107 SILVIA BARA BANCEL* «SAGESSE INCRÉÉE» ET «SAGESSE PARTICIPÉE» SELON MAÎTRE

107 SILVIA BARA BANCEL* «SAGESSE INCRÉÉE» ET «SAGESSE PARTICIPÉE» SELON MAÎTRE ECKHART RESUME: Nous proposons ici une première étude de la notion de sagesse selon Maître Eckhart, à partir de ses écrits latins, notamment son Commentaire du Livre de la Sagesse (In Sap. n.121, 201‑206, 243 et 272‑274), Les sermons et leçons sur l’Ecclé­ siastique (In Eccli.), et les sermons latins Sermo die b. Augustini Parisius habitus et le Sermo LV, ainsi que les Sermons allemands 95a, 95b et 112. Dieu, sa nature, ainsi que le Fils sont désignés par Eckhart comme Sagesse divine (sapientia increata), qui est aussi la source de toute sagesse humaine (sapientia participata). Au‑delà de la sagesse terrestre ou naturelle, il y a une autre sagesse qui vient de la présence de Dieu, «une sorte de savoir savoureux», l’avant‑goût de la douceur divine, qui n’est autre que la naissance de Dieu, au‑delà des facultés humaines, au fond de l’âme. MOTS CLÉS: Maître Eckhart; sagesse; Dieu; vertus; naissance éternelle. ­‑‑ 108 SILVIA BARA BANCEL, «SAGESSE INCRÉÉE» ET «SAGESSE PARTICIPÉE»... ESTUDIOS ECLESIÁSTICOS, vol. 97, núm. 380, marzo 2022, 107-144, ISSN 0210-1610, ISSN-e 2605-5147 habitus and Sermo LV, as well as the German Sermons 95a, 95b and 112. God, his nature, and the Son are referred to by Eckhart as divine wisdom (sapientia increata), which is also the source of all human wisdom (sapientia participata). Beyond earthly or natural wisdom, there is another wisdom that comes from the presence of God, “a kind of tasty knowledge”, the foretaste of the divine sweetness, which is none other than the birth of God, beyond the human faculties, in the ground of the soul. KEY WORDS: Meister Eckhart; wisdom; God; virtues; eternal birth. La1 prière de Maître Eckhart (ca. 1260‑1329), recopiée par un bénédic­ tin de Melk au XVème siècle, témoigne la grande estime du Dominicain thuringien pour la sagesse, car il la mentionne deux fois en huit lignes: «Ô richesse très élevée de la nature divine, montre‑moi ton chemin, celui que tu as acquis dans ta sagesse, et ouvre‑moi le si précieux trésor auquel tu m’as appelé: comprendre avec intelligence, au‑dessus de toute créature, aimer avec les anges et jouir, hériter avec ton Fils unique, notre Seigneur Jésus‑Christ, te recevoir selon ta Sagesse éternelle»2. De plus, il soutient que «la sagesse dans l’âme transporte et transfor­ me l’âme en Dieu»3. Mais qu’est‐elle pour lui? Se réfère‑t‑il à la Sagesse 1 Recherches effectuées dans le cadre du projet Teaching and Preaching with Pa­ tristic auctoritates. Meister Eckhart in France and Germany, financé par le programme en sciences humaines et sociales ANR‑17‑FRAL‑0002, à l’Université de Lorraine. 2 Notre traduction, à partir de l’original en moyen haut allemand offert par Wolfgang Wackernagel. Poésies mystiques et prière de Maître Eckhart. Genève: Ad So­ lem, 1998, 114, qui reprend la transcription du manuscrit de Melk, publiée pour la première fois par F. Löser. 3 Eckhart. Sermo 55, LW 4 n.538, 452,5 (traduction française d’Éric Mangin [abrégé: EM], 433) «sapientia in anima transplantat et transformat animam in deum». Nous suivons l’édition critique des œuvres d’Eckhart. Die deutschen und die lateinischen Werke. 10 vol., Die deutschen Werke, édition de Josef Quint, et Georg Steer [abrégé: DW]; Die lateinischen Werke, édition de Ernst Benz, et al. [abrégé: LW]. Stuttgart: Kohlhammer, 1936–2015. Entre parenthèse, nous signalerons leurs tra­ ductions françaises, si elles existent: Commentaire du Livre de la Sagesse, traduction de Jean‑Claude Lagarrigue, Jean Devriendt. Paris: Les Belles Lettres, 2015 [abrégé: JCL]; Sermons et leçons sur l’Ecclésiastique, traduction de Fernand Brunner. Genève: Ad Solem, 2002 [abrégé: B]; Commentaire de la Genèse, précédé des Prologues. L’œuvre latine de Maître Eckhart 1, traduction de Fernand Brunner et al. Paris: Cerf, 1984 SILVIA BARA BANCEL, «SAGESSE INCRÉÉE» ET «SAGESSE PARTICIPÉE»... 109 ESTUDIOS ECLESIÁSTICOS, vol. 97, núm. 380, marzo 2022, 107-144, ISSN 0210-1610, ISSN-e 2605-5147 divine ou à la sagesse humaine? Et comment entend‑il le rapport entre les deux, la sagesse incréée et la sagesse participée? Malgré son grand intérêt, il s’agit d’un aspect de la pensée eckhartien­ ne encore peu étudié4. Cependant, aborder la notion de sagesse chez le Maître thuringien permet de mettre l’accent sur des textes moins connus, en particulier son œuvre latine, et offre une nouvelle porte d’entrée à la pensée eckhartienne, qui permet de l’ancrer dans la tradition biblique, patristique et philosophique, mais aussi de montrer son originalité. La réflexion d’Eckhart sur la sagesse s’appuie aussi bien sur des don­ nées scripturaires que sur des données philosophiques car, pour lui, «c’est de la même source que proviennent la vérité et l’enseignement de la théologie, de la philosophie naturelle, de la philosophie morale, des savoirs pratiques et théoriques, et même du droit positif, selon dit le Psaume [16,2]: De ta face sortira mon jugement». Eckhart, In Ioh. n.444, LW 3, 381,5‑7 (notre trad.) «Moïse, Christ et le philosophe [Aristote] enseignent donc la même chose. Ils ne diffèrent que par les modes de leur enseignement, à savoir le crédible, le démontrable ou le vraisemblable, et la vérité». In Ioh. n.185, LW 3, 155,5 (OLME 6, 335). Ainsi, le Thuringien prend position sur les débats universitaires de son temps. En effet, les grecs avaient passé d’une sagesse pratique, attribuée aux artisans comme «excellence de l’art», à la recherche d’une connais­ sance philosophique, et d’une sagesse comme «science qui concerne les premières causes et les premiers principes» (Aristote). Les stoïciens con­ cédaient aussi une grande importance à l’exercice pratique de la sagesse [abrégé: OLME 1]; Commentaire de l’évangile selon Jean. Le prologue. L’œuvre latine de Maître Eckhart 6, traduction d’Alain de Libéra et al. Paris: Cerf, 2007 [abrégé: OLME 6]. Pour les sermons latins, La mesure de l’amour. Sermons parisiens, traduc­ tion d’Éric Mangin. Paris: Seuil, 2009 [abrégé: EM]; et pour les écrits allemands, Sermons, traités, poème, traduction de Jeanne Ancelet‑Hustache, Éric Mangin. Paris: Seuil, 2015 [abrégé: STP]. Mais nous suivons la numérotation des sermons selon l’édition critique, et non pas l’ordre liturgique proposé par Mangin dans STP, à la suite de Loris Sturlese. 4 Cf. Donald F. Duclow. “Meister Eckhart on the Book of Wisdom: Commentary and Sermons”. Traditio 43 (1987): 215‑235; Andreas Speer. “Weisheit bei Augustinus und Meister Eckhart”. Dans Meister Eckhart und Augustinus, édition de Rudolf K. Weigand, Regina D. Schiewer, 1‑15. Stuttgart: Kohlhammer, 2011; Marie‑Anne Van­ nier. Maître Eckhart prédicateur. Paris: Beauchesne, 2018, 206‑210 et 726. 110 SILVIA BARA BANCEL, «SAGESSE INCRÉÉE» ET «SAGESSE PARTICIPÉE»... ESTUDIOS ECLESIÁSTICOS, vol. 97, núm. 380, marzo 2022, 107-144, ISSN 0210-1610, ISSN-e 2605-5147 comme «science des vertus divines et humaines» (Chrysippe)5, et Boèce désigne la philosophie comme «amour et recherche de la sagesse» (amor vel studium sapientiae). Cette tension entre une compréhension existen­ tielle et une compréhension épistémique de la sagesse, déjà présente dans l’Antiquité, reparaît dans les discussions médiévales sur le statut de la philosophie et son rôle par rapport à la sagesse chrétienne et la vérité de l’Écriture; discussions stimulées avec l’entrée d’Aristote dans le mon­ de latin6. Pour sa part, tout en appréciant Aristote —«le philosophe»—, Eckhart souligne l’unité de la vérité (à l’encontre de l’averroïsme latin) et la consonnance de tous les savoirs: pratiques et théoriques, théologie et philosophie, sciences naturelles et éthique. Pour établir ce qu’il entend par sagesse, nous tiendrons compte spécia­ lement de son Commentaire du Livre de la Sagesse (In Sap. n.121, 201‑206, 243 et 272‑274), Les sermons et leçons sur l’Ecclésiastique (In Eccli.), et les sermons latins Sermo die b. Augustini Parisius habitus et le Sermon LV, ainsi que les Sermons allemands 95a, 95b et 112, où le Thuringien en­ visage le sujet plus largement. Nous pouvons commencer par distinguer deux grands volets, la Sagesse divine, c’est‑à‑dire, la «Sagesse incréée», et la sagesse humaine, la «sagesse participée». 1. SAGESSE DIVINE – SAPIENTIA INCREATA En reprenant les notions qui faisaient partie de l’héritage théologique de son temps, et qui s’appuyaient sur l’Écriture, Maître Eckhart se réfère souvent à Dieu sous le nom de Sagesse: «la Sagesse, laquelle est Dieu» (sapientia, quae deus est)7, «la Sagesse ou Dieu» (sapientia sive deus)8, 5 Cf. A. Solignac. “Sagesse antique, sagesse chrétienne”. Dans Dictionnaire de Spiri­ tualité. Vol. 14, 96‑99. Paris: Beauchesne, 1990. 6 Cf. Andreas Speer. “Philosophie als Lebensform? Zum Verhältnis von Philoso­ phie und Weisheit im Mittelalter”. Tijdschrift voor Filosofie 62 (2000): 3‑25; Andreas Speer. “Sapientia nostra. Zum Verhältnis von philosophischer und theologischer Wei­ sheit in den Pariser Debatten am Ende des 13. Jahrhunderts”. En Nach der Verurtei­ lung von 1277. Philosophie und Theologie an der Universität von Paris im letzten Viertel des 13. Jahrhunderts, dirigé par Jan A. Aertsen, Kent Emery, Andreas Speer. Berlin: De Gruyter, 2001, 248‑275. 7 Eckhart. Prol. op. prop. n.13, LW 1,1, 173,9 (OLME 1, 81); In Gen. n.159, LW 1,1, 307,2 (OLME 1, 445); In Sap. n.125, LW 2, 463,2 (JCL, 155); In Sap. n.157, LW 2, 493,7 (JCL, 172). 8 Eckhart. In Sap. n.147, LW 2, 485,5; In Sap. n.213, LW 2, 549,6. SILVIA BARA BANCEL, «SAGESSE INCRÉÉE» ET «SAGESSE PARTICIPÉE»... 111 ESTUDIOS ECLESIÁSTICOS, vol. 97, núm. 380, marzo 2022, 107-144, ISSN 0210-1610, ISSN-e 2605-5147 «Dieu Sagesse» (deus sapientia)9; «la Sagesse uploads/Philosophie/ sagesse-increee-et-sagesse-participee-selon-maitre-eckhart.pdf

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