Marie-Louise Martinez commente "Quand ces choses commenceront " de René Girard,
Marie-Louise Martinez commente "Quand ces choses commenceront " de René Girard, entretiens avec Michel Tréguer, Arléa 1994. René Girard revient sur l'ensemble d'idées qu'il développe avec constance depuis maintenant plus de trente ans. D'où vient alors qu'il ne lasse jamais mais qu'il surprenne ou scandalise même toujours plus? C'est que les évènements historiques depuis une décennie ne cessent de vérifier ses hypothèses. C'est qu'il faut inlassablement reprendre, puisque nombreux sont toujours les malentendus qui pèsent sur la compréhension de cette oeuvre monumentale. C'est, surtout, que ce qu'il dit dérange particulièrement les biens pensants et tout particulièrement ceux qui croyaient pouvoir le mettre au service de leurs idéologies. C'est, enfin, qu'il fait preuve d'une grande liberté par rapport aux tabous et aux modes intellectuelles. Il déroule avec toujours plus de clarté, de profondeur et de force, la logique de son argumentation. Après "Mensonge romantique et vérité romanesque" (Grasset 1961), "La violence et le sacré" ( Grasset 1973 couronné par l'Académie Française), "Critiques dans un souterrrain "(L'Age d'homme 1976)"Le bouc émissaire" ( Grasset 1982), "La route antique des hommes pervers", (Grasset 1985),"Shakespeare les feux de l'envie" (Grasset 1990) : puissantes analyses de textes littéraires, mythologiques ou bibliques, c'est vers un ouvrage de forme dialoguée (comme"Des choses cachées depuis la fondation du monde" avec J.M. Oughourlian et G. Lefort chez Grasset 1978), que se tourne de nouveau cet homme de parole. Tréguer, dans un style non toujours dénué de quelque brusquerie, mais avec beaucoup de pertinence, questionne sur les métamorphoses du mimétisme et les processus sacrificiels ou de boucs émissaires dans notre monde tant sur le plan interpersonnel qu'institutionnel ou géopolitique (les rapports Est/Ouest, ou Nord/Sud). Girard persiste-t-il dans sa critique de la culture, des sciences humaines (psychanalyse, marxisme, structuralisme etc...), de l'église historique, quelle est sa conception de l'histoire, de la science, de la religion? Quelles sont ses positions sur l'actualité et les phénomènes humains les plus divers; on veut même obtenir des confidences sur sa vie personnelle et spirituelle. Girard répond avec l'affabilité qui le caractèrise, accompagnée tantôt de pugnacité ou d'humour. La langue est précise et percutante fidèle à cette pensée du paradoxe qui lui est propre : simple et complexe à la fois, jamais manichéenne mais pourtant jamais ambigüe. Nous avons là une logique rigoureuse, exigente mais non binaire, et qui met à jour dans un ordre pourtant spatio-temporellement linéaire des connexions transversales entre les faits et les pensées les plus éloignées. Est-il penseur, philosophe, scientifique, critique littéraire, exégète, prophète? Girard l'inclassable est un artiste inspiré, il manifeste cette fonction artistique de la philosophie dont Wittgenstein pouvait dire qu'elle "fait voir différemment le monde". C'est à ce titre, qu'il peut défier le langage qui, comme la culture, d'origine sacrificielle, impose un système de différenciations qu'il s'agit toujours de bousculer dans une perspective de dépassement de la violence. Aussi sa reflexion est-elle, par vocation, inter et transdisciplinaire. Rappel de la thèse centrale : La relation de désir n'est pas simplement intersubjective (sujet/ sujet) elle n'est pas non plus simplement objectale (sujet/ objet), elle est triangulaire, un médiateur s'intercale entre le sujet et l'objet du désir. Au delà de l'avoir, du pouvoir, du savoir, on veut l'être même de l'autre. La vocation d'image de l'homme se détourne dans une transcendance déviée, sur l'autre. Le mimétisme qui n'est pas mauvais en soi, engendre, souvent, une rivalité qui dégénère en violence réciproque et peut se généraliser de façon endémique.. Le sacré résulte d'un processus violent d'éradication de la violence intersubjective et sociale, au dépens d'une victime émissaire. A la différence d'une anthropologie positiviste, les conclusions de René Girard nous introduisent à un paradoxe subtile : pas d'alternative externe au sacrifice mais une dénonciation radicale de la violence à l'intérieur du sacré lui-même. Pas d'issue à la violence sacrale du sacrifice archaïque hors d'un sacrifice épuré et de moins en moins violent. Le judeo-christianisme, dés les premiers textes bibliques jusqu'aux récits de la Passion, et aux textes de Paul, dénonce la "paix du monde " cette solution sacrificielle habituellement utilisée sur le plan anthropologique pour limiter la violence sociale. La pensée biblique recommande comme seule solution non- violente, une relation (religion) qui arrime le lien horizontal entre les hommes au lien vertical à la transcendance (sacré plus pur, fondé sur un don de soi, non doloriste). Cela apparaît avec évidence dès lors qu'on se livre à une exégèse génétique de la Bible . La tentation dans l'histoire est toujours forte de faire une lecture sacrificielle violente de la pensée judéo-chrétienne pourtant radicalement dénonciatrice de la violence. Devant les dérives violentes toujours possibles ( les hommes étant ce qu'ils sont) de la lecture de cette pensée non-violente, la tentation était grande alors de refuser tout sacré. L'originalité girardienne consiste dans la démonstration qu'à vouloir sortir du sacré on retombe immanquablement dans une sacré plus archaïque et violent, de type païen. Pour des raisons épistémologiques et logiques évidentes une pensée à la fois si originale, et puisant si profondément aux sources de la tradition, malgré sa relative simplicité, et peut-être justement à cause d'elle, est difficilement perceptible pour certains. Cependant elle est de mieux en mieux comprise et lue et de nombreux penseurs en sciences humaines comme en sciences du langage, ou en théologie s'inspirent de ses découvertes, en France et ailleurs dans le monde (Allemagne, Japon, Italie, Etats-Unis d'Amérique). L'ouvrage s'efforce, de dissiper quelques malentendus de taille : Une pensée ni systématique ni réductionniste. Le schème sacrificiel (mimétisme, conflit, crise différentielle, violence généralisée, résolution sacrificielle, fondation d'un ordre culturel sur la victime divinisée, pérennisation de l'ordre par des phénomènes de boucs émissaires plus ou moins atténués) découvert à partir de l'étude des documents les plus variés est redoutablement opératoire. Mis à l'épreuve des domaines les plus éloignés ( études des mythes, des textes littéraires mais aussi de la psycho- pathologie, de la monnaie et des mécanismes de la bourse, de la société, de l'économie ou de l'échec scolaire etc...) le schème est élucidant, et a inspiré de nombreux chercheurs dans des travaux de qualité scientifique reconnue. Pourtant on a souvent opposé à Girard le dogme popperien selon lequel, l'infalsifiabilité d'une hypothèse serait une preuve de sa non-scientificité. La clé réductionniste en sciences humaines avait tour à tour été empruntée par la sociologie, l'économie, la métapsychologie freudienne, la linguistique, le structuralisme, chaque approche disciplinaire prétendant ainsi détenir le dernier mot, "la dernière instance ", le "phénomène ultime " de l'explication du monde. Avec le schème sacrificiel, et la théorie esquissée du symbole comme substitut sacrificiel, Girard pouvait, lui aussi, et de façon autrement pertinente, unifier les sciences humaines. Si, depuis Girard, la clé est définitivement dérobée ce n'est pas pour être remise au service d'une nouvelle volonté de puissance, mais dans les mains du Père. Loin d'être abdication de la liberté, ce renoncement est sans doute plus fécond qu'on ne peut encore l'imaginer : les rivaux déboutés de leurs vanités englobantes ou déconstructrices sont incités à une coopération plus humble, mais plus haute. L'apologie du judeo-christianisme n'est pas de l'ethnocentrisme. La supériorité de l'occident sur le plan culturel et épistémologique, reconnue en dehors de toute démagogie relativiste, n'est pas dûe à quelque supériorité ethnique ni même éthique dont l'occident serait congénitalement doté et qui lui donnerait quelque raison de s'enorgueillir, elle vient de l'héritage de la Révèlation judeo-chrétienne, dont l'occident n'est que dépositaire. Mais ce privilège n'est pas appelé à durer puisque cette pensée est expulsée par le monde et particulièrement le monde occidental. l'Esprit, qui souffle où il veut, pourrait bien féconder les autres civilisations qui ont su accueillir le message : Afrique, Asie, etc... L'issue de l'histoire est toujours incertaine l'homme devant assumer sa liberté dans la responsabilité Les crises culturelles et spirituelles de la civilisation. Les grandes maladies de notre siècle nazisme, totalitarisme communiste, intégrisme, etc.. se laissent facilement analyser à partir du schème sacrificiel, encore faut-il les saisir dans leur relation de réciprocité mauvaise. L'idéologie nazie, contre le rêve judeo-chrétien d'un monde sans victimes fait l'éloge de la force brute et veut restaurer le sacrifice, jusqu'à l'horreur. Mais le communisme est la dérive inverse d'un monde où la revendication victimaire, privée de toute référence à une transcendance véritable, ne peut que basculer dans le mensonge totalitaire où, pour préserver l'illusion de l'utopie on fera chaque fois plus de victimes. De même le fondamentalisme et sa tentation intégriste du repli vers une lecture passéiste, sacrificielle et ritualiste des religions ne peut bien se comprendre que comme réaction aux dérives antihumanistes et nihilistes de l'intégrisme athée et irréligieux. La plus pure orthodoxie chrétienne Un certain parisiannisme, tout en pillant Girard dans ses intuitions, s'est complu bien souvent à l'affubler des oripeaux hérétiques les plus disparates et les plus contradictoires. Tantôt on le trouve gnostique par excès de raison, tantôt par défaut (sacrifice de l'intellect), tour à tour luthérien ou pélagien, semi pélagien, marcionnite ou "excessivement complaisant" au judaïsme etc... une simple lecture de ce dernier ouvrage dissipera les malentendus et suffira à l'édification de chacun, pour peu qu'il accepte de rencontrer, sans préjugés, ce uploads/Philosophie/ 12-quand-ces-choses-commenceront.pdf
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- Publié le Fev 19, 2022
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