[357] Saint Thomas d'Aquin et Aristote1 (LE240506E1) A Mgr Philippe Delhaye En

[357] Saint Thomas d'Aquin et Aristote1 (LE240506E1) A Mgr Philippe Delhaye En reconnaissance et amitié Dans l'introduction de Jean Daujat au beau volume collectif Actualité de saint Thomas2, on lit que saint Thomas n'est pas disciple d'Aristote, comme Augustin ne l'est pas de Platon, parce que les deux théologiens n'ont pas d'autre maître que Jésus-Christ. Comme il arrive souvent avec ce genre d'affirmations provocantes, la proposition de Daujat contient une parcelle de vérité, mais, sous d'autres aspects, elle est fausse. Faisons d'abord les distinctions nécessaires : il y a la sacra doctrina d'une part, la philosophie d'autre part. Il va sans dire que saint Thomas théologien n'est pas disciple d'Aristote. Mais en tant que philosophe, l'Aquinate suit le Stagirite. Il connaît presque par coeur les oeuvres classiques du grand philosophe, il épouse ses principes, qu'il a toujours devant l'esprit, il suit sa méthode et il admet la plupart des conclusions auxquelles Aristote est parvenu. Il est vrai toutefois que l'attitude de saint Thomas vis-à-vis du Stagirite est fort complexe : il le suit très souvent avec une conviction entière. D'autre part, il le dépasse fréquemment et, à certaines occasions, il le corrige ou le contredit. Jusqu'à une époque assez récente, l'identification de la philosophie de saint Thomas avec celle d'Aristote était considérée par la plupart des auteurs comme une évidence. Bien entendu, on a toujours reconnu que, dans certains secteurs, l'Aquinate a dépassé le Stagirite, - rappelons le dicton Aristotele aristotelior (Plus aristotélicien qu’Aristote) - mais on estimait que la philosophie thomiste se situait dans le sillage de celle d'Aristote. Agostino Nifo écrivit même : « Thomas, en tant que commentateur, ne s'écarte que rarement, voire même jamais, de la doctrine péripatéticienne ; il fut en effet totalement et en toute conscience péripatéticien, et il n'admit jamais que ce qui était péripatéticien ».3 Certes, une poignée de thomistes attiraient l'attention sur ce qu'ils appelaient « les éléments platoniciens » de la synthèse du Docteur angélique4. Mais la thèse de l'aristotélisme foncier de celui-ci n'en était guère ébranlée. [358] Le premier historien qui a sérieusement mis en doute cette conviction commune, est Étienne Gilson. Depuis les travaux de Gilson sur la nature propre de la métaphysique chrétienne du Docteur angélique, les opinions se sont en effet divisées. Jacques Chevalier ne voyait dans l'aristotélisme qu'un accident extérieur au thomisme5. Gilson est même allé jusqu'à écrire que « ce que nous savons (de l'histoire de l'École thomiste) nous invite à penser que l'obstacle 1 Elders LJ, Saint Thomas d’Aquin et Aristote, Revue thomiste 88 (1988) pp 357-376. 2 Actualité de saint Thomas, Préface du Cardinal Charles Journet, « Problèmes d'aujourd'hui », Paris, Desclée et Cie, 1972 : Jean DAUJAT, Introduction générale, p. 9-16 (p. 12). 3 Cité d'après Cornelio FABRO dans Enc. Cattolica XII, 266. Le texte se trouve dans la Dispute sur le livre VII de la Métaphysique : Expositor Thomas raro aut numquam dissentit a doctrina peripatetica ; fuit enim totus peripateticus et omni studio peripateticus et numquam voluit nisi quod peripatetici. 4 Dans « Notre programme », RT XVII, 1909, p. 5-37 (p. 15), le Père H.-A. MONTAGNE déclarait que, pour mettre en lumière les idées centrales des commentaires aristotéliciens de saint Thomas, il faudrait déterminer aussi ce qu'il doit à Platon. - Voir aussi C. HUIT, « Les éléments platoniciens de la doctrine de saint Thomas », dans RT XIX, 1911, p. 724- 766. Dans son livre L'Intellectualisme de saint Thomas, « Bibliothèque des Archives de philosophie », Paris, 21924, Pierre ROUSSELOT a également attiré l'attention sur une influence platonicienne sur la doctrine si importante des anges : « ... personne n'a plus vitalement et plus intimement que saint Thomas incorporé le ''platonisme" à sa synthèse » (p. 24). Voir aussi R. J. HENLE, Saint Thomas and Platonism, A Study of the Plato and Platonici Texts in the Writings of Saint Thomas Aquinas, La Haye, 1956. 5 Cf. J. CHEVALIER, « Trois conférences d'Oxford », dans Les Lettres, 1927, p. 429. 1ETDA principal à la diffusion du thomisme, même à l'intérieur de l'ordre dominicain, fut l'influence d'Aristote6 ». Il fondait son interprétation de l'histoire de l'École thomiste sur sa conviction que saint Thomas a développé, à partir de la révélation du nom de Dieu, une philosophie de l'être, disons plutôt la philosophie de l'être, entièrement inconnue d'Aristote. Une des conséquences de cette théorie a été développée par Joseph Owens : même les commentaires de l'Aquinate sur les oeuvres d'Aristote sont infectés par sa propre philosophie de l'être : car saint Thomas lit Aristote à travers les lunettes de sa foi chrétienne et de sa propre métaphysique. Certes, Owens admet que la plus grande partie du texte des commentaires ne consiste qu'en des explications précises de ce qu'écrit Aristote. Mais il estime que, dans les trois quarts de ces exposés, il y a une préoccupation théologique (a theological concern) qui infléchit l'interprétation ; une grande partie de ce qu'écrit saint Thomas, se situe dans le cadre de la métaphysique de l'être, étrangère à Aristote7. Pour y voir plus clair, rappelons d'abord un certain nombre de doctrines, caractéristiques de la philosophie d'Aristote. Il ne peut s'agir évidemment que d'une esquisse rapide et incomplète des lignes de force et des orientations de sa pensée, ainsi que de quelques doctrines fondamentales qui, comme nous le verrons ci-dessous, ont été reprises entièrement par saint Thomas. 1. Quelques doctrines fondamentales d'Aristote [1] S'il est vrai qu'Aristote a abandonné la théorie platonicienne des idées, il a toujours défendu que l'objet de la science est l'universel et le nécessaire. Cet objet est constitué au moyen d'un processus [359] d'abstraction, par lequel l'universel est abstrait de la chose concrète individuelle. Les choses, et non pas des objets à priori de l'esprit, fondent le savoir. Aussi Aristote déduit-il l'existence de Dieu à partir de l'expérience du devenir. À ce réalisme s'ajoutent la théorie aristotélicienne de la connaissance scientifique et celle de la division des sciences, ainsi que la place centrale qu'il accorde à la connaissance spéculative. Cette épistémologie, admise et élaborée par saint Thomas, a même permis à celui-ci de mieux déterminer la nature du savoir théologique. Enfin, dans ses ouvrages consacrés à la logique, Aristote a donné à l'Aquinate l'instrument nécessaire à tout travail scientifique. [2] La philosophie d'Aristote se présente comme un intellectualisme, qui donne la primauté à la connaissance plutôt qu'au désir ou à la sensibilité (« tous les hommes désirent savoir »). La fin dernière de l'homme, le bonheur, consiste dans la contemplation. Aristote professe un optimisme foncier quant à la cognoscibilité du monde, la finalité dans la nature et la capacité de l'intellect humain de connaître le réel. Le présupposé des recherches scientifiques d'Aristote est que les phénomènes naturels sont intelligibles, car ils manifestent une régularité et une signification que la raison peut apprendre à connaître. [3] Selon Aristote, la tâche principale du philosophe est l'étude des causes du devenir. A cette fin, il a développé sa célèbre doctrine des quatre genres de causalité, dont il poursuit l'étude dans ses traités sur la nature, le monde et les êtres vivants. Le discernement graduel des quatre genres de causalité par ses prédécesseurs, porté à son terme par lui-même, lui fournit aussi le principe d'organisation de l'histoire de la philosophie. [4] Dans le cadre de sa doctrine des causes, Aristote a développé sa géniale théorie de l'acte et de la puissance, qui devint la clef irremplaçable pour déchiffrer le réel. [5] Une théorie des premiers principes n'est pas entièrement absente des dialogues de Platon. Toutefois c'est Aristote qui a le mérite d'avoir développé ce thème du fondement de tout savoir. Il n'a pourtant pas appliqué cette théorie à l'ordre moral, quoiqu'il évoque l'existence du droit naturel, c'est-à-dire de conceptions morales identiques chez tous les peuples. 6 Ét. GILSON, « Cajetan et l'existence », dans Tijdschrift voor Philosophie XV, 1953, p. 267-286 (p. 284). 7 Voir son « Aquinas as an Aristotelean Commentator », dans St. Thomas Aquinas on the Existence of God, Collected Papers of Joseph Owens, C.Ss.R, edited by John R. CATAN, Albany, 1980, 1-19, p. 16. 2ETDA [6] En s'opposant à Platon et à l'Académie, Aristote a enseigné la primauté de l'Être par rapport au Bien et à l'Un. Il a défini la philosophie première comme la science de l'être en tant qu'être ; ainsi il a posé les fondements pour une doctrine des transcendantaux (qu'il n'a pourtant pas élaborée lui-même). [7] Là où Platon espérait réduire toute la réalité à deux principes contraires, l'Un et la Dyade indéterminée, Aristote a développé la doctrine des prédicaments, comme autant de modes d'être irréductibles les uns aux autres. Les prédicaments rendent compte de la complexité du réel et de la composition des choses. L'étant, qui est substance, est une tout autre chose que l'étant quantité ou qualité. [360] Ce constat devient aussi la base de la doctrine des différentes significations de l'être et de l'usage de l'analogie. [8] La substance est le réel foncier, qui existe par soi-même. Les autres prédicaments n'en sont que des déterminations uploads/Philosophie/ saint-thomas-et-aristote.pdf

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