Conscience et subjectivité Michel Kail et Raoul Kirchmayr Lorsque Sartre pronon

Conscience et subjectivité Michel Kail et Raoul Kirchmayr Lorsque Sartre prononce la conférence que l’on va lire, à Rome, en décembre 1961, à l’invitation de l’Institut Gramsci, il vient de publier, en avril 1960, la Critique de la raison dialectique, gros ouvrage philosophique qui organise une confrontation avec le marxisme en se fondant sur une appréciation para­ doxale : le marxisme s’est arrêté et il constitue l’hori­ zon indépassable de notre temps2. Pourquoi cette conférence se tient-elle à Rome et non à Paris ? Sartre ne risque guère d’être invité par le Parti communiste français depuis qu’en 1956, en condamnation de l’intervention soviétique en Hongrie, il a renoncé au rôle de « compagnon de route » qu’il avait endossé en 1952. En revanche, le Parti communiste italien, soucieux d’ouverture cultu­ relle et intellectuelle, ne manque pas d’être attentif à l’œuvre de Sartre. Le politologue Marc Lazar a . « Le marxisme s’est arrêté : précisément parce que cette philoso­ phie veut changer le monde, parce qu’elle vise "le devenir-monde de la philosophie", parce qu’elle est et veut être pratique, il s’est opéré en elle une véritable scission qui a rejeté la théorie d’un côté et la praxis de l’autre » (Jean-Paul Sartre, Critique de la raison dialectique [1960], Paris, Gallimard, 1985, p. 31). . « Il [le marxisme] reste donc la philosophie de notre temps : il est indépassable parce que les circonstances qui l’ont engendré ne sont pas encore dépassées. […] Mais la proposition de Marx me paraît une évidence indépassable tant que les transformations des rapports sociaux et les progrès de la technique n’auront pas délivré l’homme du joug de la rareté. » (ibid., pp. 36 et 39). insisté sur le fait que si le PCF réservait au mieux aux intellectuels un rôle d’experts, le PCI favorisait leur intervention dans la définition même de la politique : « En dépit des conflits qui éclatent en certaines pério­ des entre la direction et les intellectuels, par exem­ ple durant la guerre froide, les réflexions des clercs, surtout celles qui se développent dans le cadre des instituts Gramsci, contribuent à l’élaboration de la politique du parti. Cette présence des intellectuels, le plus souvent philosophes ou historiens, auprès de la direction du parti favorise l’éclosion de discussions théoriques ou culturelles en son sein3. » L’institut Gramsci de Rome, en particulier, fonctionne comme « un véritable laboratoire d’idées pour la direction du parti4 ». Aussi comprend-on qu’un tel institut soit désireux d’entendre l’auteur de la Critique de la raison dialectique. Dès l’abord de son intervention, Sartre affiche son ambition de mettre la subjectivité au centre de l’analyse marxiste, pour lui redonner l’allant qu’elle a perdu. Dans le même temps, il mène une charge critique virulente contre Lukács alors que l’œuvre majeure de cet auteur, Histoire et conscience de classe (1923), est lue, à cette époque et encore maintenant, comme répondant à cette ambition. Lukács est un auteur incontestablement présent dans la réflexion sartrienne. Dans Questions de . Marc Lazar, Maisons rouges. Les Partis communistes français et ital­ iens de la Libération à nos jours, Paris, Aubier, 1992, pp. 257-258. 4. Ibid., p. 114. 7 méthode, Sartre fait ainsi référence à l’ouvrage de Lukács, Existentialisme ou marxisme (1948), qu’il cite fautivement comme Existentialisme et marxisme (lapsus qui ne manque pas de saveur, et, sans doute, de sens pour les remarques présentes). Dans cet ouvrage, de facture médiocre, Lukács dénonce dans l’existentialisme, essentiellement sartrien, un nouvel avatar de l’idéalisme qui n’est lui-même que l’arme idéologique maniée par la bourgeoisie en vue d’assu­ rer sa légitimité. Lukács se défend, sans convaincre, de tout scientisme, et s’honore de développer un maté­ rialisme non mécaniciste dans la mesure où l’essence des réalités n’est pas saisie statiquement, mais dans leur évolution. Ce qui ne fait cependant pas échapper au mécanicisme puisque chaque stade de l’évolution est réfléchi passivement par la conscience. Il faut cependant noter qu’au cours des années 1960 et 1970, les lecteurs français se tournent davan­ tage vers Histoire et conscience de classe, ouvrage d’une tout autre qualité philosophique, et que le préfacier français présente comme un « livre maudit du marxisme » au même titre que l’ouvrage de Karl Korsch, Marxisme et philosophie. Condamnation lancée avec la même vigueur aussi bien par le marxisme orthodoxe, accusant Lukács et Korsch de . Jean-Paul Sartre, Critique de la raison dialectique, op. cit., p. 30. . Georges Lukács, Existentialisme ou marxisme, traduit du hongrois par E. Kelemen, Paris, Nagel, 1948. . Traduit de l’allemand par Kostas Axelos et Jacqueline Bois, Paris, Les Éditions de Minuit, 1960, préface de K. Axelos. Cet ouvrage, publié en allemand en 1923, contient des études écrites entre 1919 et 1922. . Également publié en 1923, ce livre paraît en français aux Éditions de Minuit en 1964. qu’est-ce que la subjectivité ?  révisionnisme, de réformisme et d’idéalisme, que par la social-démocratie. Ces critiques adressées à Lukács et Korsch sont inspirées, nous rappelle K. Axelos, par le culte du scientisme, de l’objectivisme des scien­ ces de la nature, entretenu par la définition réaliste vulgaire de la vérité comme adéquation des représen­ tations avec les objets qui se trouvent hors d’elles. Le projet de Lukács est d’embrasser la totalité de l’expérience sociale et historique se déroulant par le moyen de la praxis sociale et de la lutte des classes. La catégorie qui favorise la compréhension d’un tel processus étant la médiation, qui assure le lien entre l’immédiateté engluée dans la facticité et la totalité en devenir, et autorise un dépassement permanent. Le Parti, pourvu d’une « volonté totale consciente », est apte à unifier la théorie et la praxis, à déterminer la forme (Gestalt) de la conscience de classe prolétarienne. Ce pour quoi Lukács s’attache à l’analyse de la réification qui transforme tout ce qui est en marchandise et assigne tout ce qui est à une « pseudo-objectivité rationaliste » ou à une « pseudo- subjectivité idéaliste ». Le monde, totalité engendrée par la production humaine, se dresse comme étran­ ger face à la conscience. Le mode de production capi­ taliste pousse la réification à son paroxysme, à charge pour le prolétariat d’y mettre fin grâce au Parti. Dans le texte intitulé « La conscience de classe », Lukács introduit la notion de possibilité objective : « En rapportant la conscience à la totalité de la société, on découvre les pensées et les sentiments que les hommes auraient eu, dans une situation vitale déter­ . Histoire et conscience de classe, op. cit., pp. 67-102. préface  minée, s’ils avaient été capables de saisir parfaitement cette situation et les intérêts qui en découlaient tant par rapport à l’action immédiate que par rapport à la structure, conforme à ces intérêts, de toute la société ; on découvre donc les pensées, etc., qui sont conformes à leur situation objective10. » L’auteur précise que de telles situations ne se présentent qu’en nombre limité, mais alors la réaction rationnelle adéquate qui doit être adjugée à ce type de situation, façonné par le processus de production, n’est autre que la conscience de classe, qui commande l’action historiquement décisive de la classe comme totalité. Aussi importe-t-il de ne pas confondre la conscience de classe avec la conscience psychologique de prolé­ taires individuels ou de leur masse, car elle est « le sens, devenu conscient, de la situation historique de la classe11 ». La conscience de classe ressortit à la logi­ que de l’adjudication, elle est « imputée12 » par les intérêts de classe. En exergue de son texte, Lukács a placé une citation de Marx et Engels, également référencée par Sartre : « Peu importe ce que tel ou tel prolétaire, ou même le prolétariat tout entier imagine momentanément comme but. Seul importe ce qu’il est et ce qu’il sera historiquement contraint de faire en conformité de cet être13. » 10. Ibid., p. 73. 11. Ibid., p. 99. 12. L’expression allemande zugerechneten Bewusstsein est traduite en français par « conscience adjugée », mais également par « conscience imputée ». Rappelons qu’une adjudication est une « vente forcée ». 13. La Sainte famille ou critique de la critique critique. Contre Bruno Bauer et consorts, 1845, Karl Marx, Œuvres III, Philosophie, Paris, Gallimard, Bibliothèque de la Pléiade, 1982, p. 460. qu’est-ce que la subjectivité ? 10 Autant d’analyses qui conduisent Lukács à repro­ cher aux « marxistes vulgaires » de n’avoir pas compris que la compréhension de l’essence de la société est pour le prolétariat seul une arme déci­ sive, exclusivité qu’il doit à la « fonction unique » que remplit pour lui la conscience de classe : elle rend le prolétariat capable d’appréhender la société depuis son centre, comme un tout cohérent, et du même coup, d’agir de manière centrale ; la conscience de classe prolétarienne réconcilie la théorie et la pratique. Dans un ouvrage où il critique très durement Sartre14, Merleau-Ponty réserve un accueil favora­ ble aux thèses de Lukács15, qu’il félicite de vouloir maintenir contre ses adversaires « un marxisme qui incorpore la subjectivité à l’histoire sans en faire un épiphénomène16 uploads/Philosophie/ sartre-preface-conscience-et-subjectivite-pdf.pdf

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