Intellectica, 1993/2, 17, pp. 79-126 Jean PETITOT Phénoménologie naturalisée et
Intellectica, 1993/2, 17, pp. 79-126 Jean PETITOT Phénoménologie naturalisée et morphodynamique : la fonction cognitive du synthétique a priori Introduction 1. Le programme de recherche des sciences cognitives récuse le partage classique entre les sciences explicatives de la nature (Naturwissenschaften) et les sciences interprétatives de l'esprit (Geisteswissenschaften). Son horizon est en effet celui d’une naturalisation de l’esprit et du sens. 2. Il existe essentiellement deux façons différentes de naturaliser l'esprit et le sens. Dans une première perspective, le lien avec les sciences naturelles s'effectue à travers une théorie de la compilation et de l'implémentation de structures symboliques formelles (logico- combinatoires) dans des substrats physiques (qu'il s'agisse de hardwares informatiques ou de substrats neuronaux). Le problème est alors de comprendre comment de telles machines à la fois symboliques et physiques traitent de l'information (théories computationnelles).1 Dans une seconde perspective, on refuse au contraire l'idée dualiste qu'il puisse exister deux types hétérogènes d'objectivité : l'objectivité physique causale et l'objectivité logique idéale. On cherche à développer un monisme naturaliste. Cette seconde perspective est elle-même (au moins) double. Soit, comme c'est le cas dans les conceptions dites éliminativistes, on élabore un réductionnisme physicaliste strict déniant toute réalité autre que 1 Cf. par exemple Pylyshyn [1986]. 2 neuronale (et donc toute réalité symbolique objective autonome) aux actes, aux processus, aux représentations et aux contenus mentaux. Soit on se propose d’expliquer cette réalité comme une réalité émergente, c'est-à-dire comme une réalité d'échelle “macroscopique” émergeant de processus naturels collectifs d'(auto)organisation et d'(auto)régulation s'effectuant à l'échelle neuronale “microscopique” sous-jacente.2 Cette approche émergentielle est en particulier celle du connexionnisme et de la morphodynamique. Elle n'est évidemment plausible que si une modélisation physico-mathématique sophistiquée des organisations, structures et fonctions émergentes lui permet de réaliser son programme. 3. S'il est une conception philosophique qui mérite d'être reprise par le programme de recherche des sciences cognitives, c'est bien de la phénoménologie husserlienne qu'il s'agit. En effet, elle demeure l’un des plus hauts lieux de réflexion à la fois philosophique et scientifique sur l'esprit et la conscience. Sa reprise cognitiviste conduit à la naturaliser. Quand on connaît l'opposition catégorique, toujours fortement affirmée par Husserl, entre la phénoménologie et le naturalisme scientifique cela ne va évidemment pas sans faire question ... C'est pourquoi nous nous proposons ici de clarifier techniquement sur un exemple élémentaire, mais précis, — qui sera tiré du premier chapitre de la Troisième Recherche Logique — la signification à la fois philosophique et scientifique d'une phénoménologie cognitive naturalisée. Notre cadre sera celui, émergentiel, de l'approche morphodynamique. L’exemple concernera la perception visuelle. En effet, contrairement à ce que 2 Le concept d'émergence n'a ici rien de vague ni de confusément métaphysique. Il renvoie aux progrès techniques (considérables) accomplis ces vingt dernières années en dynamique qualitative, en physique statistique et en thermodynamique de non équilibre, dans la compréhension des processus d'organisation — et en particulier des phénomènes critiques — produisant des structures macrophysiques qui, tout en étant causalement réductibles aux processus microphysiques sous-jacents manifestent néanmoins des propriétés invariantes autonomes qui en sont indépendantes. (Pour une introduction, cf. Petitot [1992b] et EMG [1992]). 3 l’on croit souvent, ce sont les structures de la perception qui fournissent l'exemple princeps d'intentionnalité. Nous nous permettrons de traduire un certain nombre de formulations husserliennes dans des lexiques théoriques (cognitifs et mathématiques) contemporains. Nous sommes conscient du fait que cela “trahit” la lettre de Husserl. Mais c'est la condition sine qua non pour faire revivre son esprit. I. Ressemblances et dissemblances entre la phénomé-nologie et le cognitivisme I.1. Ressemblances Il existe des rapprochements évidents entre la phénoménologie husserlienne et le cognitivisme contemporain. Ils concernent essentiellement le représentationnalisme mentaliste, le computationnalisme, le fonctionnalisme et le solipsisme méthodologique. Rappelons très brièvement la signification de ces “ismes” barbares. (i) Le cognitivisme symbolique classique est représentation- naliste au sens où il postule l'existence de représentations mentales neurologiquement implémentées (il s'oppose sur ce point aux éliminativismes physicalistes à la Churchland). Qui plus est, il conçoit ces représentations comme des expressions d'un langage mental interne formel possédant des propriétés formelles (syntaxiques) et représentationnelles (sémantiques). Les états mentaux mettent en relation l’activité cérébrale avec des tokens de représentations mentales (qui sont elles-mêmes sémantiquement en relation avec des états de choses externes) ; les processus mentaux sont quant à eux des relations causales (computationnelles) entre tokens de représentations mentales, relations qui sont déterminées par les relations syntaxiques entre les types de ces tokens. (ii) Il est computationnaliste dans la mesure où il postule que ces représentations traitent de l'information en activant et contrôlant des processus physiques qui sont sensibles à leurs structures 4 syntaxiques, et non pas à leurs contenus sémantiques (condition de formalité). Les opérations computationnelles ne portant que sur la syntaxe, elles ne dépendent pas du monde externe. (iii) Il est fonctionnaliste au sens où il postule qu’on peut découpler le niveau matériel bio-physique et le niveau logiciel logico- symbolique et que donc, en ce qui concerne leur fonction, les représentations mentales sont indépendantes de leur implémentation. (iv) Enfin, il admet les thèses du solipsisme méthodologique selon lequel l'identification fonctionnelle des contenus mentaux est indépendante non seulement de leur implémentation mais aussi de tout rapport causal avec l'environnement externe. Dans la mesure où seules les propriétés syntaxiques des représentations mentales sont computationnellement significatives, les opérations mentales sont fermées à la sémantique de leurs symboles. Le contenu cognitif (syntaxique) des représentations mentales est un contenu “étroit”, différent du contenu sémantique “large” qui est, lui, causalement relié aux états de choses externes.3 La dite théorie causale de la référence (selon laquelle toute référence “organisme ∅ environnement” peut-être ramenée à des relations converses de relations causales “environnement ∅ organisme”) ne concerne que les contenus larges. Elle n’est pas à strictement parler cognitive. On peut considérer que Husserl est, au début de ce siècle, le véritable initiateur de ces points de vue. Avec sa conception eidétique et sa théorie de la corrélation entre d’un côté les actes et les processus mentaux — noèses — et d’un autre côté les structures idéales de sens — noèmes —, il a été le premier à élaborer un authentique fonctionnalisme évitant le double piège d'un réductionnisme psychologique et d'un ontologisme logique. Dans “l'antipsychologisme” de Husserl ainsi que dans ses thèses constamment répétées sur le statut des essences noématiques idéales on trouve une étonnante anticipation des principaux caractères du fonctionnalisme contemporain : ces structures sont formelles (logiques, syntaxiques, sémantiques), atemporelles, identiques à elles-mêmes et indépendantes des vécus psychiques et 3 Sur ces points délicats, cf. Proust [1990] et Pacherie [1992]. 5 des actes mentaux, quant à eux fluents et temporels, où elles se réalisent. On trouve en particulier dans la thèse que, dans leur identité, ces idéalités constituent des composantes non réelles (i.e. non réductibles à des données sensorielles “hylétiques”) des actes mentaux, une profonde anticipation de la différence entre “token identity” et “type identity” des contenus mentaux. Comme les fonctionnalistes contemporains, Husserl rejette un physicalisme des types : les contenus mentaux ne peuvent pas être fonctionnellement individués par les processus neuronaux sous-jacents. Il y a selon lui une neutralité ontologique des processus cognitifs relativement à la nature physico-biologique des processus neuronaux sous-jacents.4 D'autre part, la fameuse réduction transcendantale (l'époché, la “mise entre parenthèses” ou la “mise hors circuit” de la thèse de l'existence du monde) fournit l'exemple sans doute le plus élaboré et jusqu'ici le plus abouti de solipsisme méthodologique. I.2. Dissemblances Mais il existe néanmoins des différences fondamentales entre Husserl et le cognitivisme symbolique. D'abord, malgré l'importance cruciale qu'il accordait à la logique, Husserl n'a pas dogmatiquement préjugé du caractère nécessairement propositionnel des idéalités corrélatives des actes mentaux. Profondément inspiré par la Gestalttheorie (dont l'un des fondateurs fut son second maître Carl Stumpf 5), il a compris que toute compositionnalité et toute constituance ne sont pas forcément prédicativement formatées. Cela est particulièrement clair dans ses analyses de la perception. Il s'agit là d'un point délicat. On a souvent souligné (H. Dreyfus, R. McIntyre, D. Føllesdal, etc.) la ressemblance qui existe entre le concept husserlien de noème et le concept cognitiviste de représentation mentale, ainsi que l'insistance de Husserl sur la 4 Insistons sur le fait que nous ne nous intéressons pas ici à l’éxégèse du texte husserlien mais bien plutôt à son actualisation. Cela suppose évidemment une forte part de réinterprétation. 5 Rappelons que Husserl fut d'abord un vrai mathématicien, disciple et assistant de Weierstrass. 6 structure prédicative du noème et sur sa structuration comme hiérarchie de règles (pour des synthèses noétiques). Non seulement Husserl serait représentationnaliste, mais il le serait “à la Fodor”. Une telle interprétation n'est toutefois pas satisfaisante. (i) D'abord, le point de vue symbolique et fonctionnaliste conduit à faire des systèmes cognitifs des systèmes syntaxiques non intentionnels “mimant” des systèmes sémantiques intentionnels. Il y aurait une explication fonctionnelle syntaxique de ce qui est décrit comme sémantique. Par exemple, selon Dreyfus, “Fodor et Dretske admettent tous deux que nous devons décrire l'esprit de façon sémantique, mais tous deux soutiennent que nous devons l'expliquer de manière syntaxique”.6 Or, on ne trouve pas chez Husserl l'idée d'une telle problématique du “comme uploads/Philosophie/ petitot.pdf
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- Publié le Dec 29, 2021
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