Quelques réflexions sur la philosophie de l'hitlérisme Emmanuel Levinas Suivi d

Quelques réflexions sur la philosophie de l'hitlérisme Emmanuel Levinas Suivi de Le Mal élémental Miguel Abensour La philosophie d'Hitler est primaire. Mais les puissances primitives qui s'y consument font éclater la phraséologie misérable sous la poussée d'une force élémentaire. Elles éveillent la nostalgie secrète de l'âme allemande. Plus qu'une contagion ou une folie, l'hitlérisme est un réveil des sentiments élémentaires. Mais dès lors, effroyablement dangereux, il devient philosophiquement intéressant. Car les sentiments élémentaires recèlent une philosophie. Ils expriment l'attitude première d'une âme en face de l'ensemble du réel et de sa propre destinée. Ils prédéterminent ou préfigurent le sens de l'aventure que l'âme courra dans le monde. La philosophie de l'hitlérisme déborde ainsi la philosophie des hitlériens. Elle met en question les principes mêmes d'une civilisation. Le conflit ne se joue pas seulement entre le libéralisme et l'hitlérisme. Le christianisme lui-même est menacé malgré les ménagements ou Concordats dont profitèrent les Églises chrétiennes à l'avènement du régime. Mais il ne suffit pas de distinguer, comme certains journalistes, l'universalisme chrétien du particularisme raciste: une contradiction logique ne saurait juger un événement concret. La signification d'une contradiction logique qui oppose deux courants d'idées n'apparaît pleinement que si l'on remonte à leur source, à l'intuition, à la décision originelle qui les rend possibles. C'est dans cet esprit que nous allons exposer ces quelques réflexions. I Les libertés politiques n'épuisent pas le contenu de l'esprit de liberté qui, pour la civilisation européenne, signifie une conception de la destinée humaine. Elle est un sentiment de la liberté absolue de l'homme vis-à-vis du monde et des possibilités qui sollicitent son action. L'homme se renouvelle éternellement devant l'Univers. À parler absolument, il n'a pas d'histoire. Car l'histoire est la limitation la plus profonde, la limitation fondamentale. Le temps, condition de l'existence humaine, est surtout condition de l'irréparable. Le fait accompli, emporté par un présent qui fuit, échappe à jamais à l'emprise de l'homme, mais pèse sur son destin. Derrière la mélancolie de l'éternel écoulement des choses, de l'illusoire présent d'Héraclite, il y a la tragédie de l'inamovibilité d'un passé ineffaçable qui condamne l'initiative à n'être qu'une continuation. La vraie liberté, le vrai commencement exigerait un vrai présent qui, toujours à l'apogée d'une destinée, la recommence éternellement. Le judaïsme apporte ce message magnifique. Le remords - expression douloureuse de l'impuissance radicale de réparer l'irréparable annonce le repentir générateur du pardon qui répare. L'homme trouve dans le présent de quoi modifier, de quoi effacer le passé. Le temps perd son irréversibilité même. Il s'affaisse énervé aux pieds de l'homme comme une bête blessée. Et il le libère. Le sentiment cuisant de l'impuissance naturelle de l'homme devant le temps fait tout le tragique de la Moïra grecque, toute l'acuité de l'idée du péché et toute la grandeur de la révolte du Christianisme. Aux Atrides qui se débattent sous l'étreinte d'un passé, étranger et brutal comme une malédiction, le Christianisme oppose un drame mystique. La Croix affranchit; et par l'Eucharistie qui triomphe du temps cet affranchissement est de chaque jour. Le salut que le Christianisme veut apporter vaut par la promesse de recommencer le définitif que l'écoulement des instants accomplit, de dépasser la contradiction absolue d'un passé subordonné au présent, d'un passé toujours en cause, toujours remis en question. Par là, il proclame la liberté, par là il la rend possible dans toute sa plénitude. Non seulement le choix de la destinée est libre. Le choix accompli ne devient pas une chaîne. L'homme conserve la possibilité - surnaturelle, certes, mais saisissable, mais concrète - de résilier le contrat par lequel il s'est librement engagé. Il peut recouvrer à chaque instant sa nudité des premiers jours de la création. La reconquête n'est pas facile. Elle peut échouer. Elle n'est pas l'effet du capricieux décret d'une volonté placée dans un monde arbitraire. Mais la profondeur de l'effort exigé ne mesure que la gravité de l'obstacle et souligne l'originalité de l'ordre nouveau promis et réalisé qui triomphe en déchirant les couches profondes de l'existence naturelle. Cette liberté infinie à l'égard de tout attachement, par laquelle, en somme, aucun attachement n'est définitif, est à la base de la notion chrétienne de l'âme. Tout en demeurant la réalité suprêmement concrète, exprimant le fond dernier de l'individu, elle a l'austère pureté d'un souffle transcendant. À travers les vicissitudes de l'histoire réelle du monde, le pouvoir du renouvellement donne à l'âme comme une nature nouménale, à l'abri des atteintes d'un monde où cependant l'homme concret est installé. Le paradoxe n'est qu'apparent. Le détachement de l'âme n'est pas une abstraction, mais un pouvoir concret et positif de se détacher, de s'abstraire. La dignité égale de toutes les âmes, indépendamment de la condition matérielle ou sociale des personnes, ne découle pas d'une théorie qui affirmerait sous les différences individuelles une analogie de "constitution psychologique". Elle est due au pouvoir donné à l'âme de se libérer de ce qui a été, de tout ce qui l'a liée, de tout ce qui l'a engagée - pour retrouver sa virginité première. Si le libéralisme des derniers siècles escamote l'aspect dramatique de cette libération, il en conserve un élément essentiel sous forme de liberté souveraine de la raison. Toute la pensée philosophique et politique des temps modernes tend à placer l'esprit humain sur un plan supérieur au réel, creuse un abîme entre l'homme et le monde. Rendant impossible l'application des catégories du monde physique à la spiritualité de la raison, elle met le fond dernier de l'esprit en dehors du monde brutal et de l'histoire implacable de l'existence concrète. Elle substitue, au monde aveugle du sens commun, le monde reconstruit par la philosophie idéaliste, baigné de raison et soumis à la raison. À la place de la libération par la grâce, il y a l'autonomie, mais le leit-motiv judéo-chrétien de la liberté la pénètre. Les écrivains français du XVIIIe siècle, précurseurs de l'idéologie démocratique et de la Déclaration des droits de l'homme, ont, malgré leur matérialisme, avoué le sentiment d'une raison exorcisant la matière physique, psychologique et sociale. La lumière de la raison suffit pour chasser les ombres de l'irrationnel. Que reste-t-il du matérialisme quand la matière est toute pénétrée de raison? L'homme du monde libéraliste ne choisit pas son destin sous le poids d'une Histoire. Il ne connaît pas ses possibilités comme des pouvoirs inquiets qui bouillonnent en lui et qui déjà l'orientent vers une voie déterminée. Elles ne sont pour lui que possibilités logiques s'offrant à une sereine raison qui choisit en gardant éternellement ses distances. II Le marxisme, pour la première fois dans l'histoire occidentale, conteste cette conception de l'homme. L'esprit humain ne lui apparaît plus comme la pure liberté, comme l'âme planant au-dessus de tout attachement; il n'est plus la pure raison faisant partie d'un règne des fins. Il est en proie aux besoins matériels. Mais à la merci d'une matière et d'une société qui n'obéissent plus à la baguette magique de la raison, son existence concrète et asservie a plus d'importance, plus de poids que l'impuissante raison. La lutte qui préexiste à l'intelligence lui impose des décisions qu'elle n'avait pas prises. "L'être détermine la conscience." La science, la morale, l'esthétique ne sont pas morale, science et esthétique en soi, mais traduisent à tout instant l'opposition fondamentale des civilisations bourgeoise et prolétarienne. L'esprit de la conception traditionnelle perd ce pouvoir de dénouer tous les liens dont il a toujours été si fier. Il se heurte à des montagnes que, par elle-même, aucune foi ne saurait ébranler. La liberté absolue, celle qui accomplit les miracles, se trouve bannie, pour la première fois, de la constitution de l'esprit. Par là, le marxisme ne s'oppose pas seulement au Christianisme, mais à tout le libéralisme idéaliste pour qui "l'être ne détermine pas la conscience", mais la conscience ou la raison détermine l'être. Par là, le marxisme prend le contre-pied de la culture européenne ou, du moins, brise la courbe harmonieuse de son développement. III Toutefois cette rupture avec le libéralisme n'est pas définitive. Le marxisme a conscience de continuer, dans un certain sens, les traditions de 1789 et le jacobinisme semble inspirer dans une large mesure les révolutionnaires marxistes. Mais, surtout, si l'intuition fondamentale du marxisme consiste à apercevoir l'esprit dans un rapport inévitable à une situation déterminée, cet enchaînement n'a rien de radical. La conscience individuelle déterminée par l'être n'est pas assez impuissante pour ne pas conserver - en principe du moins - le pouvoir de secouer l'envoûtement social qui apparaît dès lors comme étranger à son essence. Prendre conscience de sa situation sociale, c'est pour Marx lui-même s'affranchir du fatalisme qu'elle comporte. Une conception véritablement opposée à la notion européenne de l'homme ne serait possible que si la situation à laquelle il est rivé ne s'ajoutait pas à lui, mais faisait le fond même de son être. Exigence paradoxale que l'expérience de notre corps semble réaliser. Qu'est-ce selon l'interprétation traditionnelle que d'avoir un corps? C'est le supporter comme un objet du monde extérieur. Il pèse à Socrate comme les chaînes dont le philosophe est chargé dans la prison d'Athènes; il l'enferme comme uploads/Philosophie/ emmanuel-levinas-quelques-reflexions-sur-la-philsophie-de-l-x27-hitlerisme-1934.pdf

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