245 La prétendue intuition de Dieu dans le De Coelo d'Aristote* RICHARD BODÉÜS
245 La prétendue intuition de Dieu dans le De Coelo d'Aristote* RICHARD BODÉÜS 1 Le trait6 Du ciel (D. C.), parmi les oeuvres d'Aristote, se pr6sente d'embl6e comme un expose qui se rattache A la "science de la nature" (1,1,268 a 1). Ce n'est qu'au passage qu'il evoque les realites extra-c6lestes situdes hors du temps et de 1'espace (1,9,279 a 18-22). Mais il ddmontre que les realites naturelles qui forment le ciel sont ing6n6rables et incorruptibles. C'est pourquoi le Des parties des animaux d6signe ce genre d'dtude comme "la philosophie relative aux r6alit6s divines" (1,5,645 a 4). De fait, le D. C. tient express6ment pour "divins" le ciel, les astres et le cinqui6me element dont ils sont form6s.1 Une telle faqon de parler ne suffit pas dvidemment A prouver qu'en 6crivant le D. C. , Aristote professait une th6ologie cosmique ou sid6rale. Le corps c6leste ou les corps c6lestes (incorruptibles) ont un caractere que la tradition prete aux dieux (immortels). 11 ne s'ensuit pas qu'Aristote enseigne A reconnaitre dans les corps en question les v6ritables dieux dont la tradition n'avait qu'une vague intuition. C'est pourtant ce qu'on a cru. Et fort de I'hypoth6se selon laquelle la philosophie aristot6licienne aurait evolue de mani?re tr?s sensible au cours du temps, l'on a suppose que le D. C. repr6sentait un moment privil6gi6 dans le d6veloppement des id6es th6ologiques du philosophe, un moment proche encore des th6ories de jeunesse du dialogue perdu Sur la philosophie,2 mais que dépasseront les 246 doctrines successives de la Physique, du traité Sur le mouvement des ani- maux et de la Métaphysique Lambda.3 Ce n'est pas ici le lieu de reprendre le dossier volumineux accumul6 sur cette hypothese fragile,4 ni meme celui des rapports dminemment contro- verses entre le D. C. et le dialogue Sur la philosophie. 5 II ne peut etre question non plus de revenir sur le propos essentiel du D. C., qui est etranger a toute preoccupation theologique,6 ni de passer en revue tous les passages ou, incidemment, le philosophe parle des dieux, du dieu ou du divin: on sait que les plus significatifs appartiennent a des morceaux en marge de la demonstration scientifique et qu'Aristote y "fait appel, pour confirmer (celle-ci), a des considerations plus dialectiques, en l'occurrence, au t6moignage de l'opinion courante et de la tradition".' La question 6tant de savoir comment interpreter ce genre d'appel a la tradition, nous concen- trerons notre attention sur le texte sans doute le plus 6nigmatique parmi ceux qui ont sollicite la sagacit6 des commentateurs soucieux de r6soudre cette question. Le texte litigieux cloture le premier chapitre du livre II. Personne, ? notre connaissance, n'en a jamais reconnu le sens veritable. Faute de quoi, ont etc entretenues, sur la pens6e theologique d'Aristote, des hypotheses fantaisistes qu'il convient de dissiper. 2 Quelques mots, d'abord, sur le contexte de notre passage. Au debut du D. C., II, Aristote recapitule sommairement les theses principales qui ont ete d6fendues au livre I touchant 1'eternite du ciel dans sa totalite. Ce faisant, le philosophe indique avec nettet6 quelle fut l'intention essentielle des demonstrations qui forment la base de son expose. Dans pareil contex- te, comme ailleurs dans le D. C., les allusions a la pensee theologique sont destinees a corroborer la these fondamentale de 1'eternite des corps celestes et sp6cialement du premier corps, celui de la sphere extreme. La th6ologie (ensemble d'opinions sur les dieux) semble devenir ici ancilla philosophiae 247 (physicae). Nous y reviendrons dans notre conclusion. C'est la perspective inverse de celle qu'illustrera la pens6e du Moyen Age chretien. En fait, les opinions th6ologiques ne sont qu'une sorte d'opinions parmi d'autres, 6galement sollicit6es par le philosophe afin d'6prouver dialec- tiquement les propositions scientifiques qu'il defend.8 Autrement dit, le caract?re theologique de certaines opinions est, pour le philosophe, un caractere accidentel, en ce sens que ce n'est pas a ce titre que les opinions en cause interessent la physique c6leste, mais parce qu'elles touchent, acces- soirement, a la nature du ciel. Ce qui est accessoire pour le theologien represente 1'essentiel pour le physicien et reciproquement. On aura 6gale- ment l'occasion d'y revenir. Aristote confronte ainsi ses propres th6ses à cinq opinions plus ou moins autoris6es: 1. L'opinion de ceux qui (comme Platon dans le Timée) semblent croire que le ciel a ete engendr6. L'impossibilitd de justifier cette hypothese montre, par 1'absurd, que I'hypoth6se contraire a du poids (283 b 30-284 a 2). 2. L'opinion r6putde ancienne de ceux pour qui il y a de l'immortel et du divin parmi les realites en mouvement et de ceux qui assignent aux dieux le ciel comme residence. C'est un genre d'opinion qui va dans le sens des conclusions d6pos6es par le philosophe (284 a 2-18).9 3. La vieille conception qu'on trouve dans le mythe d'Atlas et que par- tagent ceux pour qui le ciel est de nature pesante. C'est une opinion qui a le defaut de n'avoir pas reconnu l'hétérogénéité du corps 616mentaire dont le ciel est compose (284 a 18-23). 4. L'opinion d'Empedocle qui attribue au tourbillonnement des corps celestes la force qui les empeche de c6der a leur poids. C'est une opinion qui a le meme defaut que la pr6c6dente (284 a 24-26). 5. L'opinion de ceux qui (comme Platon une nouvelle fois) soutiennent qu'une ame contraint le corps celeste a ne pas c6der a son mouvement naturel (284 a 27-35). Cette derni?re opinion, comme les deux precedentes, repr6sente, pour Aristote, une position dont sa theorie fait voir qu'elle a 6t6 assum6e pour r6soudre un probl6me qui, selon lui, n'existe pas. Du point de vue de son auteur, l'avantage de cette th6orie, qui nie la pesanteur du corps cdleste, se mesure, en effet, a ceci qu'elle fait 1'6conomie de forces imaginaires pour expliquer sans succes la constance de mouvements qui dchappent aux lois 248 de la pesanteur. Aristote, tr6s visiblement, se plait A souligner pareil avantage. 11 dvoque les deux premieres opinions, donn6es pour antithetiques, dans le but de garantir par la seconde l'invraisemblance de la premiere, contre laquelle il prend position. Par ou l'on peut voir que tout ce développement, du d6but A la fin, est fondamentalement dirig6 contre Platon. C'est contre Platon d'abord (opinion 1) qu'il sollicite la pens6e ancienne en faveur de 1'6ternit6 du ciel. Et c'est contre Platon ultimement (opinion 5) qu'il sou- ligne que toutes les iddes (cfr opinions 3 et 4) de forces contraignant la pesanteur naturelle sont des fictions inutiles. Il importe de garder cette perspective en memoire. On aura remarque, cela dit, qu'Aristote, dans sa controverse avec Pla- ton, reproduit la contradiction du Timge. Il évoque d'abord la gen6se du ciel (opinion 1), puis 1'etemite de sa subsistance sous la contrainte d'une ame (U'n6 àvayxa?ov01lç OVFLV av8?ov: 284 a 27-28; opinion 5).10 Aristote n'entend pas tirer parti de cette contradiction. Mais il entend indiquer que Fame invoquee par Platon ne saurait conf6rer au ciel le genre de perfection eternelle qu'il pretend. Platon, en effet, grace a I'Ame du monde, pretendait faire du monde un dieu.ll Aristote lui oppose que c'est impossible, car I'Ame qui devrait user sans arr6t de contrainte pour mouvoir le ciel contre nature ne saurait etre "exempte de peine et bienheureuse" (284 a 29), ni disposer du loisir n6cessaire pour gouter aux satisfactions de l'intelligence (284 a 31-32). 11 semble bien que cette critique equivale à 1'affirmation qu'il est impossible de faire du corps c6leste un veritable dieu. Car, on le sait, Aristote se refuse, dans le D. C., a poser proprement une ame immanente au ciel (ou aux astres) . Quant aux propri6t6s "divines" qu'il attribue au cinqui6me 616ment corporel et qui font du ciel "une sorte de corps divin" yap It 8£?ov: 11,3,286 a 11), elles ne suffisent pas, sans ame intelligente, a faire du ciel un veritable dieu. En tout cas, Aristote ne se contente pas de montrer que I'dme platonicienne est inutile pour 249 expliquer que le corps c6leste ne choit pas vers le centre de l'Univers. 11 montre aussi que Fame en question, vu la fonction que Platon lui assigne en quelque sorte, ne pourrait satisfaire aux conditions qui feraient du ciel un dieu. Or, pour Aristote, le mouvement circulaire (et non de haut en bas) du corps c6leste s'explique sans qu'on lui doive assigner une ame, par la seule propri6t6 de son 616ment constitutif. 11 est donc difficile de croire, dans ces conditions, que le corps celeste mobile, meme s'il est consu, dans le D. C., à l'instar d'un vivant qui se meut, soit encore donn6 par notre philosophe pour un dieu veritable. Sans Fame intelligente qui a le loisir de s'adonner à sa propre activite, le corps celeste est encore moins dieu que le ciel de Platon, dont Fame n'aurait pas ce loisir. Opposant A Platon les affirmations des anciens (opinion 2), Aristote ne vise pas, pour autant, a cautionner la th6ologie traditionnelle. Car ce n'est pas a la these de 1'animation intelligente du ciel (opinion 5), mais a la these de la gen6se du ciel (opinion 1), qu'il oppose ces affirmations. De plus, ce uploads/Philosophie/ richard-bodeues-la-pretendue-intuition-de-dieu-dans-le-de-coelo-d-x27-aristote.pdf
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- Publié le Mar 03, 2021
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