Discours exaspérés (Les extases de Plotin) Author(s): Léon Chestov Source: Revu

Discours exaspérés (Les extases de Plotin) Author(s): Léon Chestov Source: Revue Philosophique de la France et de l'Étranger, T. 146 (1956), pp. 178-216 Published by: Presses Universitaires de France Stable URL: http://www.jstor.org/stable/41088386 Accessed: 27-06-2016 04:38 UTC Your use of the JSTOR archive indicates your acceptance of the Terms & Conditions of Use, available at http://about.jstor.org/terms JSTOR is a not-for-profit service that helps scholars, researchers, and students discover, use, and build upon a wide range of content in a trusted digital archive. We use information technology and tools to increase productivity and facilitate new forms of scholarship. For more information about JSTOR, please contact support@jstor.org. Presses Universitaires de France is collaborating with JSTOR to digitize, preserve and extend access to Revue Philosophique de la France et de l'Étranger This content downloaded from 128.163.2.206 on Mon, 27 Jun 2016 04:38:12 UTC All use subject to http://about.jstor.org/terms Discours exaspérés (Les extases de Plotin) I « Tant que l'âme est dans le corps », dit Plotin (III. 6, 6), « elle dort d'un profond sommeil. » Depuis un siècle, la doctrine de Plotin attire tout particulière- ment l'attention des philosophes ; les ouvrages sur Plotin se mul- tiplient et chacun d'eux proclame la grandeur de Plotin que cer- tains commentateurs ne craignent pas d'égaler au divin Platon. Et, pour la plupart de ces commentateurs, la « doctrine » de Plotin est ce qu'en langage moderne on appelle d'ordinaire « philoso- phie », c'est-à-dire, avant tout, « science » ; de même que personne ne doute que la « doctrine » de Platon est « science » elle aussi. Mais reprenons les paroles de Plotin que je viens de citer : « Tant que l'âme est dans le corps, elle dort d'un profond sommeil ! » Ces paroles sont la clef de la philosophie de Plotin. Peut-on les considérer comme une affirmation d'ordre scientifique. Peut-on, veux-je dire, les mettre en accord avec les autres affirmations qu'obtiennent les différentes sciences? Le principe de contradic- tion à qui appartient le contrôle dernier de nos jugements, comme on le sait, consentira-t-il à déclarer ce jugement vrai et lui per- mettra-t-il de circuler librement parmi les hommes à l'exemple de maintes autres vérités? Ces paroles de Plotin, ai-je dit, sont la clef de sa philosophie. On ne peut, en effet, comprendre Plotin que si l'on se souvient cons- tamment, en lisant ses Ennéades, que l'âme dort d'un profond sommeil tant qu'elle est liée au corps. D'autre part, cependant, ainsi qu'en témoigne l'expérience quotidienne, la vie des hommes n'est pas la vie des âmes délivrées du corps, mais bien la vie des âmes inséparables du corps. Pourtant, ces âmes liées à leur corps réfléchissent, cherchent et trouvent des vérités qui ne ressemblent This content downloaded from 128.163.2.206 on Mon, 27 Jun 2016 04:38:12 UTC All use subject to http://about.jstor.org/terms L. CHESTOV. - DISCOURS EXASPÉRÉS 179 en aucune façon à des rêves, et le principe de contradiction et les lois qui en dépendent accordent volontiers leur sanction à ces vérités. Tout naturellement la question se pose : quel rapport y a-t-il entre les vérités obtenues par l'âme libérée du corps, et celles auxquelles parvient l'âme qui ne s'est pas débarrassée de son corps? Y a-t-il, peut-il y avoir, entre ces vérités, un lien quelconque? Se voient-elles, se reconnaissent-elles mutuellement? On sait que le Moyen Age souleva la question des deux ordres de vérités - vérités théologiques et vérités philosophiques - et que certains y répondirent en disant que ce qui pouvait être vrai du point de vue théologique pouvait être faux du point de vue philosophique, et inversement. Mais le « théologien normal » du Moyen Age n'admettait pas cette opposition. Saint Thomas d'Aquin maintenait fermement que la vérité est toujours la même, qu'elle soit divine ou humaine : Principiorum naturaliter notorum cognitio nobis divinitus est indita, quum ipse Deus sit auctor nostrae naturae. Haec ergo principia etiam divina sapientia continet. Quid- quid igitur principiis hujus modi contrarium est, est divinae sapien- tiae contrarium : non igitur a Deo esse potest. Ea igitur quae ex rêve- latione divina per fidem tenetur non possunt naturali cognitione esse contraria1. Autrement dit, les principes fondamentaux de notre connaissance sont les mêmes que ceux de la connaissance de Dieu. Cette thèse est démontrée au moyen de toute une série d' igitur, c'est-à-dire en ayant recours aux procédés et à la méthode de cette même cognitio naturalis dont les droits étaient précisément mis en doute, semble-t-il, et qu'il fallait justifier. De sorte que le rigou- reux logicien a commis cette fois une pétition de principe de plus, si mal dissimulée qu'un lecteur même hâtif et superficiel peut s'en apercevoir. Mais la doctrine de la double vérité est tout aussi fragile. Il est clair qu'un seul et même homme ne peut accepter deux affirma- tions contradictoires. Si la vérité théologique déclare que Dieu a créé le monde en six jours, alors que selon la vérité philosophique le monde a toujours existé, il ne se peut pas que la théologie et la 1. Les principes de la connaissance naturelle sont en nous d'origine divine, puisque notre nature a Dieu même pour auteur : la sagesse divine les contient donc aussi. Ainsi, tout ce qui est contraire aux principes de cet ordre, l'est-il à la divine sagesse, et ne peut venir de Dieu. Il suit que la révélation divine, que nous tenons de la foi, ne sau rait s'opposer à la connaissance naturelle. This content downloaded from 128.163.2.206 on Mon, 27 Jun 2016 04:38:12 UTC All use subject to http://about.jstor.org/terms 180 REVUE PHILOSOPHIQUE philosophie soient toutes deux dans le vrai. L'une ou l'autre se trompe. Impossible de concevoir que le principe de contradiction, le plus inébranlable de tous les principes, admette fût-ce une seule exception ; or ce n'est pas d'une exception, c'est d'un nombre infini d'exceptions qu'il s'agit en l'occurrence. La Bible, source essen- tielle des connaissances théologiques, est le récit ininterrompu d'événements qui du point de vue d'un homme raisonnable sont inadmissibles parce qu'ils sont absurdes. Par conséquent, il faut rejeter la doctrine de la double vérité et revenir à celle du théologien normal? Ea quae ex revelatione divina per fidem tenetur, non possunt naturali cognitione esse contraria : la vérité de la révélation et la vérité connue par la voie naturelle ne peuvent se contredire ; et, de quelque révélation qu'il s'agisse, il est encore moins admissible que le principe de contradiction, juge suprême des vivants et des morts, consente à renoncer sous une forme quelconque aux droits souverains dont il s'est emparé, on ne sait quand et comment. Mais revenons à Plotin. Bien que Plotin vécût à une époque rela- tivement tardive, quand la « lumière de l'Orient » commençait à éclairer le monde gréco-romain, la Bible n'était à ses yeux qu'un livre comme les autres ; il n'y voyait aucune révélation. Cela signi- fîe-t-il que la question de la double vérité ne se posait pas pour lui? qu'il ne sentait pas qu'il pût y avoir des sources de connais- sance inaccessibles à la raison naturelle et capables de fournir des vérités qui ne s'accordent nullement avec les vérités obtenues na- turellement? Les paroles citées précédemment témoignent déjà d'une autre attitude. Plotin connaissait des vérités qu'il faut bien - que nous le voulions ou non - appeler révélées, terme qui ne dit rien à la conscience moderne ou qui provoque son indignation. Et - c'est là l'essentiel - lorsque Plotin devait choisir entre les vérités « ré- vélées » et les vérités « naturelles », il prenait sans hésiter le parti des premières : α γαρ ηγείται, τις είναι μάλιστα ταΰτα μάλιστα ούκ εστί. (V. 5, 11) : ce qui existe le plus pour la conscience ordinaire est ce qui existe le moins. Or la « conscience ordinaire » n'est nullement la conscience des autres, la conscience de la multitude ; de même que les vérités obtenues par la conscience ordinaire ne sont pas des vérités reconnues seulement par la foule, le vulgaire. Non, Plotin lui-même, à l'exemple de tous, est sous l'empire de ces vé- This content downloaded from 128.163.2.206 on Mon, 27 Jun 2016 04:38:12 UTC All use subject to http://about.jstor.org/terms L. CHESTOV. - DISCOURS EXASPÉRÉS 181 rites et ce n'est qu'à de rares moments qu'il trouve la force de s'en débarrasser. « Souvent », dit-il, « en m'éveillant à moi-même ou me séparant de mon corps et en détachant mon attention des choses extérieures pour me concentrer en moi-même, j'aperçois une grande et admirable beauté et je m'assure fermement que je suis destiné à quelque chose de plus élevé ; alors je vis d'une vie meilleure, je m'identifie au dieu et, en me plongeant en lui, je parviens à m' éle- ver au-dessus de tout l'intelligible » (IV. 8, 1). C'est exactement ce que disait Pouchkine qui ignorait certainement Plotin : tant qu'Apollon n'appelle pas le poète au saint sacrifice, il est plongé comme nous dans les soucis et les agitations du monde et, parmi les êtres infimes et misérables de ce uploads/Philosophie/ chestov-discours-exasperes-les-extases-de-plotin-pdf.pdf

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