l’insatisfac- tion définitive d’un tel désir, dont la radicalité ne pourrait plus être masquée à la conscience, et la dévorerait sans remède⁴. Peut-être aussi ne s’agit-il que d’une modalité du désir de Dieu, étant entendu que nous pourrions aussi avoir de lui un désir culturel, ou surnaturel. Se pose alors la question du rapport entre les différentes modalités du désir de Dieu : y a-t-il entre elles contradiction, dépassement, enracinement? Si ce premier repérage introduit quelques flottements, une constante se manifeste : il ne s’agit pas simplement de mon désir de Dieu, ou de celui des croyants, mais du rapport désirant de l’humain comme tel à celui qu’on appelle Dieu. Autrement dit : il n’est pas d’abord question de connaissance – Dieu existe-t-il? Qu’est-il ou qui est-il? –, mais, existentiellement, de notre attirance envers lui, et de son « intérêt » pour nous. Cet enjeu existentiel est particulièrement manifeste dans la conviction passionnée de celui dont le nom est historiquement attaché à notre problématique, Henri de Lubac (1896-1991). Nous exa- minerons bientôt comment, selon le célèbre théologien jésuite, la déchristianisation serait largement imputable à la négation du désir naturel de Dieu, laquelle s’est imposée à partir du XVIe siècle. Au-delà des premières apparences, qui annoncent une réalité spirituelle attirante, il s’agirait donc d’un problème des plus 4. Voir à ce sujet : H. DE LUBAC, Le Mystère du surnaturel, Paris, Aubier, 1965 (cité Le Mystère), p. 80 et 84, où la souffrance de la damnation est interprétée en ce sens. © Éditions du Cerf | Téléchargé le 29/10/2021 sur www.cairn.info (IP: 154.0.180.92) © Éditions du Cerf | Téléchargé le 29/10/2021 sur www.cairn.info (IP: 154.0.180.92) 59 Y A - T - I L U N D É S I R N A T U R E L D E D I E U ? sensibles. Si la nature humaine ne comporte ou ne suscite aucun intérêt pour Dieu, aucun désir de lui, en quoi celui-ci nous concerne-t-il universellement, en tant qu’êtres humains? En quoi même est-il bon et souhaitable de tendre vers lui? La générali- sation de l’indifférence à son égard n’est-elle pas au fond un progrès? Mais si, à l’opposé, notre nature est bel et bien marquée par un désir naturel de Dieu, en quoi Dieu est-il autre chose qu’un corrélat nécessaire de notre humanité, le complément indispensable à son achèvement, l’objet qui vient combler sa béance et clore son ouverture, perspective qui semble tout à fait contredire une donnée structurante de la foi chrétienne : le caractère absolument gratuit et inconditionné de sa révélation et de son autodonation? Nous commençons donc par osciller entre deux attitudes opposées : d’un côté, enraciner dans la nature de l’homme sa vocation à communier avec Dieu, ce qui rend bien compte de l’importance vitale de cette vocation. Mais cet avantage est mis en péril par le risque de l’immanentisme, qui réduit la grâce à une composante nécessaire au bon fonctionnement de la nature selon ses lois constitutives, au mépris de la gratuité du don de Dieu et de sa transcendance par rapport à la nature humaine. La thèse opposée souligne cette gratuité et cette transcendance, au risque de l’extrinsécisme, selon lequel la grâce vient s’ajouter de l’extérieur, comme une superstructure, à une nature humaine close sur elle-même; en quoi peut-elle dès lors la concerner? L’histoire de la pensée est prodigue en alternatives de ce type, dont le dépassement peut requérir d’abandonner tel ou tel présupposé commun aux tenants des deux options antithétiques. Dans le cas qui nous intéresse, ces présupposés concernent notamment, comme je l’ai déjà suggéré, les idées mêmes de nature et de désir naturel. L’opportunité de s’interroger sur ces présupposés apparaîtra plus nettement après l’exposé de la controverse qui va nous occuper dans un premier temps. P O U R O U C O N T R E L E D É uploads/Philosophie/ retm-262-0057 1 .pdf

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