LE ROUX (Ronan), « Influence des projets de théories des machines sur l’histoire
LE ROUX (Ronan), « Influence des projets de théories des machines sur l’histoire des techniques chez P. Ducassé et Fr. Russo », in REY (Anne- Lise) (dir.), Méthode et histoire. Quelle histoire font les historiens des sciences et des techniques ?, p. 337-348 DOI : 10.15122/isbn.978-2-8124-1421-3.p.0337 La diffusion ou la divulgation de ce document et de son contenu via Internet ou tout autre moyen de communication ne sont pas autorisées hormis dans un cadre privé. © 2013. Classiques Garnier, Paris. Reproduction et traduction, même partielles, interdites. Tous droits réservés pour tous les pays. Influence des projets de théories des machines sur l’histoire des techniques chez P. Ducassé et Fr. Russo En appelant à l’institution d’une histoire des techniques dans les années 1930, Lucien Febvre distinguait entre « histoire sociale des tech- niques » et « histoire technique des techniques1 ». Or, depuis le xixe siècle existent déjà des projets de théories des machines (Espinas en France, Reuleaux, Königs, Spengler en Allemagne, Babbage en Angleterre), souvent d’origine philosophique, mais à vocation objectivante. Il est naturel de se demander si de tels projets vont ou peuvent participer à une construction de « l’histoire technique des techniques2 ». Dans les années cinquante, avant les sommes de M. Daumas et B. Gille réalisant en quelque manière le « programme » de Febvre, Pierre Ducassé (1905-1983) et François Russo (1909-1998) ont été attentifs à ces projets de théories des machines. Tous deux furent membres du « Cercle d’Études Cybernétiques ». On abordera succinctement3 quelques projets contemporains de Ducassé et Russo, puis la façon dont ces derniers les situent par rapport à l’histoire des techniques. Les propriétés du vivant (anatomie, fonctionnement, évolution) constituent traditionnellement une source privilégiée pour l’intelligibilité des techniques par voie comparative. C’est le cas chez des auteurs fran- çais comme Maurice d’Ocagne, Jacques Lafitte, André Leroi-Gourhan ou Gilbert Simondon. On peut considérer qu’il ne s’agit pas d’une 1 L. Febvre, « Réflexions sur l’histoire des techniques », Annales, 1935, p. 531-535. 2 Pour une présentation synthétique de la tension entre « histoire sociale des techniques » et « histoire technique des techniques », voir par exemple J.-J. Salomon, « Sur “nos” histoires des techniques », Revue française de sociologie no 21/3, 1980, p. 455-461. 3 Pour un panorama plus développé, cf. R. Le Roux, « L’impossible constitution d’une théorie générale des machines ? Convergences autour de la cybernétique dans la France des années cinquante », Revue de synthèse, 130/1, 2009. © 2013. Classiques Garnier. Reproduction et diffusion interdites. 338 Ronan Le Roux inspiration seulement épistémologique, mais aussi philosophique : pour les premiers historiens français des techniques « en général », qui sont aussi des historiens des sciences (Daumas, Ducassé, Russo), les techniques ne sont pas qu’une application des sciences. Il y a une rationalité propre à la technique qui se développe dans la continuité du vivant1. On est conduit à situer les êtres techniques dans des lignées, et chercher des lois qui expliqueraient leur évolution. C’est l’ingénieur et architecte Jacques Lafitte qui incarne le mieux, en France, cette vue d’une science inspirée de la biologie, dans ses Réflexions sur la science des machines de 1932. Il la nomme « mécanologie », « étude des machines et de l’ensemble qu’elles forment, pour elles-mêmes, en tant que phénomènes, et non plus seu- lement pour les phénomènes dont elles sont le siège2 ». La mécanologie doit expliquer la variété des formes d’organisation technique ; Lafitte la conçoit comme reposant sur une « mécanographie », discipline des- criptive préalable à l’explication et regroupant notamment l’histoire des techniques en plus de la classification et de la représentation des formes. Une toute autre voie est représentée par les noms de Babbage et Reuleaux, qui cherchent à formaliser, dans un langage ou une algèbre spécifique, les différents mécanismes et éléments constituant les machines. En France, cette voie est suivie en particulier par Louis Couffignal et Jacques Riguet, quoiqu’avec des options très différentes. Couffignal construit des machines à calculer. En 1938, il soutient sa thèse en mathé- matiques, dans laquelle il présente une discipline nommée « analyse mécanique », ayant pour objet l’organisation des machines. Couffignal établit des diagrammes spécifiques (appelés « formules fonctionnelles », qui ressemblent aux formules de Lewis utilisées en chimie pour repré- senter graphiquement les molécules), avec lesquels il compare directe- ment différentes générations de machines à calculer, de l’additionneuse de Pascal jusqu’aux machines modernes. « Nous pourrons dire qu’une machine est plus puissante qu’une autre si la formule fonctionnelle de la seconde est un cas particulier de celle de la première3 ». Si ses formules 1 L’influence du bergsonisme sur la fondation de l’IHST (qui accueille Daumas, Ducassé et Russo) est signalée dans J.-Fr. Braunstein, « Abel Rey et les débuts de l’IHST (1932- 1940) », in M. Bitbol et J. Gayon (dir), L’Épistémologie française, p. 173-191. Un chapitre de notre Thèse de doctorat abordera la question du statut épistémologique des techniques dans la tradition française à la suite d’Abel Rey et de sa notion d’« outillage mental ». 2 J. Lafitte, Réflexions sur la science des machines, Paris, Bloud & Gay, 1932, p. 17. 3 L. Couffignal, Sur l’analyse mécanique. Application aux machines à calculer et aux calculs de la mécanique céleste, thèse de la Faculté des Sciences de Paris, 1938, p. 9. © 2013. Classiques Garnier. Reproduction et diffusion interdites. Influence des projets de théories des machines 339 lui permettent de repérer des descendances, il ne voit cependant pas dans les concepts biologiques autre chose que des façons de parler. Le travail de Jacques Riguet va beaucoup plus loin dans la formalisa- tion. Il s’agit pour Riguet de développer le calcul des relations binaires, qu’il estime délaissé par l’école Bourbaki, et dont il souhaite montrer la fécondité méthodologique, mais aussi à partir de laquelle il envisage une théorie de l’analyse et de la synthèse des machines1. Il s’agit d’une théorie algébrique des automates, au sens que prendra ce terme peu de temps après avec les travaux américains représentés surtout par J. von Neumann. La puissance recherchée dans le point de vue relationnel sera en fait trouvée ultérieurement par Riguet dans la théorie des catégo- ries. L’arrière-plan technologique de la théorie de Riguet réside dans la conception des circuits et la programmation, en rapport avec les débuts de l’informatique. La théorie a cependant une portée rétrospective, puisque Riguet présente en 1959 un modèle algébrique de métier Jacquard2. Cette voie formaliste pose de la façon la plus frontale la question du langage et du système de représentation adéquats à la constitution d’une théorie et à l’établissement d’un référentiel commun permettant la comparaison des lignées techniques. Les années cinquante vont constituer un moment particulier dans la dynamique de ces théories des machines, puisque la cybernétique va se présenter comme une convergence possible des deux axes précédents, l’axe naturaliste et l’axe formaliste. Il s’agit d’un schématisme interdisciplinaire fondé sur des analogies entre des régulateurs artificiels et des mécanismes physiologiques. Cette approche mécaniste des comportements finalisés ambitionne de devenir une science des organisations et de la complexité, le schème du feedback d’information permettant de décrire formellement la façon dont un système atteint un but ou stabilise son régime de fonc- tionnement en dépit des variations aléatoires de son environnement. On réalise ainsi des machines qui s’adaptent et qui apprennent ; mais au-delà de l’apprentissage « ontogénétique », Wiener propose aussi un procédé de reproduction des machines (différent des automates cellulaires de 1 cf. par exemple J. Riguet, « Applications de la théorie des relations binaires à l’algèbre et à la théorie des machines », Proceedings of the International Congress of Mathematicians, Amsterdam, sept. 1954. 2 J. Riguet, « Décomposition du groupe symétrique suivant un double module cyclique et théorie du tissage », Séminaire Dubreil, Algèbre et théorie des nombres, t. 12, no 1 (1958-59), exposé no 11, p. 1-10. © 2013. Classiques Garnier. Reproduction et diffusion interdites. 340 Ronan Le Roux von Neumann) incluant l’acquisition de mutations aléatoires1. Ce modèle amène Wiener à lire l’histoire des techniques comme l’équivalent d’une sélection naturelle par élimination des machines les moins homéosta- tiques, comme il écrit en comparant différentes générations de centrales électriques (et en employant même l’expression « Darwinian Machines »). Bien que fortement inspiré par la lecture de d’Arcy Thompson, le point de vue de Wiener est avant tout fonctionnaliste : la considération des structures ou des circuits est secondaire à l’égard de la considération des fonctionnements. L’analyse des systèmes s’apparente ainsi à un uploads/Philosophie/ techniques-p-337-348.pdf
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- Publié le Dec 02, 2022
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