Revue d'histoire et de philosophie religieuses Évolutionnisme et histoire des r

Revue d'histoire et de philosophie religieuses Évolutionnisme et histoire des religions. Analyse de la philosophie de la religion de Jean-Marie Guyau (1855-1888) Philippe Saltel Abstract L’Irréligion de l’avenir (1887), written by the French philosopher Jean-Marie Guyau, defines religion as a «sociological and universal explanation » which ought to disappear in the future, because its very core, the question of morals, would be free now. Such a thesis is founded on a philosophical history of religions, in which Protestantism as a phenomenon takes a material place. «Irréligion » arises from it, instead to be the contrary of it : for this reason, the definition of that future state of Humanity can be of such a great interest for us. Résumé L’Irréligion de l’avenir (1887) du philosophe français Jean-Marie Guyau définit la religion comme une «explication sociologique universelle » qui devrait, dans l’avenir, disparaître, parce que son noyau même, la question de la morale, serait maintenant libre. Une telle thèse se fonde sur une histoire philosophique des religions dans laquelle le protestantisme comme phénomène prend une place importante. L’ «irréligion » , au lieu d’en être le contraire, en provient : c’est la raison pour laquelle la définition de cet état à venir de l’humanité peut être d’un si grand intérêt pour nous. Citer ce document / Cite this document : Saltel Philippe. Évolutionnisme et histoire des religions. Analyse de la philosophie de la religion de Jean-Marie Guyau (1855-1888). In: Revue d'histoire et de philosophie religieuses, 88e année n°2, Avril-Juin 2008. pp. 173-187; doi : https://doi.org/10.3406/rhpr.2008.1330 https://www.persee.fr/doc/rhpr_0035-2403_2008_num_88_2_1330 Fichier pdf généré le 05/12/2019 PH. SALTEL, ÉVOLUTIONNISME ET HISTOIRE DES RELIGIONS REVUE D’HISTOIRE ET DE PHILOSOPHIE RELIGIEUSES 2008, Tome 88 n° 2, p. 173 à 187 173 ÉVOLUTIONNISME ET HISTOIRE DES RELIGIONS Analyse de la philosophie de la religion de Jean-Marie Guyau (1854-1888) Philippe Saltel Université Pierre-Mendès-France BP 47 – F-38040 Grenoble Cedex 9 Résumé : L’Irréligion de l’avenir (1887) du philosophe français Jean-Marie Guyau définit la religion comme une « explication sociologique universelle » qui devrait, dans l’avenir, disparaître, parce que son noyau même, la ques- tion de la morale, serait maintenant libre. Une telle thèse se fonde sur une histoire philosophique des religions dans laquelle le protestantisme comme phénomène prend une place importante. L’« irréligion », au lieu d’en être le contraire, en provient : c’est la raison pour laquelle la définition de cet état à venir de l’humanité peut être d’un si grand intérêt pour nous. Abstract : L’Irréligion de l’avenir (1887), written by the French philosopher Jean-Marie Guyau, defines religion as a « sociological and universal expla- nation » which ought to disappear in the future, because its very core, the question of morals, would be free now. Such a thesis is founded on a philo- sophical history of religions, in which Protestantism as a phenomenon takes a material place. « Irréligion » arises from it, instead to be the contrary of it : for this reason, the definition of that future state of Humanity can be of such a great interest for us. Né en 1854 à Laval 1, Jean-Marie Guyau est principalement connu pour son Esquisse d’une morale sans obligation ni sanction (1885), ouvrage qui se présente comme une sorte de « manuel » du vitalisme en philosophie morale, si le lecteur veut bien accepter l’emploi de ce terme, emprunté à l’épistémologie des sciences du vivant, pour désigner une théorie éthique centrée sur la poussée même de la vie et orientée d’après la direction que cette poussée paraît indiquer. C’est ainsi que Guyau prend place pour nous entre Darwin et Nietzsche, entre celui qu’il a lu de près et celui qui l’a lu ————— 1 Jean-Marie Guyau est le fils d’Augustine Tuilerie-Fouillée, qui publia sous le pseu- donyme de Giordano Bruno Le Tour de France par deux enfants (1877). Son beau-père, le philosophe spiritualiste Alfred Fouillée, diffusa sa pensée et publia plusieurs de ses manuscrits après sa mort précoce. PH. SALTEL, ÉVOLUTIONNISME ET HISTOIRE DES RELIGIONS REVUE D’HISTOIRE ET DE PHILOSOPHIE RELIGIEUSES 2008, Tome 88 n° 2, p. 173 à 187 174 d’aussi près et nous a laissé des remarques sur cet ouvrage et son auteur 2. Si nous élargissons la perspective, nous pouvons aussi bien dire que sa pensée morale peut être rapprochée de celle d’un Spinoza ou de celle d’un Bergson et que, dès lors, cette œuvre ne peut rester méconnue de qui s’occupe de choses morales. Mais c’est à peu près tout ce que le public cultivé connaît aujourd’hui de Guyau, et cela laisse malheureusement dans la pénombre les œuvres plus appro- fondies que la célèbre Esquisse, dont une magistrale théorie philo- sophique de l’histoire des hommes, L’Irréligion de l’avenir (1887), ouvrage volumineux (480 pages) et plus savant que le petit livre fameux, plus nerveux, dont L’Irréligion vient pourtant soutenir les thèses. Car il faut bien dire que c’est la morale qui est au centre de l’œuvre : non seulement la question morale est la question la plus urgente, mais encore l’œuvre morale est la plus noble de toutes ; ainsi Guyau dit-il de la nature : Tandis que l’art inférieur y met des formes nouvelles, l’art supérieur et moral, la bonté, y ajoute sans cesse des pensées, des volontés nou- velles, et par là, providence humaine, il refait et crée sans cesse une nouvelle nature 3. Qu’importe donc à cette philosophie de la « providence humaine » une autre providence et, pour tout dire, le phénomène religieux ? Et que peut-elle en entendre, cette philosophie, si elle annonce comme tant d’autres à l’époque « l’irréligion » comme destin ? Quelle irréligion, et d’après quelle idée de la religion ? À l’occasion de notre travail sur la morale de Jean-Marie Guyau 4, nous avons enquêté sur ces questions, et les réponses que nous avons pu trouver dans le texte malheureusement peu disponible de L’Irréligion de l’avenir nous paraissent mériter que le lectorat du XXIe siècle s’attarde à considérer cette proposition philosophique foncièrement originale. Nous en examinerons d’abord les prémisses (une certaine compréhension des phénomènes religieux) pour en tirer ensuite les conséquences (le rapport de la religion à la morale, de l’histoire et de la philosophie de l’une à celles de l’autre) et analyser enfin l’hypothèse de Guyau sur l’homme moderne et l’avenir d’une humanité longuement déterminée par ses idées religieuses. ————— 2 Sur les lectures nietzschéennes de Guyau, voir Contini, 2001, p. 283-309. 3 Guyau, 1879, p. 429. 4 Voir Saltel, 2006. PH. SALTEL, ÉVOLUTIONNISME ET HISTOIRE DES RELIGIONS REVUE D’HISTOIRE ET DE PHILOSOPHIE RELIGIEUSES 2008, Tome 88 n° 2, p. 173 à 187 175 QUELLE RELIGION ? QUELLE « IRRÉLIGION » ? Guyau donne, dans les premières pages de son livre, une défi- nition de la religion qui met au premier plan le rapport intellectuel de l’homme avec son milieu, rapport qui est « religieux » dès lors qu’il prend un « point de vue social 5 » ou plus précisément « socio- morphique 6 » : La religion est une explication physique, métaphysique et morale de toutes choses par analogie avec la société humaine, sous une forme imaginative et symbolique. Elle est, en deux mots, une explication sociologique universelle, à forme mythique 7. La compréhension du phénomène religieux proposée en de tels termes présente l’intérêt de le rapprocher de celui de la connais- sance scientifique ; Guyau refuse d’ailleurs d’opposer la « croyance » à la « certitude » pour la raison que, selon lui, la croyance n’est qu’une version récente d’une réalité 8 que l’on comprendra peut-être mieux si l’on considère qu’elle prend place parmi d’autres formes de la conscience que l’homme a de lui-même ou, plus exactement, que la vie prend d’elle-même dans la personne de l’homme. Sous cet aspect, l’« explication sociologique universelle » s’inscrit, comme « conscience de la sociabilité de la vie 9 », à la suite de la conscience d’harmonie (sentiment esthétique) et de la conscience de fécondité (sentiment moral), et la théorie de la religion appartient à un système des « manifestations individuelles ou sociales » de « l’idée même de la vie 10 ». On se demandera donc quel rapport entretiennent les sciences avec la religion : pour répondre à cette question, il faut considérer, nous semble-t-il, les trois plans d’explication « socio- logique à forme mythique » que constituent la physique, la méta- physique et la morale, lesquelles organisent le plan de l’ouvrage. Si cet ouvrage, qui nous offre aussi bien une philosophie du phéno- mène religieux qu’une compréhension de son histoire, les étudie ————— 5 Guyau, 1887, p. IV. 6 Guyau oppose la notion de « sociomorphisme » à celle d’anthropomorphisme : les animaux et les êtres fantastiques prenant place dans les mythes religieux, c’est plus à une « extension universelle et imaginative de toutes les relations bonnes ou mauvaises qui peuvent exister entre des volontés » qu’à une projection de la nature humaine que nous avons affaire dans les phénomènes religieux (ibid., p. II). 7 Ibid., p. III. Guyau étend la notion de « sociologie » au-delà des limites qui lui ont uploads/Philosophie/ saltel-guyau-religion.pdf

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