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L’évolution psychiatrique 73 (2008) 255–271 Disponible en ligne sur www.science

L’évolution psychiatrique 73 (2008) 255–271 Disponible en ligne sur www.sciencedirect.com L’épreuve du corps La question du corps, Husserl et Binswanger The question of body, Husserl and Binswanger Arlette Joli ∗ Professeur honoraire de philosophie, 14, rue Ligier, 33300 Bordeaux, France Rec ¸u le 6 aoˆ ut 2007 ; accepté le 20 mars 2008 Disponible sur Internet le 7 mai 2008 Résumé Les rapports historiques entre la phénoménologie génétique husserlienne et la psychiatrie phénoménolo- gique, issue de Binswanger, ont été récemment actualisés. Une philosophie du corps y prend tout son sens, fondée sur la distinction entre Leib et Körper. La chair devient le point source d’une genèse, de l’expérience an-égoïque, par lesquelles la subjectivité et l’intersubjectivité se constitueront. Les études phénoménolo- giques contemporaines (É. Escoubas, N. Depraz, M. Richir), centrées sur la phénoménologie génétique, autorisent une relecture de Binswanger en accord avec les recherches psychiatriques (W. Blankenburg, A. Tatossian). La clinique montre comment l’expérience de la chair s’exprime dans l’expérience délirante, comme si les psychoses réalisaient empiriquement une mise à nu des structures transcendantales en voie de constitution ou de dissolution. Les synthèses passives d’ordre temporel, en dec ¸à de la distinction sujet–objet, émergent à travers les défaillances. Une analyse différentielle entre la philosophie phénoménologique et la psychiatrie est alors possible. La description phénoménologique suppose une méthode réﬂexive opérant une réduction de l’expérience naturelle ; la description clinique tente de saisir les phénomènes psychotiques comme une expérience de la nature, selon l’expression de Binswanger. Cette double perspective conﬁrme le primat d’une dimension anthropologique. La question du corps, telle que la pose la psychiatrie phénoméno- logique, se développe en fonction d’un continuum signiﬁant où s’intègrent les variations entre la biologie, la psychologie et l’anthropologie. La phénoménologie assume et prend en charge cette complexité. © 2008 Elsevier Masson SAS. Tous droits réservés. Abstract Historical links between genetic phenomenology and phenomenological psychiatry stemming from Binswanger’s works have recently been updated. As a consequence, a philosophy of body based upon Toute référence à cet article doit porter mention : La question du corps, Husserl et Binswanger. Evol psychiatr 2008; 73. ∗Auteur correspondant. Adresse e-mail : aarlettejo73@numericable.fr. 0014-3855/$ – see front matter © 2008 Elsevier Masson SAS. Tous droits réservés. doi:10.1016/j.evopsy.2008.03.003 256 A. Joli / L’évolution psychiatrique 73 (2008) 255–271 the distinction between Lieb (lived body or ﬂesh) and Körper (physical body), becomes genuinely meaningful. The ﬂesh (chair) becomes the root source of a genesis, of the an-egoïcal experience, upon which subjectivity and intersubjectivity will be founded. Contemporary phenomenological studies (É. Escoubas, N. Depraz, M. Richir), focusing on genetic phenomenology, allow for a new approach of Binswanger’s works in line with psychiatric research (W. Blankenburg, A. Tatossian). Clinical studies show how the experience of ﬂesh expresses itself through delusional experience, as if psychosis empirically catalyzed the unveiling of forming or dissolving transcendental structures. The passive syntheses of temporal order, anterior to the subjec–object distinction, emerge through failures. Thus a differential analysis between phenomenological philosophy and psychiatry becomes possible. A phenomenological description assumes a reﬂexive framework through the reduction of the natural experience; the clinical description, in Binswanger’s words, tries to grasp the psychotic phenomena as a nature’s experience. This double viewpoint conﬁrms that the anthropological dimension takes precedence. The question of body, in phenomenological psychiatry’s perspective, evolves in relation to a continuum where variations between biology, psychology and anthropology merge. Phenomenology acknowledges and assumes this complexity. © 2008 Elsevier Masson SAS. Tous droits réservés. Mots clés : Leib (corps vécu) ; Körper (corps physique) ; Chair ; Phénoménologie génétique ; Psychiatrie phénoméno- logique Keywords: Leib (lived body); Körper (physical body); Flesh; Genetic phenomenology; Phenomenological psychiatry 1. Introduction Les relations étroites entre la phénoménologie et la psychiatrie phénoménologique furent, dès leur origine historique, source de questionnement. L’œuvre de Binswanger, par son évolution, mit en évidence la tension entre l’investigation théorique et l’expérience clinique, tension dont elle fut le résultat. Par référence à la philosophie de Husserl, puis à celle de Heidegger et enﬁn par retour à Husserl, Binswanger fut en recherche de clariﬁcation et non d’application. La genèse des délires et des « mondes-délirants » demeura au centre de l’analyse, rendant possible l’extension et la compréhension d’un sens anthropologique. Les études contemporaines relatives à la philosophie de Husserl se recentrent sur la phé- noménologie génétique, dégageant ainsi la voie sous-jacente qui ne cessa d’accompagner la phénoménologie transcendantale en formation depuis les années 1910. L’édition en langue alle- mande des volumes 13 à 15 (1973) [1] et 23 (1980) des Husserliana, suivie de leur traduction franc ¸aise en 2001 (Sur l’Intersubjectivité I et II, N. Depraz) [2] et 2002 (Phantasia, Conscience d’Image, Souvenir, R. Cassis et J.-F. Pestureau) [3,4] permit une réactualisation des problèmes liés à une philosophie du corps. Cette orientation, déjà fortement marquée dans les Ideen II (édition allemande, 1952, traduction franc ¸aise, Recherches Phénoménologiques pour la Constitution, É. Escoubas,1982)[5,6],autorised’autreslecturesdeHusserletd’autresinterprétationsdesapensée. Si l’œuvre de Husserl se trouve mise en de nouvelles perspectives, la psychiatrie phéno- ménologique connaîtra, par corrélation, de nouveaux approfondissements. Une relecture de Binswanger serait en effet possible, suivant la voie de la phénoménologie génétique et de la philosophie du corps. Une telle relecture est actuellement présente dans les analyses de M. Richir et fut très tôt comprise par A. Tatossian qui en souligna tout le potentiel dans la Phénoménologie des Psychoses [7]. Par ailleurs d’un point de vue épistémologique, à partir des concepts d’empathie et de corporéité, se dessine une convergence entre les neurosciences, les sciences cognitives et la phénoménologie husserlienne [8–10]. A. Joli / L’évolution psychiatrique 73 (2008) 255–271 257 Une double hypothèse peut alors être formulée en réassurant, d’une part, la primordialité du Leib, de la chair, dans les écrits de Binswanger à partir du dernier Husserl et des textes posthumes, en réafﬁrmant, d’autre part, l’apport de la psychopathologie à la philosophie phénoménologique contemporaine. Une lecture croisée entre Binswanger et Husserl est nécessaire pour faire retour aux phénomènes, intégrer l’expérience délirante à l’expérience de la chair comme présence au monde, à la sphère intersubjective et à soi-même et pour redéﬁnir, dans un mouvement rétroactif, à la lumière de la clinique, les concepts fondamentaux de phénomène et d’expérience dans leur genèse et leur constitution. 2. Les phénomènes Un bref rappel du cheminement méditatif husserlien est ici nécessaire pour saisir tous les enjeux de l’orientation duelle, agissant comme une dynamique formatrice de l’œuvre, à la fois phénoménologie génétique et phénoménologie transcendantale eidétique. Les Première et Deuxième Méditations Cartésiennes [11,12] entreprennent un recommence- ment radical de la philosophie en instituant, par l’évidence réﬂexive de l’« ego transcendantal », la phénoménalité du monde. L’épochè phénoménologique réduit, avec le moi empirique, l’expérience psychologique interne aﬁn que se dégage un « champ d’expérience transcendantal ». L’opposition entre l’empirique et le transcendantal introduit, pour la conscience, la possibilité de mettre entre parenthèses une nature aﬁn d’accéder dans l’immanence vécue au phénomène pur, tel qu’il se présente à l’ego transcendantal comme conscience constituante, à l’origine d’un monde. « Le domaine d’existence naturelle n’a donc qu’une autorité de second ordre et présuppose tou- jours le domaine transcendantal. C’est pourquoi la démarche phénoménologique fondamentale, c’est-à-dire l’épochè transcendantale, dans la mesure où elle nous mène à ce domaine originel, s’appelle réduction phénoménologique transcendantale » ([11], p. 18). La Troisième Méditation restitue dans ce champ d’expérience l’idée d’un monde ou plus exactement l’idée d’une « évidence empirique parfaite » où concordent les inﬁnités d’expériences possibles. « L’évidence est un mode de conscience d’une distinction particulière. En elle, une chose, un état de chose, une généralité, une valeur, etc., se présentent eux-mêmes, s’offrent et se donnent en personne. Dans ce monde ﬁnal (Endmodus), la chose est présente à elle-même, donnée dans l’intuition immédiate, originaliter » ([11], p. 48). L’idéalisme husserlien est bien transcendantal et non pas absolu ; les phénomènes sont réellement en présence, le monde extérieur est toujours là. La Quatrième Méditation se recentre sur les « problèmes constitutifs de l’ego transcendan- tal lui-même » en fonction d’une distinction entre la genèse active et la genèse passive de l’identiﬁcation. « L’ego existe pour lui-même, il est pour lui-même avec une évidence conti- nue et, par conséquent, il se constitue continuellement lui-même comme existant (. . .). L’ego ne se saisit pas soi-même uniquement comme courant de vie, mais comme moi, moi qui vit ceci ou cela, moi l’identique qui vit tel ou tel autre cogito » ([11], p. 55). La continuité du moi à travers le temps s’effectue par synthèses, c’est-à-dire par genèse. Cette Méditation est détermi- nante pour comprendre la différence entre la phénoménologie eidétique et la phénoménologie génétique. La première se recentre sur les « synthèses actives » où le moi constituant produit des objets tels que les nombres, les raisonnements et les essences universelles ; la seconde s’oriente vers les « synthèses passives » antérieures à la constitution du moi. « On dit avec raison que dans notre première enfance, nous avons dû apprendre à voir les choses et qu’un tel apprentissage doit précéder, au point de vue génétique, tous les autres modes d’avoir conscience des choses » ([11], p. uploads/Philosophie/joli-la-question-du-corps-husserl-et-binswanger.pdf