1 Sémiologie et diachronie Anne-Gaëlle TOUTAIN ESIT – UMR 7597 En intitulant la

1 Sémiologie et diachronie Anne-Gaëlle TOUTAIN ESIT – UMR 7597 En intitulant la présente étude « Sémiologie et diachronie », j’oppose, à la suite de Johannes Fehr1, sémiotique et sémiologie. Je définirai la sémiotique comme la science des signes conçus comme objets donnés, pratique mise en œuvre notamment par Hjelmslev, Jakobson et Benveniste. La « sémiologie » est en revanche la science des signes instituée par Saussure, et qui implique quant à elle une définition du signe. Apparaît ainsi l’objet propre de ce travail, qui est de situer le débat (« Sémiotique et diachronie ») dans une perspective saussurienne. L’objet du congrès qui nous réunit, tel qu’il est formulé dans le texte d’orientation, est l’« examen critique des instruments que la sémiotique a déjà développés, pourrait ou devrait développer pour mieux comprendre la variation diachronique ». Je poserai, dans cette perspective, la question suivante : quel est le référent de la notion de structure ou de système, dont il s’agit ici de penser le « dynamisme » ? De fait, l’argumentaire fait explicitement référence à Saussure, à son inscription de la linguistique dans la sémiologie et de celle-ci dans la psychologie sociale, et à l’article que lui consacra Greimas en 1956, « L’actualité du saussurisme ». Or, je devrais dire, plus précisément : l’argumentaire de ce congrès fait référence à la lecture structuraliste de Saussure. C’est là une précision importante, car, à la lecture de Saussure, on peut justement s’interroger sur le bien-fondé de la représentation des objets sémiotiques en termes de structure, structures dont il s’agit de penser le dynamisme. Nous verrons en effet que ce n’est pas là la représentation saussurienne (1), et que la théorie saussurienne de la langue permet de penser sans aporie le changement linguistique, là où les tentatives structuralistes ont échoué (2). Restera alors à s’interroger sur les rapports entre linguistique, sémiologie et sémiotique (3). 1. La distinction saussurienne entre synchronie et diachronie Il est banal de souligner que le terme structure n’apparaît pas chez Saussure. Il faut cependant ajouter que la notion n’est pas davantage présente dans la pensée saussurienne. Le concept saussurien de système est en effet un concept radicalement différent de la notion de structure, et même, plus précisément – l’anachronisme est volontaire –, vient rompre avec celle-ci. La notion de structure renvoie à un ensemble d’entités positives, fussent-elles très abstraites, purement formelles, comme chez Hjelmslev (qui a pour cette raison, mais selon moi à tort, été considéré comme le plus fidèle des continuateurs de Saussure). Le concept de système renvoie quant à lui à un ensemble de valeurs purement oppositives, relatives, négatives, c’est-à-dire dont l’existence se confond avec la délimitation. L’identité d’une valeur consiste en le fait même qu’on en reconnaisse l’existence, c’est-à-dire qu’elle consiste en sa propre délimitation, au sens du fait de délimiter, tandis que l’entité structuraliste est toujours susceptible d’une définition – celle-ci, de nouveau, fût-elle formelle. Ce concept de système est une véritable révolution en linguistique, car il constitue, pour la première fois dans l’histoire de cette science, une étiologie du son et du sens comme objets empiriques : son et sens ne sont pas des composants des entités linguistiques, définition de première venue qui ne fait que constater la réalité empirique, mais des effets de délimitation, c’est-à-dire des effets de langue, cette dernière étant alors définie comme fonctionnement. 1 Voir Fehr (1992, p. 80, note 25) et Fehr (2000, p. 122), où Fehr distingue entre la sémiologie saussurienne et la tradition sémiotique. 2 La langue saussurienne est donc un fonctionnement dont son et sens, en tant que linguistiques, sont les effets, définition qui apparaît notamment2 dans le célèbre premier paragraphe du quatrième chapitre de la deuxième partie du Cours de linguistique générale, « La langue comme pensée organisée dans la matière phonique »3, rédigé à partir des deuxième et troisième cours4. Saussure affirme ainsi, dans le passage correspondant du deuxième cours, que si « [l]a pensée de sa nature chaotique est forcée de se préciser parce qu’elle <est> décomposée, [...] répartie par le langage en des unités » (Saussure 1997, p. 21), il ne s’agit pas là de « matérialisation d[es] pensées par un son » (Saussure 1997, p. 21), mais du « fait <en quelque sorte> mystérieux que la pensée-son implique des divisions qui sont les unités finales de la linguistique » (Saussure 1997, p. 21). Or, dans cette perspective, il y a nécessairement incompatibilité absolue entre synchronie et diachronie, incompatibilité que Saussure ne cesse d’affirmer, de manière tout à fait radicale. On lit ainsi par exemple dans « Status et motus » (1894-1897)5 : Il vaut mieux préciser d’emblée Nous ne considérons pas la linguistique comme une science dans laquelle il y a un bon principe de division à chercher trouver, mais – à part une ou deux réserves comme une science qui essaie d’assembler en un seul tout deux objets complètement disparates depuis le principe, en se persuadant qu’ils forment un seul objet (Saussure 2002, p. 226) Saussure affirme de même dans la « Note pour un article sur Whitney » (1894) : Nous nourrissons depuis bien des années cette conviction que la linguistique est une science double, et si profondément irrémédiablement double qu’on peut à vrai dire se demander s’il y a une raison suffisante pour maintenir sous ce nom de linguistique, une unité factice, génératrice précisément de toutes les erreurs, de tous les inextricables pièges contre lesquels nous nous débattons chaque jour, avec le sentiment [ ] (Saussure 2002, p. 210) Dans le troisième cours encore, il est question de « scinder la Linguistique en deux sciences » (Saussure & Constantin 2005 : 253). De fait, si la valeur n’est rien d’autre qu’existence, perception par le sujet parlant, alors elle ne saurait avoir d’existence dans le temps. Une telle existence supposerait en effet une identité positive, celle par exemple de l’entité structuraliste, dont on sait qu’elle fut précisément le support d’un « dépassement » (qui ne saurait donc en être un) de l’opposition saussurienne entre synchronie et diachronie. Comme l’affirme Saussure dans « De l’essence double du langage » (1891), il n’y a pas de changement dans la vie de la langue, car « [p]our qu’il y eût changement, il faudrait qu’il y eût une matière définie en elle-même à un moment donné ; c’est ce qui n’arrive jamais ; on ne prononce un mot que pour sa valeur » (Saussure 2002, p. 60). On lit de même dans la note « Sémiologie » (1908-1912), considérée comme contemporaine des cours de linguistique générale : Par le fait qu’aucun élément n’existe (ou par mille autres raisons, car nous ne prétendons pas faire une sorte de système cartésien de choses qui tombent sous le 2 Mais voir également par exemple le refus saussurien de la question de l’origine, ou les développements de « De l’essence double du langage » sur la synonymie, ainsi que, dans ce même manuscrit, la notion d’« intégration » ou de « post-méditation-réflexion ». 3 Voir Saussure (1972, pp. 155-157). 4 Voir Saussure (1997, pp. 21-22) et Saussure & Constantin (2005, p. 285). 5 Dans la mesure où les Écrits de linguistique générale comportent des erreurs de transcription, toutes nos citations ont été vérifiées sur les manuscrits. Pour ne pas alourdir ce texte, nous ne signalons pas les corrections apportées. 3 sens de tous les côtés), on voit qu’aucun élément n’est (à plus forte raison) en état de se transformer (Saussure 2002, p. 266) Cette rupture entre synchronie et diachronie est ainsi rupture avec la positivité de l’entité. La langue (donc les langues) n’est pas une entité en évolution (comme elle l’était pour les premiers comparatistes) mais un fonctionnement, en tant que tel nécessairement synchronique. On a donc chez Saussure une définition purement synchronique de la langue6. Néanmoins, cette définition purement synchronique n’est pas « méthodologique », elle ne vise pas une « modélisation », pour reprendre les termes du texte d’orientation, mais elle est étiologique. Elle définit les idiomes comme effets de langue. La notion de dynamisme d’une structure apparaît dès lors comme une notion pré-saussurienne. Aussi, précisément, pose-t-elle plus de problèmes qu’elle n’en résout, ce qui apparaît de manière très nette à l’étude des théories structuralistes du changement linguistique. 2. Dynamisme structuraliste et diachronie saussurienne De fait, lorsque l’on étudie la notion de dynamisme, qui est une notion commune aux principaux structuralistes européens (Hjelmslev, Jakobson, Martinet, Benveniste), on se rend compte qu’elle est un artifice de description. Les structuralistes reprennent la notion « saussurienne » de synchronie, dont tous – même Jakobson, qui est le plus critique des quatre à l’égard de la distinction saussurienne – soulignent la nécessité méthodologique. Le terme saussurien est utilisé par les structuralistes, mais il faut le mettre entre guillemets, dans la mesure où l’on constate le caractère structuraliste – bien plutôt que saussurien – de la synchronie de Hjelmslev, Jakobson, Martinet ou Benveniste, ainsi conçue comme méthodologique. Dans la perspective de ces derniers, la synchronie fournit le cadre de la description : l’unité de la langue se trouve fondée sur uploads/Philosophie/ semiologie-et-diachronie.pdf

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