Andreï Tarkovski – Discours sur l’Apocalypse Traduction intervention d’Andreï T
Andreï Tarkovski – Discours sur l’Apocalypse Traduction intervention d’Andreï Tarkovski à Londres, en 1984, à l’occasion d’une rétrospective de ses films. Je ne suis pas vraiment habitué aux discours comme celui que je m’apprête à prononcer, aux discours dans un tel lieu : une église. Je suis un peu intimidé du f ait de mes conceptions séculières. Mais dans la mesure où je n’ai pas l’intention de f aire un exposé spécial, mais simplement de tenter de réf léchir sur ce que signif ie l’Apocalypse pour moi, en tant qu’artiste, je pense que cela résout en quelque sorte le problème et explique pourquoi je m’apprête à prononcer ce discours ici. Le f ait même de ma participation à ce f estival contient, de mon point de vue, un caractère tout à f ait apocalyptique. D’ailleurs, si on m’avait dit il y a quelques mois que cela serait possible, je ne l’aurais pas cru. Cependant, ces derniers temps, ma vie elle-même a pris une tournure quelque peu apocalyptique, par conséquent, cette démarche est tout à f ait naturelle et logique. Il est possible que l’Apocalypse soit la plus grande œuvre poétique créée sur terre. C’est un phénomène qui dans son essence exprime toutes les lois établies pour l’homme par en haut. Nous savons que depuis très longtemps ont lieu des discussions sur les variantes de tel ou tel passage de la Révélation de Saint Jean. C’est-à-dire, si l’on s’exprime de manière triviale, nous sommes habitués à ce que la révélation soit commentée, à ce qu’on l’interprète. C’est justement ce que, de mon point de vue, il ne convient pas de f aire, parce qu’il est impossible d’interpréter l’Apocalypse. Parce que dans l’Apocalypse, il n’y a pas de symbole. C’est une image. Or, s’il est possible d’interpréter un symbole, ce n’est pas le cas d’une image. On peut déchif f rer un symbole, ou plutôt en extraire un certain sens, une certaine f ormule, alors que nous sommes incapables de comprendre une image, bien qu’on puisse la sentir et la recevoir. En ef f et, elle contient une inf inité de possibilités d’interprétation. C’est comme si elle exprimait une inf inité de liens avec le monde, avec l’absolu, avec l’inf ini. L’Apocalypse est le dernier chaînon de cette chaîne, de ce livre – le dernier chaînon, qui achève l’épopée humaine, au sens spirituel du mot. Nous vivons une période très dure, et les dif f icultés la rendent plus dure encore chaque année. Pourtant, en connaissant un peu l’histoire, on peut se rappeler que ce n’est pas la première f ois que la venue des temps apocalyptiques est évoquée. Il est dit : « Heureux le lecteur et les auditeurs de ces paroles prophétiques s’ils en retiennent le contenu, car le Temps est proche ! »[i] Pourtant, le caractère conventionnel du temps est tellement évident que nous ne pouvons pas déterminer avec précision quand commencera ce que Jean a écrit. Cela peut arriver demain, cela peut arriver dans un millénaire. C’est là que se trouve le sens Fabien Rothey de cet état spirituel de l’homme qui doit éprouver un sentiment de responsabilité devant sa propre vie. Il est impossible de se représenter le surgissement de la Révélation une f ois notre temps écoulé. C’est pourquoi il ne f aut tirer aucune conclusion du texte de l’Apocalypse sur le temps en tant que tel. Vous avez sans doute remarqué que l’Apocalypse contient un grand nombre de dates et de chif f res précis. Le nombre de victimes et le nombre de justes sont énumérés. Mais de mon point de vue, cela ne veut absolument rien dire, il s’agit plutôt d’un système imagé que l’on perçoit émotionnellement. Les chif f res et certains moments précis sont importants pour la sensation du destin humain, la connaissance du f utur. Je vais m’expliquer avec un exemple. Depuis mon enf ance, j’aime beaucoup le livre Robinson Crusoé – l’énumération de tout ce qui avait échoué sur la rive et qui f ormait le butin de Crusoé m’a toujours terriblement plu et excité. Nous vivons de manière matérialiste en nous répétant l’existence de l’espace et du temps. C’est-à-dire que nous vivons grâce à la présence de ce phénomène, ou de ces deux phénomènes, et nous sommes très sensibles vis-à-vis d’eux, parce qu’ils limitent nos cadres physiques. Mais il est vrai, comme chacun sait, que l’homme est créé à l’image et à la ressemblance de Dieu, et donc possède une volonté libre, une capacité à la création. Ces derniers temps – pas simplement ces derniers temps, mais depuis un long moment – nous nous posons souvent la question de savoir si la création n’est pas liée au péché. Pourquoi une telle question surgit-elle si nous savons parf aitement que la création nous rappelle que nous sommes créés, que nous avons un Père ? Pourquoi surgit une question aussi, je dirais, sacrilège ? Parce que la crise culturelle du siècle dernier a permis à l’artiste de se passer de toute conception spirituelle, la création devenant une sorte d’instinct. Nous savons bien que certains animaux possèdent aussi un sens esthétique, et qu’ils peuvent créer quelque chose d’achevé dans le sens f ormel, naturel. On pourrait parler des rayons que les abeilles créent pour y mettre du miel. L’artiste a commencé à considérer le talent qui lui a été donné comme sa propriété, c’est de là qu’est venu le droit de penser que le talent ne l’oblige à rien. C’est ainsi que s’explique cette absence de spiritualité qui règne sur l’art contemporain. L’art se transf orme soit en recherches f ormelles, soit en marchandise destinée à être vendue. Il est inutile de vous expliquer que le cinématographe se trouve au sommet de cette situation : on sait bien qu’il est né à la f in du siècle dernier dans une f oire et dans un but purement lucratif . J’étais il y a peu au musée du Vatican. Il y avait un nombre immense de salles consacrées à la peinture religieuse contemporaine. Il f aut voir cela, bien sûr, car c’est horrible. Je ne comprends pas pourquoi ces – pardonnez-moi – œuvres sont disposées sur les murs d’un tel musée. Comment cela peut-il satisf aire les personnes religieuses et en particulier l’administration de l’Église catholique. C’est tout simplement étonnant. Sur la crise actuelle. Nous vivons dans un monde f aux. L’homme est né libre et intrépide. Mais notre histoire tient dans le désir de se cacher et de se déf endre contre la nature, qui nous oblige de plus en plus à nous serrer les uns contre les autres. Nous nous f réquentons non pas parce que cela nous plaît, non pas pour recevoir du plaisir de nos relations, mais pour que ce ne soit pas si ef f rayant. Cette civilisation est f ausse si nos relations sont construites sur un tel principe. Toute la technologie, le soi-disant progrès technique, qui accompagne l’histoire, crée en réalité des prothèses – il allonge nos mains, aiguise notre vue, nous permet de nos déplacer très rapidement. Et cela a une signif ication f ondamentale. Nous nous déplaçons aujourd’hui bien plus vite qu’au siècle précédent. Mais nous n’en sommes pas devenus plus heureux. Notre personnalité[ii] est rentrée en conf lit avec la société. Nous ne nous développons pas harmonieusement, notre développement spirituel est tellement arriéré que nous nous retrouvons victimes de l’ef f et d’avalanche du développement technologique. Nous ne pouvons pas remonter à la surf ace de ce courant, nous ne le pourrions pas même si nous le voulions. En conséquence, quand est apparue chez les hommes l’exigence d’une nouvelle énergie pour de développement technologique, quand ils ont trouvé cette énergie, ils n’étaient moralement pas prêts à l’utiliser pour leur bien. Nous sommes comme des sauvages qui ne savent pas quoi f aire d’un microscope électronique. Peut-être vont-ils s’en servir pour planter des clous, détruire des murs ? En tout cas, il devient clair que nous sommes des esclaves de ce système, de cette machine qu’il est déjà impossible d’arrêter. Ensuite, du point de vue du développement historique, nous nous sommes mis à ne plus nous croire les uns les autres, ne plus croire que nous pouvions nous aider les uns les autres (bien que tout soit f ait pour que nous survivions ensemble), à tel point que nous-mêmes, chacun d’entre nous personnellement, ne participons pas véritablement à la vie sociale. La personnalité n’a aucune signif ication. C’est-à-dire, en résumé, nous perdons ce qui nous avait été donné tout au début, la liberté du choix, la liberté de la volonté. Voilà pourquoi je considère notre civilisation comme étant f ausse. Le philosophe et historien russe Nicolas Berdiaev a remarqué avec beaucoup de f inesse qu’il existe deux étapes dans l’histoire de la civilisation. La première, c’est l’histoire de la culture, quand le développement de l’homme est plus ou moins harmonique et f ondé sur un socle spirituel ; et la seconde a lieu quand commence la réaction en chaîne, non soumise à la volonté uploads/Philosophie/ tarkovsky-discours-sur-lapocalypse.pdf
Documents similaires










-
31
-
0
-
0
Licence et utilisation
Gratuit pour un usage personnel Attribution requise- Détails
- Publié le Oct 04, 2022
- Catégorie Philosophy / Philo...
- Langue French
- Taille du fichier 0.7174MB