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Catherine Aguillon Terminales – Lycée Claudel 31 août 2012 Page 1 Commentaire du texte de SÉNÈQUE « Sois maître de ton temps ! » Ce texte est la première des Lettres à Lucilius, écrites par l'écrivain latin Sénèque au cours des années 63 et 64 de notre ère. Cette correspondance est une œuvre de vieillesse, puisque Sénèque, homme de pouvoir influent auprès de Néron entre 49 et 62, brillant avocat et maître de rhétorique, comblé de richesses, heureux dans sa vie conjugale, et philosophe stoïcien réputé, est déjà âgé de plus de soixante-cinq ans et profite à présent de l’otium. Il synthétise, dans un ensemble de cent vingt-quatre lettres adressées à un ami, ses grandes idées sur des questions politiques, mais aussi morales, philosophiques et personnelles. En effet, Lucilius Junior, poète, homme cultivé et épicurien convaincu, désire se convertir au Stoïcisme. D'où les leçons du maître à un disciple, dans un registre didactique. Par ailleurs, la leçon est prétexte à l'écrivain pour réfléchir sur soi et s’exprimer : il apprend autant qu'il enseigne, dit-il d’ailleurs. Cette lettre introduit le recueil et en donne le ton. En quoi inaugure-t-elle une leçon de philosophie ? Nous en ferons une lecture analytique en deux axes : une entrée en matière et une leçon de philosophie.  1. Une entrée en matière : - a - Les marques du genre épistolaire : On note d’abord les formules traditionnelles de début d’une lettre : Seneca Lucilio suo salutem [dat] Sénèque donne le bonjour à son cher Lucilius, et de fin : Vale ! Porte-toi bien ! Ensuite l'épistolier s'implique par l'emploi du pronom personnel à la 1 ère du SG, sous diverses formes : mi (2 fois), mihi, et la désinence du verbe scribo. Le destinataire est nommément cité (Lucili au vocatif répété trois fois) et représenté par des polyptotes du pronom personnel (te, tibi x 2) et par les verbes à la 2 ème du SG volueris, dabis, scribis, pendeas, injeceris. Le lien entre les deux interlocuteurs est manifesté par l'impératif présent à la 2 ème du SG : fac (x 2), vindica, collige, serva, persuade - qui expriment des conseils d'un maître à son disciple - et aussi d'une part, dans les verbes à la 1 ère PL qui associent à présent les deux hommes en un "nous" égalitaire (fallimur, prospicimus), d'autre part, dans les pronoms (nobis, nostrum, nos) à la 1 ère du PL. - b - Lettre, dialogue, ou cours de philosophie ? Écrire une lettre à un ami absent, c'est vouloir garder des liens de proximité. C'est ce que fait ici Sénèque qui, bien qu'il se soit enfermé dans sa maison pour fuir la Cour de Néron, veut cependant rester en contact étroit avec Lucilius. On lit clairement l'amitié qui les unit dans les formules épistolaires comme dans le souci de clarté de l'auteur, employant des phrases (généralement) courtes, sur un ton affectueux (mi Lucili), mais ferme (ce que renforce le rythme équilibré, soit binaire, soit ternaire). Catherine Aguillon Terminales – Lycée Claudel 31 août 2012 Page 2 La lettre possède une structure progressive. Mais il y a simultanément un va-et-vient entre le cas particulier de Lucilius (les lignes 1 à 3, 5 à 8, puis 11 à 13, et la ligne 14 contiennent des consignes adressées précisément à celui-ci, mais aussi des questions rhétoriques) et celui de l'humanité en général (les autres passages, majoritairement au présent de l'indicatif, ont valeur de vérité générale). D'où un vivant effet de dialogue. C’est un dialogue à la manière de Socrate, admiré par Sénèque : le maître parle et invite le disciple à suivre un raisonnement que ce dernier ne peut qu'approuver, tant il est logique et progressif. Les réponses de Lucilius sont implicites. Les dialogues socratiques rapportés par Platon sont en fait des leçons de philosophie ; de même, les Lettres à Lucilius sont construites comme un cours : dans la première, ici, on perçoit la visée didactique (enseigner à Lucilius la vision stoïcienne du Temps) et un exposé théorique illustré d'exemples. Une autre preuve qu'il y a tentative "pédagogique" de la part de Sénèque, ce sont les multiples reformulations de la même idée pour s'assurer que le disciple a compris (cf. paragraphe 1, par exemple). Bien loin de n’être qu’un échange de propos, la teneur de cette lettre incite à l’action. On remarque d’ailleurs le très grand nombre de verbes dans ce passage. Mais pourquoi et sur quoi agir ? Quelle est la leçon à tirer des propos de Sénèque ? 2. Une leçon philosophique : - a - Qu'est-ce que le Temps ? C'est une possession éphémère. On relève un vaste champ lexical de la possession/perte : vindica te tibi revendique tes droits sur toi-même (expression juridique de la procédure par laquelle on réclamait son droit de propriété sur un bien dont on avait été spolié) ; (tempus) aut auferebatur, aut subripiebatur, aut excidebat (le temps) t'était enlevé ou bien arraché ou bien il s'échappait ; eripiuntur, subducuntur, effluunt ils [nos instants] nous sont arrachés, ou soustraits ou bien ils s'écoulent ; omnas horas complectere empare-toi de toutes tes heures ; si manum injeceris si tu mets la main dessus (expression juridique) ; in hujus rei unius fugacis ac lubricae possessionem natura nos misit, ex qua expellit quicumque vult ce bien fugace, glissant, est l'unique possession que nous ait départie la nature, or nous en chasse qui veut. De plus, l’idée de dépossession est renforcée par l'emploi fréquent de la voix passive (action subie), et par les nombreux rythmes binaire et ternaire, qui insistent sur les actions (collige et serva ; male agentibus, nihil agentibus, aliud agentibus) et qui jalonnent l'ensemble de la lettre. On trouve aussi des images aussi de recueillement et de dispersion : le temps est comparé à un capital financier convoité (l. 1 et 2), à un chargement qu'on gaspille (jactura), à une marchandise qui a un prix (pretium, aestimet), mais qui est un cadeau non échangeable (debere, accepit, gratus, reddere). Sénèque le philosophe, fils de Sénèque le Rhéteur, sait l’art de composer des maximes. Il crée des sentences qui frappent l'attention, presque des proverbes : Dum differtur, vita transcurrit tandis que l'on diffère de vivre, la vie court. Catherine Aguillon Terminales – Lycée Claudel 31 août 2012 Page 3 - b - Le message à Lucilius : Le Temps c'est la Vie : d'où une réflexion sur la brièveté de celle-ci, thème développé ailleurs par Sénèque dans son traité De brevitate vitae. Cette réflexion est empreinte de Stoïcisme, car la notion de Temps est mise en relation avec la Mort. On ne saurait craindre celle-ci, disent les Stoïciens, si on l'apprivoise quotidiennement. Ce que traduit ce long passage explicatif : qui intellegat se cotidie mori [un homme] qui comprenne qu'il meurt un peu chaque jour. In hoc enim fallimur, quod mortem prospicimus : magna pars ejus praeteriit. Quicquid aetatis retro est, mors tenet. Telle est, en effet, l'erreur : nous ne voyons la mort que devant nous, alors qu'elle est, en grande partie, déjà chose passée. Tout ce que nous laissons derrière nous de notre existence est dévolu à la mort. Il est à noter que, malgré leur rivalité, les Stoïciens ont la même attitude que les Épicuriens (« La mort n’est rien pour nous, puisque tant que nous vivons, la mort n’existe pas, et lorsque la mort est là, alors nous ne sommes plus », écrit Épicure dans sa Lettre à Ménécée). D'autre part, le Stoïcisme enseigne qu'il faut en toutes choses faire ce qui dépend de nous et du reste être ferme et tranquille. Cet enseignement se trouve particulièrement illustré par l'importante affirmation placée au début du troisième paragraphe, au milieu de la Lettre I : Omnia, Lucili, aliena sunt, tempus tantum nostrum est Tout est, Lucilius, hors de nous : il n'y a que le temps qui soit nôtre. Du point de vue philosophique, c’est une phrase essentielle. Elle est mise en valeur littérairement par ses allitérations (en T) et assonances (en A et en U). Il faut donc que Lucilius se rende maître de son temps, et il ne pourra le faire que par l'exercice de sa volonté - volonté soutenue par les conseils de son illustre correspondant. La façon stoïcienne d'envisager la vie contient une morale dynamique. Et par-delà les siècles, ce message nous touche encore. Il semble même d'une étonnante modernité à nous, citoyens pressés d'un monde toujours en mouvement !  Dans cette première Lettre à Lucilius, nous constatons que les écrits de Sénèque reflètent sa pensée de Stoïcien : il préconise la maîtrise de soi par la raison, mais évite tout dogmatisme en restant profondément humain. Il exhorte tout en rassurant, comme ici où on l'a vu critiquer son destinataire tout en l'encourageant à persévérer dans l’effort de changer sa vie. On sent que c'est avec honnêteté qu'il a tenté de définir des règles de sagesse exigeante. Dans la fin de cette lettre, il dira cependant la difficulté qu'il éprouvait à s'y conformer lui-même ! 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