SE RÉAPPROPRIER SPINOZA Usages et mésusages d’un philosophe à la mode Matthieu
SE RÉAPPROPRIER SPINOZA Usages et mésusages d’un philosophe à la mode Matthieu Renault, Guillaume Sibertin-Blanc La Découverte | « Revue du Crieur » 2018/2 N° 10 | pages 144 à 159 ISSN 2428-4068 ISBN 9782348036101 DOI 10.3917/crieu.010.0144 Article disponible en ligne à l'adresse : -------------------------------------------------------------------------------------------------------------------- https://www.cairn.info/revue-du-crieur-2018-2-page-144.htm -------------------------------------------------------------------------------------------------------------------- Distribution électronique Cairn.info pour La Découverte. © La Découverte. Tous droits réservés pour tous pays. La reproduction ou représentation de cet article, notamment par photocopie, n'est autorisée que dans les limites des conditions générales d'utilisation du site ou, le cas échéant, des conditions générales de la licence souscrite par votre établissement. 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Spinoza notre contemporain : la cause est entendue et manifestement en des sens bien différents. Sa philosophie avait jadis polarisé de grandes querelles philosophico-politiques. À côté des lectures conservatrices et des interprétations libérales des écrits de Spinoza, on peut dessiner les contours d’un « spinozisme de gauche ». Et celui-ci ne date pas d’hier : si Marx s’est vite détourné du philosophe amsterdamois, les penseurs des IIe et IIIe Internationales ont décelé en lui les atours d’un authentique matérialiste. Par la suite, les intellectuels marxistes n’ont eu de cesse de réactiver ce détour de Marx par Spinoza, construisant non pas une pensée homogène, mais des lectures protéiformes. Ainsi de Louis Althusser qui contribue à renouveler la pensée marxiste en s’appuyant sur la théorie spinoziste de la connaissance ; d’Antonio Negri qui pense un « sujet révolutionnaire » avec le concept de multitude ; de Frédéric Lordon qui éclaire les luttes sociales actuelles à partir de la structure des affects. Aujourd’hui, c’est sur une part grandissante des sciences sociales que s’étend l’ombre de Spinoza. © La Découverte | Téléchargé le 29/01/2022 sur www.cairn.info (IP: 92.148.219.66) © La Découverte | Téléchargé le 29/01/2022 sur www.cairn.info (IP: 92.148.219.66) 146 — Se réapproprier Spinoza Était-il un matérialiste radical héritant de Démocrite ou un précurseur de l’idéalisme absolu de Hegel ? Le héraut des Lumières françaises ou, déjà, le fossoyeur de la philoso- phie classique allemande ? Un panthéiste ou un athéiste ? Un fils de l’humanisme renaissant ou l’aïeul de l’antihumanisme marxiste ? Un ambas- sadeur de la modernité européenne triomphante ou un vestige des origines orientales de la phi- losophie dont la « vraie patrie » se situait, dixit Schopenhauer, sur les « bords sacrés du Gange »2 ? Le nom de Spinoza paraît aujourd’hui disséminé en une myriade de directions hétéro- gènes ; sa pensée est revendiquée par une multi- tude de voix. Polyphonie ou capharnaüm, ce qui est sûr, c’est que le spinozisme contemporain est irréductible à une « contradiction principale ». Il ne saurait définir une position identifiée sur un champ de bataille ; il y a des spinozistes dans tous les camps ou presque et l’on ne sait jamais vraiment s’ils sont sur le point de s’étriper ou de concocter de secrètes alliances. Preuve par excellence, Spinoza, nous dit Yves Citton, « peut plaire à la fois à la veine néolibérale et à ses plus farouches adversaires3 ». Tout cela a poussé Slavoj Žižek à demander, non sans ironie : « Est-il possible de ne pas aimer Spinoza4 ? » Mais la raison de ce succès n’est-elle pas que ce dernier, alors même qu’il pensait bâtir une philosophie excluant tout conflit d’interpréta- tion, nous a légué, plutôt qu’un système fermé d’idées, une véritable « machine à penser et à faire penser » et, en forgeant une « philosophie à la pre- mière personne, en acte »5, a par là même autorisé une prolifération de formes de réactualisation ? Quoi qu’il en soit, la « mode Spinoza » – au sens littéral, commercial du terme, car Spinoza vend très bien, en particulier à Noël, c’est un fait ! – n’est visiblement pas près de s’éteindre et plus elle s’étend, plus elle déverse sur la place publique un ensemble d’images et de slogans au risque, dont elle se moque du reste, de déconte- nancer les philosophes de métier, voire d’horri- fier les plus puristes d’entre eux. Mais abandonnons cette position de sur- plomb, incapable de nous livrer les raisons pous- sant certains à revêtir la perruque de Spinoza plutôt qu’une autre, et décidons-nous à arpenter le terrain du néospinozisme. Ne sachant par où commencer, dirigeons-nous vers la Sorbonne où se réunissent d’éminents spécialistes de notre philosophe. À la sortie, prenons l’un d’entre eux en filature. Nous ne tardons pas à découvrir qu’il se rend à la réunion d’une organisation, ou est-ce une conspiration ?, rassemblant des intellectuels militants de plusieurs générations, en grande majorité de sexe masculin, et se réclamant à divers titres d’une gauche radicale aux frontières poreuses. Épions-les et nous apprenons bientôt que ce collectif hétéroclite s’apprête à fêter son cinquantième anniversaire. Date de naissance : circa 1968 ; lieu de naissance : Paris. Poussons nos investigations plus loin et fouillons leur petit local : dans un tiroir, des billets de train délavés nous mettent sur la piste d’échanges soutenus « SPINOZA PEUT PLAIRE À LA FOIS À LA VEINE NÉOLIBÉRALE ET À SES PLUS FAROUCHES ADVERSAIRES. » © La Découverte | Téléchargé le 29/01/2022 sur www.cairn.info (IP: 92.148.219.66) © La Découverte | Téléchargé le 29/01/2022 sur www.cairn.info (IP: 92.148.219.66) 147 — Se réapproprier Spinoza entre la France et l’Italie ; dans un coin de la pièce, une bibliothèque truffée d’ouvrages savants sur l’Éthique signés par des universitaires, en appa- rence au dessus de tout soupçon, mais dont certains semblent avoir été des compagnons de route de nos amis ; dans des cartons, une cor- respondance laissant penser que le groupe a eu des satellites en Amérique latine et ailleurs. Nos énergumènes n’ont-ils pas essayé de former une Internationale spinoziste aux obscurs desseins ? Décidément, cela est intrigant et il est urgent d’enquêter sur l’histoire de cette cellule si l’on veut déjouer ses plans de subversion ; d’autant plus que parmi ses sectateurs, les « anciens » ont pour beaucoup été des communistes notoires et que sur eux, mais aussi sur les plus jeunes, continue de planer le spectre de Marx. Reconstitution fantaisiste, le lecteur l’aura compris. Il n’y a jamais eu d’organisation révolu- tionnaire spinoziste ; les membres de ce groupe imaginaire n’ont pas organisé de réunions secrètes ni préparé de banderoles à l’effigie de Spinoza ni rédigé de tracts convertissant ses bons mots philosophiques en mots d’ordre poli- tiques. À dire vrai, il n’aurait pas été aisé de faire un emblème révolutionnaire du sceau qu’utili- sait le philosophe et sur lequel était inscrit le terme latin caute : « prudence ». Ajoutez à cela que les suspects, dont nous livrerons bientôt les noms, ont élaboré leurs versions respectives du spinozisme politique dans la solitude de leurs bureaux et, dans le cas de l’un d’entre eux, d’une cellule de prison, et ont avant tout dialogué par écrits interposés ou à l’occasion de rencontres universitaires. Quoiqu’ayant tissé des liens ténus les uns avec les autres, ils refuseraient l’idée d’être assimilés à une tendance unifiée. Si nous désirons malgré tout, et peut-être malgré eux, montrer que quelque chose comme un « spino- zisme de gauche » existe, il nous faut, retrouvant notre esprit de sérieux universitaire, en retracer la généalogie en repartant du plus petit déno- minateur commun à ses représentants, à savoir une problématisation des rapports entre Marx et Spinoza, qui remonte bien en deçà du spino- zisme contemporain. Du Parti aux amphis Il n’y aura pas eu à attendre les désillu- uploads/Philosophie/ se-reapproprier-spinoza-usages-et-mesusages-d-x27-un-philosophe-a-la-mode.pdf
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- Publié le Oct 28, 2021
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